Mémorial (Fragment)
Terrible adolescence.
Moi non plus je ne permettrai
à personne de dire : le bel âge.
Jours d’acné juvénile et de tourments,
temps de faim, disette de guerre,
les souliers éculés, les pages
couvertes dans les marges, faute de papier,
le vrombrissement sourd des bombardiers,
le froid qui crevasse les pieds,
les rats de la peur dans le ventre,
et puis la faim, toujours la faim, la faim au centre
de tout, la faim aux mâchoires de bête
qui dénude l’os et fait voir
le dessin ligneux de la tête
où ne subsiste qu’un regard.
J’étais poète et nul ne le savait, même pas moi.
Assise au bord des chaises, rien qui disait le permanent malaise, l’être en sommeil où la pâte levait.
Aucune trace sur le front, aucun indice.
Nul pour me dire : mon enfant, ma sœur,
pour mettre en garde : traitez-la avec douceur, détournez d’elle ce calice.
En plus, c’est une fille.
On en fera
peut-être quelque chose.
Institutrice ?
«
Il faut étudier jusqu’à dix-neuf ans,
après, on n’en a rien, le mariage,
On n’en a rien, pensez-y, bonnes gens ! »
Quand même !
Institutrice. «
On dit qu’elle aime
beaucoup enseigner aux enfants. »
(Mais ils vous pomperont jusqu’à la moelle !)
Va donc, institutrice.
En mon bel âge ingrat
je suis inscrite à l’école normale
au pensionnat des
Sœurs de
Gyzegem
dont la devise est :
Ora et labora.
Ora et labora,
Pascal !
Mon
Port-Royal, des murs de pierre grise
entre deux carrés de navets,
des nonnes à cornette, la bêtise
du règlement chaque jour que
Dieu fait
et l’aigrelette cloche de l’église
égrenant l’heure au vent mauvais.
Au vent mauvais qui jamais rien n’emporte plus loin que les glacials dortoirs.
L’eau gèle dans les brocs, le songe avorte dès qu’on le voit écrit au tableau noir.
Fondée par une dame d’oeuvres, la demeure s’appelait autrefois «
Spinhuis »*.
Les chères sœurs
y montraient à filer la laine
et à prier
Notre
Seigneur.
Avec le catéchisme, le tricot,
un peu de politesse, un brin d’hygiène,
et la façon de torcher les marmots
les pauvresses du voisinage
y acquéraient, en plus de bonnes mœurs,
la docilité des moutons mis au pacage.
Aujourd’hui, rouets et fuseaux
ont fait place aux livres de classe.
Les filles du pays d’Escaut
y débarquent de gros villages
en chapeaux gris souris, jupes à plis,
du saucisson dans leurs bagages,
de l’ambition dans le cerveau.
Champs de houblon près de la
Dendre,
peupliers des chemins de
Flandre,
les petits jardins de légumes, les
groseilliers qui servent de haies,
les champs dont chaque arpent a dû coûtet
son prix de sueur, de procès,
la morne terre en toute vers le sale
horizon, le grand ciel bouché,
l’herbe à vache, les prés à bouses,
le pont qui arrondit le dos, les douces
eaux lentes des canaux et leurs relents
de moisissure sous la pluie,
l’odeur suave du printemps,
les bourdonnements de l’été.
les saules têtards des ruisseaux,
les conciliabules d’oiseaux…
«
J’aimais tant les entendre » dit en mourant,
Gezelle, le poète.
Son nom veut dire « compagnon ».
Comme
Pouchkine, on ne peut le traduire.
L’un en russe dit ce que, dans leur sang,
depuis toujours, les
Russes traînent,
l’autre ce que ressent,
entre la dune blonde et le vent rude,
le peuple de la mer, de
Bruges à
Dixmude.
«
Gris-argent ses poèmes comme
la couleurs des images mortuaires. »
C’est ce qu’en pensait
Rilke.
Et je dirais
comme lui si je ne lisais
Gezelle qu’en français.
Tout son génie est dans sa langue, tout
ce qu’il a chanté ne se chante
que dans le doux parler de la
West-Flandre.
O krinkende winklende waterding !
Pas besoin de comprendre.
