Le portrait
Mère, je sais très mal comme l’on cherche les morts,
Je m’égare dans mon âme, ses visages escarpés,
Les ronces et ses regards.
Aide-moi à revenir
De mes horizons qu’aspirent des lèvres vertigineuses,
Aide-moi à être immobile,
Tant de gestes nous séparent, tant de lévriers cruels!
Que je penche sur la source où se forme ton silence
Dans un reflet de feuillage que ton âme fait trembler.
Ah ! sur ta photographie
Je ne puis pas même voir de quel côté souffle ton
regard.
Nous nous en allons pourtant, ton portrait avec
moi-même,
Si condamnés l’un à l’autre
Que notre pas est semblable
Dans ce pays clandestin
Où nul ne passe que nous.
Nous montons bizarrement les côtes et les montagnes
Et jouons dans les descentes comme des blessés sans
mains.
Un cierge coule chaque nuit, gicle à la face de l’aurore,
L’aurore qui tous les jours sort des draps lourds
de la mort,
A demi asphyxiée,
Tardant à se reconnaître.
Je te parle durement, ma mère;
Je parle durement aux morts parce qu’il faut leur parler dur,
Debout sur des toits glissants,
Les deux mains en porte-voix et sur un ton courroucé,
Pour dominer le silence assourdissant
Qui voudrait nous séparer, nous les morts et les vivants.
J’ai de toi quelques bijoux comme des fragments de
l’hiver
Qui descendent les rivières,
Ce bracelet fut de toi qui brille en la nuit d’un coffre
En cette nuit écrasée où le croissant de la lune
Tente en vain de se lever
Et recommence toujours, prisonnier de l’impossible.
J’ai été toi si fortement, moi qui le suis si faiblement,
Et si rivés tous les deux que nous eussions dû mourir
ensemble
Comme deux matelots mi-noyés, s’empêchant l’un
l’autre de nager,
Se donnant des coups de pied dans les profondeurs
de l’Atlantique
Où commencent les poissons aveugles
Et les horizons verticaux.
Parce que tu as été moi ,
Je puis regarder un jardin sans penser à jtutre chose,
Choisir parmi mes regards,
M’en aller à ma rencontre.
Peut-être reste-t-il encore
Un ongle de tes mains parmi les ongles de mes mains,
Un de tes cils mêlé aux miens;
Un de tes battements s’égare-t-il parmi les battements de mon cœur,
Je le reconnais entre tous
Et je sais le retenir.
Mais ton cœur bat-il encore?
Tu n’as plus besoin
de cœur,
Tu vis séparée de toi comme si tu étais ta propre
sœur,
Ma morte de vingt-huit ans,
Me regardant de trois quarts,
Avec l’âme en équilibre et pleine de retenue.
Tu portes la même robe que rien n’usera plus,
Elle est entrée dans l’éternité avec beaucoup de
douceur
Et change parfois de couleur, mais je suis seul à
savoir.
Cigales de cuivre, lions de bronze, vipères d’argile,
C’est ici que rien ne respire!
Le souffle de mon mensonge
Est seul à vivre alentour.
Et voici à mon poignet
Le pouls minéral des morts,
Celui-là que l’on entend si l’on approche le corps
Des strates du cimetière.