Le Prado
Entre les caps d’azur qui dentèlent la Grèce
Il en est un, que l’onde incessamment caresse,
Et qu’en voguant vers lui tout pieux pèlerin
Salue avec amour à l’horizon serein.
Sunium ! Sunium ! dit-il, radieux faîte,
Gloire à toi ! — Gloire à toi ! Piédestal d’un prophète ;
Montagne que Platon, ce rêveur immortel,
Fit, en s’y reposant, plus sainte qu’un autel !
C’est là, c’est des hauteurs du fécond promontoire,
Qu’aux disciples groupés, frissonnant auditoire,
Il versait la sagesse à flots mélodieux,
Et qu’il se révélait plus divin que ses dieux !
Des rayons du couchant quand le mont se décore,
L’œil, après trois mille ans, croit voir son ombre encore
Passer et repasser sur les sommets déserts,
Et de son auréole illuminer les airs !
Dans un pli de ce cap il est une autre plage
Où brille un autre nom, frère de gloire et d’âge :
Grève illustre ! C’est là que, durant de longs jours,
S’égarait l’orateur, roi des puissants discours.
Esprit importuné par .les rumeurs d’Athènes,
C’est là qu’il s’isolait, lui, ce fier Démosthène
Qui venait demander aux flots retentissants
Le secret orageux des sublimes accents.
Tout rocher sous ses pas se changeait en tribune ;
Et, contredit en vain par les vents de la dune
Et par les cris, jaloux de tout le gouffre amer,
Pour s’essayer au peuple il haranguait la mer !
Debout sur les écueils sa grande ombre est restée,
Et, le soir, quand la grève est au loin tourmentée,
Quand roule dans la nuit la voix des flots hurlants,
Sa voix, plus grande encore, tonne après trois mille ans.
Il est une autre plage, arrondie, odorante,
Où le flot se déroute, attiré par Sorrente,
Et qui ; sur la falaise, élève une maison
Blanche, que tout regard salue à l’horizon.
Un veut du ciel, plus pur que l’haleine des anges,
Y recueille en passant le parfum des oranges ;
Et la mer, que son souffle agite d’un frisson,
Y chante nuit et jour sa plus molle chanson.
C’est là que, fatigué d’un long pèlerinage,
Le Tasse vint s’asseoir au midi de son âge ;
C’est dans ce golfe heureux, où chaque flot s’endort,
Qu’une fois s’endormit ce naufragé du sort.
A la porte, où le pampre ondoyant se replie,
Il retrouvait l’amour de sa sœur Cornélie ;
Et, chantre des combats, à l’ombre des jardins,
Il rêvait aux exploits de ses chers paladins.
Son image toujours sur la plage s’élève ;
Et jamais voyageur n’approche de la grève
Sans t’évoquer, au bord du verdoyant coteau,
Harmonieux fantôme ! Ombre de Torquato !
Au fond du vaste golfe où Venise s’écroule,
Il est un autre bord, assailli par la houle ;
Sable aride, où la mer, aux sourds gémissements,
Va des tombeaux voisins chercher les ossements.
Salut à toi, Lido ! Salut, triste rivage !
C’est là, sur cette terre inféconde et sauvage ;
Que Byron, escorté de ses amers ennuis,
Accordait audience au démon de ses nuits.
Pressant de son coursier le vol insaisissable,
De la grève déserte il sillonnait le sable,
Et de ses visions demandait le tableau
A la nuit qui pendait sur la terre et sur l’eau.
Il n’est plus ; mais son ombre est encore vivante,
Et quiconque revient à la rive mouvante
Chercher un nom, que nul ne saurait oublier,
Y voit passer toujours le sombre cavalier !
Ainsi, sur cette mer dont j’interroge l’onde,
Il n’est pas une plage, — infertile, — féconde,
Où l’esprit du penseur se plaise à revenir,
Si l’œil n’y voit briller, quelque grand souvenir.
Malheur au lien qui n’offre aucune trace illustre !
Un éternel printemps lui donnât-il son lustre,
Fut-il, plus que pas un, fleuri, doré du jour,
Il aurait nos regards sans avoir notre amour.
Jamais le voyageur, qui s’arrête ou qui passe,
Ne daignerait nommer ce fragment de l’espace,
Et, dans son cœur épris, emporter en rêvant
Le charme impérieux qui ramène souvent ! —
Nous aussi nous avons nôtre plage sereine :
Le flot harmonieux y caresse l’arène,
Et le pin ; qui des monts ombrage le penchant,
Sur le chant de la vague y module son chant.
Elle est splendide à voir, soit que l’aurore blonde
De ses lis effeuillés vienne pailleter l’onde,
Soit qu’un soleil couchant qui nous dit : à demain !
Ajoute à ses flots bleus des franges de Carmin.
Tout ce que Dieu répand de richesses bénies,
Doux rayons, doux parfums et douces harmonies,
Elle a tout, rien ne manque à ce rivage d’or :
La gloire d’un grand nom lui manquait seule encore !
Il l’a conquise enfin : une beauté nouvelle.
A notre âme attirée aujourd’hui s’y révèle :
Désormais cette grève, où s’impriment vos pas,
Revêt une splendeur qui ne s’éteindra pas.
— C’est là qu’il vint un jour, dira-t-on d’âge en âge,
Celui qui fut doté d’un si bel apanage :
Qui, fascinant les cœurs, entraînant les esprits,
Des charmes de sa voix semblait lui-même épris.
Poète, il répandait ses strophes éclatantes ;
Orateur, il parlait aux foules palpitantes ;
Chroniqueur, il gravait, au vol de son burin,
L’histoire des grands jours sur des tables d’airain.
Heureuse donc la rive, heureuse la contrée
Qui par un pareil hôte un jour fut illustrée !
Heureux le flot d’azur qui put, en frémissant,
Arrêter son écume aux pieds d’un tel-passant !
Les beaux noms sont épars sur vingt rives lointaines :
L’une a connu Platon, l’autre a vu Démosthène ;
L’une parle du Tasse et l’autre de Byron :
Mais tous ces noms ici sont unis dans un nom.
Ici sont confondus, dans un même prestige,
Trois éclairs dans un œil, trois fleurs sur une tige,
Sur la tête d’un seul trois hautes royautés,
Sur un seul avenir trois immortalités !