La piste

Jules Supervielle
par Jules Supervielle
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La piste que mangent des foulées et des trous,

que tord la sécheresse harassée d’elle-même,

va, hésite de toute sa largeur où cinquante bœufs

peuvent avancer de front, et son souffle est coupé par mille crevasses comme par des hoquets, elle engendre des sentiers vite étouffés de chardons

et de ronces puis follement pique un cent mètres et s’arrête un instant devant une flaque tarie ou naguère elle buvait un peu de ciel et du courage.

Passe une tartane traversée par le vent,
Chevaux, harnachements, et les sombres gauchos, traversés par le vent comme s’ils n’étaient plus depuis longtemps de ce

monde.
De chaque côté de la piste la pampa tire à soi sa maigre couverture desséchée

et reprend encore une fois sa tâche de ménagère obligée de nourrir l’innombrable famille

des vaches aux flancs pointus

avec des chardons morts et de l’herbe posthume.

Nous sommes là tous deux comme devant la mer sous l’avance saline des souvenirs.

De ton chapeau aérien à tes talons presque pointus

tu es légère et parcourue

comme si les oiseaux striés par la lumière de ta patrie

remontaient le courant de tes rêves.

Tu voudrais jeter des ponts de soleil entre des pays

que séparent les océans et les climats, et qui s’ignoreront toujours.
Les soirs de
Montevideo ne seront pas couronnés de

célestes roses pyrénéennes, les monts de
Janeiro toujours brûlants et jamais

consumés ne pâliront point sous les doigts délicats

de la neige française, et tu ne pourras entendre, si ce n’est en ton cœur,

la marée des avoines argentines, ni former un seul amour avec tous ces amours qui

échelonnent ton âme, et dont les mille fumées ne s’uniront jamais dans

la torsade d’une seule fumée.

Que tes paupières rapides se résignent, ô désespérée

de l’espace!
Ne t’afflige point, toi dont le tourment ne remonte

pas comme le mien, jusqu’aux âges qui tremblent

derrière les horizons, tu ne sais pas ce qu’est une vague morte depuis

trois mille ans, et qui renaît en moi pour périr

encore, ni l’alouette immobile depuis plusieurs décades qui

devient en moi une alouette toute neuve, avec un cœur rapide, rapide, pressé d’en finir, ne t’afflige point, toi qui vois en la nuit une amie

qu’émerveille ton sourire aiguisé par la chute

du jour, la nuit armée d’étoiles innombrables et grouillante

de siècles, qui me force pour en mesurer la violence, a renverser la tête en arrière comme font les morts, mon amie, comme font les morts.

Jules Supervielle

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