Possession de l’Hier

Jorge Luis Borges
par Jorge Luis Borges
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J’ai perdu tant de choses que je serais incapable d’en faire le compte, et je sais que j’ai perdu le jaune et le noir, et je pense à ces couleurs impossibles comme n’y pensent guère ceux qui voient. Mon père est mort et il continue d’exister auprès de moi. Lorsqu’il m’arrive de scander quelques vers de Swinburne, je le fais me dit-on avec sa voix. Celui-là seul qui est mort est nôtre, seul est nôtre ce que nous avons perdu. Ilion fut, mais Ilion perdure dans l’hexamètre qui la pleure. Israël fut lorsqu’il était une antique nostalgie. Tout poème, avec le temps, devient une élégie. Nôtres sont les femmes qui nous ont laissés, étrangers enfin à l’attente, qui est angoisse, et aux alarmes et aux terreurs de l’espérance. Il n’y a d’autres paradis que les paradis perdus.

Extrait de: 1985, Les Conjurés

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