Sur la Réserve

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par Michel Butor
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Mon cher Indien, en cette année
où nous célébrons avec quelque tintamarre et malaise
le cinquième centenaire du hasardeux
premier voyage transatlantique de Christophe Colomb,
en faisant silence sur les migrations
et découvertes antérieures
dont nous savons à vrai dire fort peu de chose,
pourquoi ne te montres-tu pas plus raisonnable?
C’est vrai, il y a eu quelques massacres, mais c’était l’époque;
admettons même qu’en certaines régions il y en a eu beaucoup,
mais depuis quelques années cela a nettement diminué;
considérons calmement tout cela comme de l’histoire ancienne.
Oui, nous avons détruit de nombreuses cultures curieuses,
mais iras-tu sérieusement soutenir
que nos costumes trois-pièces, nos cravates et nos T-shirts
ne sont pas plus seyants que tes plumes d’antan?
Tu es un bon client pour nos supermarchés,
où nous tolérons un rayon pour ton artisanat;
tu portes le jean à merveille,
et nos casquettes de base-ball te donnent fière allure.
Si nous t’avons dérobé la plupart des objets que tu vénérais,
c’était pour les vendre à de grands collectionneurs,
ou les accumuler dans des musées où ils sont soignés
avec toutes les ressources des techniques les plus récentes.
Maintenant qu’il ne te reste presque plus rien,
vois comme nous sommes heureux de dénicher l’un des tiens
à peu près intact, comme si nous ne t’avions pas détruit;
sous quelle belle surveillance nous essayons de le garder!
Nous sommes si fiers de pouvoir dire dans un de nos congrès
que nous disposons d’un spécimen sans aucun métissage,
ce qui va nous permettre d’étudier ce que tu étais,
ce que naturellement tu n’aurais pu faire sans nous.
Que nous ne voulons pas que tu fasses avec nous.
car si nous admettions que tu peux nous enseigner qui tu es,
bientôt tu ne nous dirais plus seulement ce à quoi
nous avons pu ressembler dans un très lointain passé
Heureusement fort révolu, même si certains se laissent aller
à le parer de grâces paradisiaques,
mais ce que nous sommes aujourd’hui
avec nos gratte-ciel, laboratoires et tanks.
Si donc nous te laissons utiliser nos matériaux,
nos toiles, couleurs, pinceaux, contreplaqués ou colles
(les tiens étant de maniement bien trop difficile),
c’est pour satisfaire les goûts douteux de nos touristes.
Ou à l’extrême rigueur pour nous amuser à te voir nous imiter
avec tant de servile habileté qu’elle réussisse à masquer
presque la moindre trace de ton origine si ce n’est
celle qui marque à jamais ton infériorité.
Si nous te laissions te rendre compte du fait
que tu en sais beaucoup plus sur nous que nous sur toi,
y compris nos quelques spécialistes qui ont étudié ta tribu,
car c’est ta tribu tout entière qui a dû étudier la nôtre,
Alors c’est toi qui deviendrais peu à peu notre professeur,
même si tu devais aller chercher tes documents
dans les musées spécialisés où nous les avons relégués,
qui inventerais une nouvelle sorte d’ethnographie.
Et nous risquerions alors de nous réveiller Indiens,
une bien bizarre sorte d’Indiens qui se découvrirait
aussi étrangère à elle-même que nous avons pensé que tu l’étais,
que nous avons voulu, voulons que tu le sois.
Comment ne chercherions-nous pas à conserver la pureté
de notre race et l’exclusivité de notre art,
car si nous admettions qu’un artiste de chez toi
pouvait manifester génie égal à l’un de chez nous,
Il nous faudrait avouer que nos peintres aussi sont des “sorciers”,
puisque c’est le nom que nous employons,
et que tu voudrais sans doute nous en suggérer
un autre venu de ta propre langue;
Avouer qu’une part de nos déclarations d’ancienne modernité
sont en réalité symptômes de culpabilité:
lorsqu’au lieu de chercher le sens, nous disons qu’il n’y en a pas,
c’est que nous sommes effarés de celui qu’on pourrait trouver.
Reconnais donc, mon cher Indien, qu’avec tes sursauts de vitalité,
tu nous compliques diablement la vie;
mais je vois déjà trop bien que je pourrais ameuter
tous les conservateurs et douaniers de l’art ,
grommeleurs, persifleurs dans nos administrations et salons;
nous ne menons déjà plus qu’un combat d’arrière-garde;
tu es sorti de ta réserve,
et nul ne pourra plus jamais t’y confiner.

Michel Butor

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