Les traducteurs pourront grincer des dents,
l’alouette parle alouette,
l’hirondelle hirondelle, le
Flamand,
Gezelle.
Non le raide jardin des calvinistes
bataves, la langue puriste
bien frottée au papier de verre,
mais celle de
Clémence, ma grand-mère.
Un bout de
Benoît
Labre un présumé morceau de la croix de
Notre
Seigneur, sûrement faux, mais vrai le signe, de la pointe du couteau
dessiné sur le pain, avant l’entame, et vrai celui qu’avec le pouce, tendrement, on nous imprimait comme un sceau fragile sur le front, sur l’âme, indélébile.
«
Les
Flamands, ces charrues qui croient en
Dieu »
disait, pour s’en moquer, un pamphlétaire.
Charrue je suis et resterai,
Monsieur,
les pieds solidement plantés en terre,
de la tristesse plein les yeux
mais le rire éclatant, l’appétit, gargantuesque,
priant aussi souvent que je travaille, ou presque,
— ora et labora, joie, joie, joie —
les étés, les hivers se suivent, moi
j’avance, les brouillards arrivent, moi,
j’avance,
Icare tombe, je vais mon
chemin, non pas cheval mais simplement
charrrue, un instrument docile, un bon
outil, qui sait la force d’être sans
pouvoir, de se vouloir toujours et seulement charrue
mais par la main du
Laboureur tenue.
Feu, écrit
Biaise, feu,
le soleil rallume ses braises.
visez au cœur ! dit l’officier au peloton.
Au premier top, il sera quatorze heures.
(Elle s’est redressée, a regardé la porte, avec, sur son visage, ce que j’ai su plus tard être l’extase).
L’extase donc, l’extase pure et nue.
Sur les doigts d’une main tu peux compter
ces instants où la vie échappe au temps.
Partir en un moment de grâce tel celui de la
Saint-Clément dont
Pascal conservait la trace dans le pli de son vêtement tel celui où me touche l’ange qui me précède et qui m’attend.
Chaque fois qu’il m’est apparu j’ai vu mon visage le plus profond.
Il accompagne l’être que j’appelle moi, et qui me fait toujours écran, il le poursuit dans ses derniers retranchements.
Il ramasse au passage les débris entre quoi je me perds et les rassemble patiemment.
Il passe les nuits à recoudre ce que je défais chaque jour.
Morte cent fois, cent fois ressuscitée.
Et merci de m’avoir ôté
lavant-dernière de mes peaux.
Avec la seule qui me reste
nous verrons encore de beaux jours.
Qui ose parler de jeunesse ?
Vivre prend toute sa saveur
avec le temps.
Comme à l’oignon
que je dénude peu à peu
non sans verser beaucoup de larmes
on doit nous ôter la pelure pour atteindre enfin au trognon.
(J’ai pris ses mains, je les ai jointes sur les grains
du chapelet.
Elle n’a pas souffert, dit le docteur.)
A-t-il souffert,
Alain-Fournier,
mort d’une balle dans la tête
en septembre quatorze ?
On vient de retrouver
son corps, avec ceux de ses hommes.
Tête-bêche dans le charnier,
les squelettes blancs, anonymes
de vingt et un soldats.
Des os et des lambeaux de vêtements.
Ils ont pu reconnaître l’écrivain
à ses galons.
L’étoffe militaire
est plus durable que la chair,
les livres moins mortels que leurs auteurs.
Tandis que je passe en cinquième — la route est libre et les terrils à l’horizon des hlm dessinent déjà leur profil — je me dis : la fin de la route est proche,
et se rapproche aussi le temps de la grande déroute où je m’en irai loin d’ici.-
Sans mon corps, ce laissé-pour-compte, sans l’amour de ceux que j’aimais sans les doux trésors de ce monde qu’il nous faut quitter à jamais.
Comme les quittèrent
Clémence et
Pascal, comme les quitta sans appel, malgré sa puissance, le grand
Tarhunza d’Ankara.
Après lui, le roi de
Sicile ; après eux, je ne sais plus qui.
Tout ce qui, tiré de l’argile, par l’argile, un jour, est requis…
(A suivre)