La Cantate a Trois Voix – Théâtre
LAETA —
FAUSTA —
BEATA
LAETA
Cette heure qui est entre le printemps et l’été…
FAUSTA
Entre ce soir et demain l’heure seule qui est laissée…
BEATA
Sommeil sans aucun sommeil avant que ne renaisse le soleil…
LAETA
Nuit sans aucune nuit…
FAUSTA
Pleine d’oiseaux mystérieux sans cesse et du chant qu’on entend quand il est fini…
LAETA
…
De feuilles et d’un faible cri, et de mots tout bas, et du bruit…
FAUSTA
De l’eau lointaine qui tombe et du vent qui fuit!
BEATA /
Ciel tout pur sans nulle souillure,
Azur que la large lune emplit!
LAETA
Heure sereine!
FAUSTA
Tristesse et peine…
LAETA
Larmes vaines! tristesse et peine qui est vaine…
FAUSTA
Larmes en vain, peine vaine…
BEATA
De ce jour qui est accompli !
LAETA
Le printemps est déjà fini.
BEATA
Demain c’est le grand
Eté qui commence !
FAUSTA
Le jour immense !
LAETA
Le fruit de la terre immense !
FAUSTA
Le jour qui dure !
BEATA
Le ciel tout pur et le soleil par excellence !
LAETA
Maintenant c”est la nuit encore !
FAUSTA
Maintenant pour un peu de temps, encore…
LAETA
…
Que tardive et que menacée…
BEATA
C’est la dernière nuit avant l’Été!
FAUSTA
Qu’elle est belle!
LAETA
Le signe continuel de ce sapin sur le ciel…
FAUSTA
Qu’il est sombre et solennel !
LAETA
Chante, raconte, appelle, oiseau,
Philomèle!
BEATA
Jupiter…
FAUSTA
…
Luit sur nous, triomphal et vert.
BEATA
Vénus…
FAUSTA
…
N’est plus, et déjà, portant nos présents avec elle, aurum et tkus.
LAETA
…
Ayant passé de l’autre côté…
FAUSTA
…
Future, laissant ce qui est éteint…
LAETA
…
Nous précède dans le matin!
BEATA
Ah, sans nous donner le bonheur, notre droit,
La laisserons-nous tarir encore, sans rien saisir,
Cette heure qui n’est qu’une fois?
FAUSTA
Le moment d’où tout dépend.
LAETA
Le mot suprême de l’année
De la terre qui désire encore et qui veut parler !
FAUSTA /
Et de ce ciel autour de nous omniprésent
Qui palpite, qui sait tout, et qui attend?
LAETA
Quand le matin est une seule chose avec le soir.
FAUSTA
Et qu’au sein du jour illusoire
Qui s’assoupit, s’affranchit peu à peu la mémoire.
BEATA
Le regret s’est éteint avec l’espoir.
LAETA
Et qu’est-ce qui demeure?
BEATA
Le seul bonheur.
LAETA
Je n’entends que le vent tout bas et l’eau qui pleure!
FAUSTA
…
Le battement à peine de mon cœur…
LAETA
Et le long météore tout à coup qui éclate et qui tombe en cendres !
BEATA
C’est que vous ne savez pas entendre —
LAETA
Le ciel un instant épanoui…
FAUSTA
Ne nous montre que la nuit.
LAETA
Argus de toutes parts dans sa gloire…
FAUSTA
Cerne
Iô qui est aveugle et noire.
BEATA
C’est que vous ne savez pas voir.
FAUSTA
Parle, toi,
Beata, nous sommes là, celle-ci et moi.
BEATA
Toutes trois parées…
LAETA
Les bras et le sein dévoilés…
FAUSTA
Assises…
BEATA
La face levée au ciel…
FAUSTA
Nulle de l’autre regardée…
LAETA
…
Assises et demi-renversées
En robes solennelles
D’où dépasse la pointe d’un pied doré!
FAUSTA
Celui que j’aime…
LAETA
…
Celui que j’épouse demain
M’aimera-t-il toujours de même?
FAUSTA
Celui que j’aime,
Celui qui m’a quittée et qui est au loin
Va-t-il revenu- demain?
BEATA
Celui que j’aime
N’est plus, demain vers moi ne le ramènera ja
LAETA
Mort, dis-tu?
FAUSTA
Jamais il ne te sera rendu!
BEATA
Jamais il ne m’échappera plus.
LAETA
Et c’est toi qui nous parles de bonheur?
BËATA
Tout est fini pour moi de ce qui meurt.
FAUSTA
Que reste-t-il alors que tout est fini?
BEATA
Cette heure-ci qui n’est ni le jour, ni la nuit.
FAUSTA
Tout passe qui a commencé.
BEATA
Excepté
Cette heure même qui est entre le
Printemps et l’Été.
LAETA
Quoi, cet instant de l’année extrême et le plus aigu…
FAUSTA
Quand tout atteint le sommet et demande à n’être plus…
LAETA
Quelle demeure y trouveras-tu, et leurre de quelle vertu?
FAUSTA
Demain nous ne serons plus belles.
LAETA
Nous ne sommes que de pauvres femmes un moment, faibles et frêles.
BEATA
Mais invitées en ce jour parmi les choses éternelles.
