Le Sang des Chiffres
On s’imagine
souvent que les nombres
sont blancs et froids
comme des cristaux de neige
et que les mathématiciens
skient sur leurs pentes
en respirant l’air le plus pur
On s’imagine
que c’est le meilleur refuge
contre les tourments de nos viscères
la pollution de nos cerveaux
les déchirements de nos familles
les haines entre nations et races
les sursauts de la barbarie
Et c’est bien vrai qu’ils peuvent l’être
si le mathématicien le mérite
c’est-à-dire s’il a bien compris
qu’ils sont souvent tout autre chose
et que d’innombrables cadavres
pourrissent cloués sur les chiffres
statistiques ou matricules
Il y a des nombres tranquilles
d’autres en danger d’explosion
il y a des nombres tout simples
et d’autres remplis de recoins
d’obscurités palpitations
de crissements et perspectives
grondements précipitations
Ce sont les calculs qui permettent
bombardements exploitations
aussi bien qu’envols délivrances
explorations et guérisons
il y a des nombres qui brûlent
et d’autres qui nous emprisonnent
dégoulinant de nos malheurs
Dans le labyrinthe des chiffres
il y jardins et donjons
plages délices et tortures
des ruisseaux de lave et de sang
à distiller en élixir
pour la fontaine de jouvence
où nous boirons la vie des dieux
Michel Butor