La piste
La piste que mangent des foulées et des trous,
que tord la sécheresse harassée d’elle-même,
va, hésite de toute sa largeur où cinquante bœufs
peuvent avancer de front, et son souffle est coupé par mille crevasses comme par des hoquets, elle engendre des sentiers vite étouffés de chardons
et de ronces puis follement pique un cent mètres et s’arrête un instant devant une flaque tarie ou naguère elle buvait un peu de ciel et du courage.
Passe une tartane traversée par le vent,
Chevaux, harnachements, et les sombres gauchos, traversés par le vent comme s’ils n’étaient plus depuis longtemps de ce
monde.
De chaque côté de la piste la pampa tire à soi sa maigre couverture desséchée
et reprend encore une fois sa tâche de ménagère obligée de nourrir l’innombrable famille
des vaches aux flancs pointus
avec des chardons morts et de l’herbe posthume.
Nous sommes là tous deux comme devant la mer sous l’avance saline des souvenirs.
De ton chapeau aérien à tes talons presque pointus
tu es légère et parcourue
comme si les oiseaux striés par la lumière de ta patrie
remontaient le courant de tes rêves.
Tu voudrais jeter des ponts de soleil entre des pays
que séparent les océans et les climats, et qui s’ignoreront toujours.
Les soirs de
Montevideo ne seront pas couronnés de
célestes roses pyrénéennes, les monts de
Janeiro toujours brûlants et jamais
consumés ne pâliront point sous les doigts délicats
de la neige française, et tu ne pourras entendre, si ce n’est en ton cœur,
la marée des avoines argentines, ni former un seul amour avec tous ces amours qui
échelonnent ton âme, et dont les mille fumées ne s’uniront jamais dans
la torsade d’une seule fumée.
Que tes paupières rapides se résignent, ô désespérée
de l’espace!
Ne t’afflige point, toi dont le tourment ne remonte
pas comme le mien, jusqu’aux âges qui tremblent
derrière les horizons, tu ne sais pas ce qu’est une vague morte depuis
trois mille ans, et qui renaît en moi pour périr
encore, ni l’alouette immobile depuis plusieurs décades qui
devient en moi une alouette toute neuve, avec un cœur rapide, rapide, pressé d’en finir, ne t’afflige point, toi qui vois en la nuit une amie
qu’émerveille ton sourire aiguisé par la chute
du jour, la nuit armée d’étoiles innombrables et grouillante
de siècles, qui me force pour en mesurer la violence, a renverser la tête en arrière comme font les morts, mon amie, comme font les morts.