A lautréamont

Jules Supervielle
par Jules Supervielle
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N’importe où je me mettais à creuser le sol espérant

que tu en sortirais
J’écartais du coude les maisons et les forêts pour voir

derrière.
J’étais capable de rester toute une nuit à t’attendre,

portes et fenêtres ouvertes
En face de deux verres d’alcool auxquels je ne voulais

pas toucher.
Mais tu ne venais pas,
Lautréamont,
Autour de moi des vaches mouraient de faim devant

des précipices
Et tournaient obstinément le dos aux plus herbeuses

prairies,
Les agneaux regagnaient en silence le ventre de leurs

mères qui en mouraient,
Les chiens désertaient l’Amérique en regardant

derrière eux
Parce qu’ils auraient voulu parler avant de partir.
Resté seul sur le continent
Je te cherchais dans le sommeil où les rencontres

sont plus faciles.

On se poste au coin d’une rue, l’autre arrive rapidement.
Mais tu ne venais même pas,
Lautréamont,
Derrière mes yeux fermés.

Je te rencontrais un jour à la hauteur de
Fernando

Noronha
Tu avais la forme d’une vague mais en plus véri-

dique, en plus circonspect,
Tu filais vers l’Uruguay à petites journées.
Les autres vagues s’écartaient pour mieux saluer

tes malheurs,
Elles qui ne vivent que douze secondes et ne marchent

qu’à la mort
Te les donnaient en entier,
Et tu feignais de disparaître
Pour qu’elles te crussent dans la mort leur camarade

de promotion.
Tu étais de ceux qui élisent l’océan pour domicile

comme d’autres couchent sous les ponts
Et moi je me cachais les yeux derrière des lunettes

noires
Sur un paquebot où flottait une odeur de femme

et de cuisine.
La musique montait aux mâts furieux d’être mêlés

aux attouchements du tango,
J’avais honte de mon cœur où coulait le sang des

vivants,
Alors que tu es mort depuis 1870, et privé du liquide

séminal
Tu prends la forme d’une vague pour faire croire

que ça t’est égal.

Le jour même de ma mort je te vois venir à moi

Avec ton visage d’homme.

Tu déambules favorablement les pieds nus dans

de hautes mottes de ciel,
Mais à peine arrivé à une distance convenable
Tu m’en lances une au visage,
Lautréamont.

Jules Supervielle

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