Les bancs de marbre

Joseph Autran
par Joseph Autran
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Sur les vertes hauteurs qui dominent la rade,
De larges blocs de marbre au hasard sont couchés ;
Forts débris que le temps péniblement dégrade,
Et dont le vent polit les angles ébréchés.

Ces fragments, où survit la beauté des vieux âges,
Ont-ils jadis plané dans quelque saint fronton ?
En face de la mer, sur nos antiques plages,
La Grèce eut-elle un temple ? On le dit. — Qu’en sait-on ?

Le temps, qui se complaît en ces métamorphoses,
Qui de l’autel des dieux fait un vil abreuvoir,
A fait de vos débris, marbres aux veines roses,
Des bancs, de simples bancs, où chacun peut s’asseoir.

Voisins de la cité qui s’étend au rivage,
De ses plus vieux marins ils sont le rendez-vous.
Là viennent chaque jour, fidèles à l’usage,
Ceux à qui le repos est nécessaire et doux.

Fronts caducs, blancs cheveux, épaules affaissées,
Les uns mornes, ceux-là causant à demi-voix,
Ils sont là, côte à côte, — ainsi qu’aux portes Scées
Les vieillards d’ilion rassemblés autrefois.

Ils y viennent surtout en novembre, en décembre,
Quand brillent les soleils qu’aime un sang refroidi,
Quand au pâle tison de son humide chambre
L’homme indigent préfère un rayon de midi.

A tous ces vétérans qui furent des athlètes,
A ces souffre-douleurs du vent et de la, mer,
A ces lutteurs brisés, meurtris par les tempêtes,
Le spectacle des eaux reste encore le plus cher.

Ils aiment à les voir bercer, molles et douces,
L’essaim des goélands, leurs hôtes familiers,
Et sur le môle usé, vert d’algues et de mousses,
Suspendre leur écume en festons réguliers.

De leurs travaux passés tandis qu’ils se souviennent,
Ils suivent du regard sur le limpide azur
Les barques de pêcheurs qui vont ou qui reviennent,
Et les calmes vaisseaux que dore un soleil pur.

Du navire qui passe ils jugent la manœuvre,
S’interrogent entre eux sur le nom de son chef ;
Au pavillon qui flotte, ondoyante couleuvre,
Ils savent à quel peuple appartient chaque nef.

— Celui-là, disent-ils, drapeau semé d’étoiles,
Vient demander nos vins pour les États-Unis.
— Voyez-vous ce chébec, flancs épais, lourdes voiles ?
Il apporte à nos quais les toisons de Tunis.

— Jamais ce Majorcain n’osa de longs voyages ;
Timide caboteur, il navigue au plus près.
— Ce brick a dû passer par de rudes orages :
Où donc, triste vaisseau, laissa-t-il ses agrès ?

— Que ce trois-mâts est fier, et comme il fend bien l’onde !
— Il gagnerait du temps sur l’alcyon jaloux…
— D’où vient cet ancien-là ? — Des îles de la Sonde.
— Les courses et le temps l’ont usé… comme nous !

Ainsi, les yeux tournés vers les flots, leur domaine,
Causent tous ces voisins aux fronts chargés de jours.
Puis les ressouvenir, que chaque instant ramène,
Allongent volontiers le fil de leurs discours.

Alors qu’ils jouissaient de leurs forces intactes,
Combien n’ont-ils pas vu de cieux, de bords lointains !
A combien de périls ou d’héroïques actes
Ne furent pas mêlés leurs vagabonds destins !

Ah ! Si dans un volume on jetait leurs pensées,
Recueil de tant de faits qui dorment enfouis,
Quel poème touffu, quel groupe d’odyssées
S’offriraient page à page aux lecteurs éblouis !

Cet homme, en plein soleil, qui s’agrafe à l’épaule
Un pan de laine usée, et semble encore transir,
Jeune, vécut trois ans sur les glaces du pôle,
Chassant l’ours et le renne en son âpre loisir.

Le voisin qui lui parle et languit sans courage
Prit la mer à sept ans, ardent à s’élancer.
— J’ai fait, murmure-t-il, quatorze fois naufrage
Heureux temps ! Que ne puis-je, hélas ! Recommencer !

L’autre qui dort, le front dépouillé, la peau bistre,
Jadis blond matelot, eut partout des amours.
Tombé du pont, un soir, dans une mer sinistre,
Sur un tronçon d’antenne il flotta douze jours.

Tel d’entre eux porte un nom que la tribu répète :
Paul Evrard, digne fils des temps qui ne sont plus,
Timonier sans égal, seul, dans une tempête,
D’un désastre imminent sauva le Romulus.

Ton nom, Toussaint Deschamps, n’est pas moins populaire
Quand l’Anglais au commerce interdisait les eaux,
Que de fois on te vit, audacieux corsaire,
Fondre, la hache au poing, sur ses meilleurs vaisseaux !

Les mers n’ont pas d’écueils, les plages pas de ville,
Que Faure, ancien gabier, n’ait connus en passant.
Il partit, il revint avec Dumont d’Urville ;
La passion de voir lui consumait le sang.

A Germain Lepradier demandez son histoire.
— Dans une île du sud par, l’ouragan jeté,
Je fus roi, dira-t-il, d’une peuplade noire,
Et, par elle, en dédain je pris la royauté.

Salut à celui-ci, qui, de son coin modeste,
A l’horizon de brume attache un long regard !
Privé d’un bras, la croix orne son humble veste.
Que fut-il ? On répond : enseigne à Trafalgar !

De ces hommes, si fiers aux jours des forces neuves,
De tous ces voyageurs, de tous ces combattants,
De tant de cœurs d’acier trempés dans mille épreuves.
Qu’avez-vous fait, hélas ! Ô rudes mains du temps ?

Vous les avez flétris, comme l’hiver les arbres ;
Vous les avez frappés, criblés de coups mortels ;
Vous les avez assis, tristes, parmi ces marbres,
Fantômes de héros sur des débris d’autels !

A la tiède chaleur qu’un ciel d’automne épanche,
Chaque jour ils sont là, grelottant sous nos murs ;
Au vent qui, tour à tour, frappe une tête blanche,
Achevant de tomber comme des fruits trop mûrs.

Vêtus de haillons bruns, ils rêvent, immobiles,
Presque tous indigents après tant de travaux :
Eux, par qui l’opulence abonde dans nos villes,
Eux, par qui notre gloire a volé sur les eaux !

De leurs mornes ennuis rien ne vient les distraire,
Si ce n’est cette mer au spectacle mouvant,
Une barque qui lutte avec le vent contraire,
Du nord ou de l’aurore une voile arrivant ;

Ou bien, par intervalle, attrait plus doux encore,
Une fille au pied leste, au bras pur, à l’œil clair,
Qui vient, au puits voisin, remplir son humble amphore,
Et dont le chant joyeux semble une fleur de l’air.

Elle passe et repasse, au front portant son urne,
Et les pâles vieillards, glacés par les autans,
Suivent d’un long regard, d’un cœur moins taciturne,
La fraîche vision de grâce et de printemps !

Joseph Autran

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