L’héritage du grand-père Blaise
Le père Blaise était le plus riche fermier de la contrée. Outre les champs qu’il
cultivait pour d’autres, à moitié ou autrement, il avait, en propre, un bien
considérable.
Sa fille avait été élevée dans la meilleure pension de la ville, et son fils
venait de sortir du collège avec une charge de prix à faire envie à ses
camarades.
Margot, sa ménagère, était une personne fort avenante; ne se mettant jamais en
colère quand il tombait une averse sur le grain coupé.
Les domestiques se plaisaient à la ferme; pourtant le père Blaise était triste,
si triste qu’on craignait qu’il n’en mourût, d’autant plus que son père et son
grand-père étaient, eux aussi, morts de tristesse, sans qu’on pût en savoir la
cause.
Souvent les deux enfants, Rose et André, en causaient avec leur mère.
« Toi qui passes pour si savant, disait Margot à son fils, tâche donc de guérir
ton père de sa tristesse. » André faisait bien tout ce qu’il pouvait, mais il
n’avançait guère.
Il aurait raconté pendant dix ans tous ses meilleurs tours de collège, que
Blaise se fut contenté de l’écouter gravement, car il contait bien, mais sans
pour cela sourire aucunement.
En désespoir de cause, Rose alla, sans rien dire, trouver la vieille Jeannette.
C’était une paysanne qui avait près de cent ans.
Par conséquent, ayant bien des fois vu naître et mourir pères, enfants et petits
enfants; connaissant l’histoire de chaque famille elle donnait quelquefois
d’excellents conseils, ce qui la faisait passer pour très habile.
Rose alla donc consulter Jeannette pour la tristesse de son père.
« Dame, ma fille, dit la vieille, je savons ben pourquoi; mais il ne serait pas
prudent de te le dire. » Rose insista tellement, elle promit si bien le secret,
et puis au fond la vieille Jeannette désirait tant raconter à la fillette tout
ce qu’elle savait et chercher ensemble les moyens de guérir son père, qu’elle
consentit.
« Mon grand-père m’a raconté, dit-elle, qu’il fut un temps où dans ce village la
disette fut telle que ceux qui avaient un peu de terre donnaient, quand ils
avaient des enfants, le champ entier pour un sac de blé, ou même d’orge, ou de
sarrasin. » Rose frissonnait! Le grand-père de Jeannette, qui avait cent ans,
cela devait être bien vieux!
Mais elle ne savait pourquoi ce commencement d’histoire lui faisait peur.
« Alors, continua la vieille, l’arrière-grand- père de votre père, qui
s’appelait François Blaise, commença à acheter beaucoup de petits champs à ceux
qui ne voulaient pas laisser mourir de faim leurs enfants ou leurs vieux
parents. » Rose fondait en larmes.
« Dame, ma fille, dit la vieille, t’as voulu savoir.
-Oui, ma bonne Jeannette, dit la jeune fille, il faut que je sache, pour que mon
père guérisse. » Et, séchant ses larmes, elle écouta avec fermeté.
Jeannette continua : « François Blaise, déjà riche, se maria richement, mais il
y avait dans le village des familles ruinées. Il prit la chose à coeur et
mourut.
« Son fils, à qui il avait, sans doute, recommandé quelque chose en mourant,
mais qui n’avait point osé le faire, prit tristesse au même âge; il mourut.
« Ton père est le cinquième. » Rose avait trouvé un expédient; mais il eût fallu
dire à son père qu’elle connaissait le secret.
« Que feriez-vous à ma place, Jeannette?
demanda-t-elle.
-Dame, Mamz’elle, c’est délicat! dit la vieille.
-Mais enfin, disait la pauvre jeune fille, en joignant les mains, comment rendre
ces maudits champs sans faire honte à notre père? » La vieille laissa échapper
étourdiment ces mots : « Il y a longtemps que j’y songions, nous deux Jean-
Claude : car c’est grand dommage de laisser mourir un pauvre brave homme qui
sera tant pleuré.
-Mon père, n’a-t-il jamais essayé, dit Rose, de rendre quelque chose?
-Dame, Mam’zelle, depuis ses arrière-grands- pères, ils ont toujours soutenu, en
dessous, les familles; mais ça ne leur satisfaisait pas encore la conscience, et
votre père, c’est de même. » Toutes deux se prirent à pleurer, tant la confiance
et la douleur de Rose avaient ému la bonne femme. Elle arriva alors à une
seconde étourderie, elle qui pourtant avait si forte tête, comme on disait dans
le pays.
« Je verrons avec Jean-Claude! » À peine ces paroles étaient-elles dites, que
Rose s’écriait : « Je comprends, Jeannette; vous et Jean-Claude descendez des
familles qui ont fait ces tristes marchés. » La vieille ne répondit pas.
Rose continua : « Ne me refusez pas ce que je vous vais demander. Vous et Jean-
Claude, vous êtes bien vieux, quoique ce soit le plus jeune de vos neveux; vous
allez venir demeurer parmi nous; mon père souffrira moins, et vous serez bien
choyés, bien heureux! » En parlant ainsi, elle rougissait la pauvre fille, car
au fond, les terres, si étrangement achetées par son aïeul, étaient beaucoup à
Jeannette.
Celle-ci eut pitié de l’enfant.
« Eh ben, oui, dit-elle, puisqu’il n’y a pas d’autre moyen! » Rose ne dormit pas
de la nuit.
C’était vraiment une heureuse inspiration que celle qui l’avait conduite chez
Jeannette.
Le lendemain, Rose conduisit chez son père, la centenaire et son neveu Jean-
Claude, le vieux berger.
« Père, dit Rose, voici une société qui va t’égayer. Maintenant, ces bons
vieillards demeureront avec nous. » Blaise rougit et pâlit, et puis son coeur
creva, comme on dit dans le village; et il raconta, en fondant en larmes,
comment de père en fils, recevant chacun le fatal récit et tous retenus par une
mauvaise honte, ils n’avaient qu’aidé les descendants des malheureux avec
lesquels son aïeul avait fait ces fatals marchés, et les terribles souffrances
que chacun d’eux avaient endurées.
Jean-Claude pleurait d’attendrissement.
« Qu’à ça ne tienne, père Blaise, dit Jeannette, gna pu que nous deux, Jean-
Claude et moi de ces familles-là, et je venons demeurer avec vous pour toujours.
À preuve que je baillons en héritage à André et à Rose tout ce que vous croyez
qu’est à nous, quoique vous en ayez donné petit à petit la valeur; mais je sais
pourquoi ça ne vous contentait pas. » Il fut fait, comme le disait Jeannette.
Voilà pourquoi Blaise ne mourut pas de tristesse, comme son père et ses grands-
pères.
Et voilà pourquoi Jeannette, vêtue de ses plus brillants atours, c’est-à-dire
d’une coiffe comme on en portait au temps de sa jeunesse, et d’un beau corsage
en pointe tout rouge sur une jupe rayée, assistait au mariage de Rose et d’André
avec les enfants de Nicolas Garoui, le Breton, qui, comme eux, avaient bon coeur
et avaient été bien éduqués.