La gare

Gare de la douleur j’ai fait toutes tes routes.

Je ne peux plus aller, je ne peux plus partir.

J’ai traîné sous tes ciels, j’ai crié sous tes voûtes.

Je me tends vers le jour où j’en verrai sortir

Le masque sans regard qui roule á ma rencontre

Sur le crassier livide où je rampe vers lui,

Quand le convoi des jours qui brûle ses décombres

Crachera son repas d’ombres pour d’autres ombres

Dans l’étable de fer où rumine la nuit.

Ville de fiel, orgues brumeuses sous l’abside

Où les jouets divins s’entrouvrent pour nous voir,

Je n’entends plus gronder dans ton gouffre l’espoir

Que me soufflaient tes choeurs, que me traçaient tes signes,

A l’heure où les maisons s’allument pour le soir.

Ruche du miel amer où les hommes essaiment,

Port crevé de strideurs, noir de remorqueurs,

Dont la huée enfonce sa clef dans le coeur

Haïssable et hagard des ludions qui s’aiment,

Torpilleur de la chair contre les vieux mirages

Dont la salve défait et refait les visages,

Sombre école du soir où la classe rapporte

L’erreur de s’embrasser, l’erreur de se quitter,

Il y a bien longtemps que je sais écouter

Ton écluse qui souffre à deux pas de ma porte.

Je suis venu chez toi du temps de ma jeunesse.

Je me souviens du coeur,je me souviens du jour

Où j’ai quitté sans bruit pour surprendre l’amour

Mes parents qui lisaient, la lampe, la tendresse

Et ce vieux logement que je verrai toujours.

Sur l’atlas enfumé, sur la courbe vitreuse,

J’ai guidé mon fanal au milieu de mes frères.

Les ombres commençaient le halage nocturne.

Le mètre, le ruban filaient dans leur poterne

Les hommes s’enroulaient autour d’un dévidoir

La boutique, l’enclume à l’oreille cassée,

La forge qui respire une dernière prise,

La terrasse qui sent le sable et la liqueur

Rougissaient par degré sur le livre d’images

Et gagnaient lentement leur place dans l’église.

Un tramway secouait en frôlant les feuillages

Son harnais de sommeil dans les flaques des rues.

L’hippocampe roulait sa barque et sa lanterne

Sur les pièges du fer et sur les clefs perdues.

Il y avait un mur assommé de traverses

Avec un bec de gaz tout taché de rousseur

Où fusait tristement les insectes des arbres

Sous le regard absent des éclairs de chaleur.

L’odeur d’un quartier sombre où se fondent les graisses

Envoyait gauchement ses corbeaux sur le ciel.

Une lampe filait dans l’étude du soir.

Une cour bruissait dans son gâteau de miel.

Une vitre battait comme un petit cahier

Contre le tableau noir où la main du vieux maître

Posait et retirait doucement les étoiles.

Les femmes s’élançaient comme des araignées

Quand un passant marchait sur le bord de leur toile.

Les grands fonds soucieuxbourbillaient de plongeurs
Que le masque futur cherchait comme il me cherche
Le présage secret qui chasse sur les hommes
Nageait d’un peu plus près sur ma tête baissée.

Je me suis retrouvé sous la terrasse des vitres

Dans les plants ruisselants, les massifs des visages

Scellés du nom, de l’âge et du secret du coffre,

Du nécessaire d’os et du compas de chair,

En face du tunnel où se cache la fée

De l’aube, qui demain vendra ses madeleines

Sur un quai somnolent tout mouillé de rosée

Dans le bruit du tambour, dans le bruit de la mer.

J’ai longé tout un soir tes grands trains méditants,

Triangles vigilants, braises, bielles couplées,

Sifflets doux, percement lointain des courtilières

Cagoules qui clignez bassement par vos fentes,

Avec deux passants noirs penchés sur la rambarde

Au – dessus du fournil du pont de la Chapelle

Où le guerrier déchu qui mène les hommes

Encrasse son panache avec un bruit de chaînes,

Et le grand disque vert de la rue de Jessaint,

Gare de ma jeunesse et de ma solitude

Que l’orage parfois saluait longuement,

J’aurai longtemps connu tes regards et tes rampes,

Tes bâillements trempés, tes cris froids, tes attentes,

J’ai suivi tes passants, j’ai doublé tes départs,

Debout contre un pilier j’en aurai pris ma part

Au moment de buter au heurtoir de l’impasse,

A l’heure qu’il faudra renverser la vapeur

Et que j’embrasserai sur sa bouche carrée

Le masque ardent et dur qui prendra mon empreinte

Dans le long cri d’adieu de tes portes fermées

Sous la lampe, 1929

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Léon-Paul Fargue Apprenti Poète

Par Léon-Paul Fargue

Léon-Paul Fargue, né le 4 mars 1876 dans le 1ᵉʳ arrondissement de Paris et mort le 24 novembre 1947 dans le 6ᵉ arrondissement de Paris, est un poète et écrivain français.

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