FAUSTA
Parle pour nous trois,
Beata.
BEATA
Et que faut-il que je dise?
FAUSTA
Chante, explique.
Ce qu’au fond de mon cœur je comprends déjà
Obscurément, comment ce moment unique,
Suprême et le plus aigu,
Pour un moment est déjà ce qui ne passera plus.
BEATA
Et toi, que dis-tu,
Laeta?
LAETA
Laisse-moi et chante!
Que j’entende seulement dans le clair de lune une
voix de femme éclatante,
Puissante et grave, persuasive et suave,
Avec la mienne en même temps en silence qui la
devance et qui invente
Et tout bas lui donne l’octave!
FAUSTA
Et ces deux voix de tes sœurs prêtes à se lever
Sous la tienne, explique-leur pourquoi
Le bonheur
Est de cette heure même ,
Où celui que notre cœur aime nous manque.
LAETA
Dis seulement la rose!
BEATA
Quelle rose?
LAETA
…
Du monde entier en cette fleur suprême éclose!
(Gallimard, éditeur.)
Cantique de l’ombre
BEATA
Avant qu’une fois encore
Us deux moitiés -de l’univers se divisent,
Et que la nuit se rompe par le milieu qui est commune aux morts et aux vivants/
Avant que la nuit de nouveau nous abandonne, pleine de ceux qui nous sont chers,
Et que cessant de remplir nos demeures, elle reflue de nouveau et nous quitte comme une terre dont l’eau s’exprime!
Et toi qui m’as quittée, adieu une fois encore!
Avant que tu reviennes de nouveau te présenter sur le miroir de mon âme, ,
Comme les dieux sous le diaphragmé au plus profond de la bête ont placé le foie poli et brillant que les sacrificateurs interrogent!
A présent c’est le moment de la lutte entre la lumière et l’ombre et ce monde solide tressaille et semble saisi d’ivresse!
Tout remue et chancelle et se transforme et semble danser,
Et sur les plaines chatoyantes se peignent des images démesurées.
Voici le monde plus rouge que la caverne des
Cabires
Et le torrent des ombres descend le long de la paroi.
Tout se meut! c’est la
Création qui reprend contact avec elle-même et le mot d’ordre à l’infini se propage et se multiplie!
C’est l’immense procession autour de nous qui se remet en ordre avant qu’à pleins bords elle recommence à passer!
Et je vois de mes yeux autour de moi ma prison qui coule et qui s’en va!
Je suis l’hôte de ce fleuve ininterrompu.
(Et dirai-je que tout s’en va ou que tout revient vers nous?)
Et qu’il est facile en plein courant d’être détaché et de ne tenir à rien!
Avant que le temps recommence,
Avant que l’ombre de nouveau, cherchant sa place, revienne se poser sur notre corps comme la flamme sur le flambeau!
Que le soleil de ce monde triomphe, nous refusons d’être pénétrés,
Et refoulés, acculés, nous lui opposons cette invincible paroi,
Afin que, nous-mêmes d’un côté et de l’autre les flammes de la
Forge,
Toutes choses dessus se peignent et l’image de ce qui nous regarde.
Jusqu’à ce que nos ténèbres et celles qui grandissent à l’Orient de nouveau
Courent au-devant l’une de l’autre et que la première vague de cette sombre marée ébranle de nouveau la barque!
Jusqu’à ce que la mer de nouveau fasse défaut sous ma quille!
Ah! pas plus moelleusement une vieille nef au piège de quelque
Célèbe n’épousera la borne occulte sous la mer
Qjte toute mon âme d’avance ne se prête à ce choc ténébreux!
Ah! il est plus malaisé pour l’âme que pour le corps de mourir et de trouver sa fin!
Où finit le corps sinon où l’autre corps à lui se fait sentir?
Où finit le son sinon à l’oreille qui lui est accordée? où le parfum, ailleurs que dans le cœur qui l’aspire?
Et où finit ma voix, sinon
A ces deux voix fondues que le jour va disjoindre,
Les vôtres, mes sœurs?
Et où finit la femme sinon dans l’âme prédestinée et ce port qui la contient de tous côtés
De l’époux qui d’être ailleurs ne lui laisse aucune liberté?
Salut de nouveau, ô toi qui m’as quittée!
Jadis au bord de ce fleuve d’Egypte, en ce temps de nos noces,
En ces jours d’un temps étrange et plus long que les dieux nous ont comptés et mesurés,
Tu me disais : « visage dans les ténèbres! double et funèbre iris!
Laisse-moi regarder tes yeux!
Laisse-moi lire ces choses qui se peignent sur le mur de ton âme et que toi-même ne connais pas!
Est-il vrai que je vais mourir? dis, ne suis-je donc autre chose que cette présence précaire et misérable? est-ce dans le temps que je t’ai épousée?
Trois fois le papillon blanc n’aura pas jpalpité dans le rayon de cette lune
Sarrazine
Que déjà je me suis dispersé!
Ne suis-je pas autre chose que cette main que tu veux saisir et ce poids un instant sur ta couche?
La nuit passe, le jour revient;
Beata! »
Et je répondais : «
Qu’importe le jour? Éteins cette lumière! Éteins promptement cette lumière qui ne me permet de voir que ton visage! »