Oh ! les yeux adorés

Jules Barbey d'Aurevilly
par Jules Barbey d'Aurevilly
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Oh ! les yeux adorés ne sont pas ceux qui virent

Qu’on les aimait, ? alors qu’on en mourait tout bas !

Les rêves les plus doux ne sont pas ceux que firent

Deux êtres, cœur à cœur et les bras dans les bras !

Les bonheurs les plus chers à notre âme assouvie

Ne sont pas ceux qu’on pleure après qu’ils sont partis ;

Mais les plus beaux amours que l’on eut dans la vie

Du cœur ne sont jamais sortis !
Ils sont là, vivent là, durent là. ? Les années

Tombent sur eux en vain. On les croit disparus,

Perdus, anéantis, au fond des destinées !…

Et le Destin, c’est eux, qui semblaient n’être plus !
On a dix fois aimé depuis eux. ? La jeunesse

A coulé, fastueuse et brûlante, ? et le Temps

Amène un soir d’hiver, par la main, la Vieillesse,

Qui nous prend, elle ! par les flancs !
Mais ces flancs terrassés qu’on croyait sans blessure

En ont une depuis qu’ils respirent, hélas !

D’un trait mal appuyé, légère égratignure,

Qui n’a jamais guéri, mais qui ne saignait pas !

Ce n’était rien… le pli de ces premières roses

Qu’on s’écrase au printemps sur le cœur, quand il bout…

Ah ! dans ce cœur combien il a passé de choses !

Mais ce rien resté… c’était tout !
On n’en parlait jamais… Jamais, jamais personne

N’a su que sous un pli de nos cœurs se cachait,

Comme une cantharide au fond d’une anémone,

Un sentiment sans nom que rien n’en détachait !

Ce n’était pas l’amour exprimé qui s’achève

Dans des bras qu’on adore et qu’on hait tour à tour.

Ce n’était pas l’amour, ce n’en était qu’un rêve…

Mais c’était bien mieux que l’amour !
Et sous tous ces amours qui fleurissent la vie,

Et sous tous les bonheurs qui peuvent l’enivrer,

Nous avons retrouvé toujours cette folie,

A laquelle le cœur n’a rien à comparer !

Et nous avons subi partout l’étrange empire

De ce rêve tenace, ? et vague, ? mais vainqueur,

Et jusque dans tes bras, Clara, ce doux Vampire

Est venu s’asseoir sur mon cœur.
Tu ne devinas pas ce que j’avais dans l’âme…

Tu faisais à mon front couronne de ton bras,

Et de ton autre main qui me versait sa flamme

Tu me tâtais ce cœur où, toi, tu n’étais pas !

Tu cherchais à t’y voir, chère fille égarée,

Tu disais : « Tu te tais, mon bien-aimé ; qu’as-tu ?… »

Je n’avais rien, Clara, ? mais, ma pauvre adorée,

C’est ce rien-là que j’avais vu !
Il se levait tout droit, ce rien, dans ma pensée.

Ce n’était qu’un fantôme… un visage incertain…

Mais des chers souvenirs de notre âme abusée

Le plus fort, c’est toujours, toujours le plus lointain !
Perspective du cœur ardent qui se dévore,

Le passé reculant brille plus à nos yeux…

Et le jour le plus beau n’est qu’un spectre d’aurore,

Qui revient rôder dans les cieux !
Et toi, tu l’as été, ce spectre d’une aurore,

Dont le rayon pour moi ne s’éteignit jamais !

Mais toi, jour de mes yeux, ma Clara que j’adore,

Tu n’as pas effacé cette autre que j’aimais !

Une étoile planant sur les mers débordées

Se mire dans leurs flots et rit de leurs combats…

Combien donc nous faut-il de femmes possédées

Pour valoir celle qu’on n’eut pas ?…

Jules Barbey d'Aurevilly

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