Anne

Paul Valéry
par Paul Valéry
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Anne qui se mélange au drap pâle et délaisse

Des cheveux endormis sur ses yeux mal ouverts

Mire ses bras lointains tournés avec mollesse

Sur la peau sans couleur du ventre découvert.
Elle vide, elle enfle d’ombre sa gorge lente,

Et comme un souvenir pressant ses propres chairs,

Une bouche brisée et pleine d’eau brûlante

Roule le goût immense et le reflet des mers.
Enfin désemparée et libre d’être fraîche,

La dormeuse déserte aux touffes de couleur

Flotte sur son lit blême, et d’une lèvre sèche,

Tette dans la ténèbres un souffle amer de fleur.
Et sur le linge où l’aube insensible se plisse,

Tombe, d’un bras de glace effleuré de carmin,

Toute une main défaite et perdant le délice

À travers ses doigts nus dénoués de l’humain.
Au hasard! À jamais, dans le sommeil sans hommes

Pur des tristes éclairs de leurs embrassements,

Elle laisse rouler les grappes et les pommes

Puissantes, qui pendaient aux treilles d’ossements,
Qui riaient, dans leur ambre appelant les vendanges,

Et dont le nombre d’or de riches mouvements

Invoquait la vigueur et les gestes étranges

Que pour tuer l’amour inventent les amants…
*
Sur toi, quand le regard de leurs âmes s’égare,

Leur coeur bouleversé change comme leurs voix,

Car les tendres apprêts de leur festin barbare

Hâtent les chiens ardents qui tremblent dans ces rois…
À peine effleurent-ils de doigts errants ta vie,

Tout leur sang les accable aussi lourd que la mer,

Et quelque violence aux abîmes ravie

Jette ces blancs nageurs sur tes roches de chair…
Récifs délicieux, Île toute prochaine,

Terre tendre, promise aux démons apaisés,

L’amour t’aborde, armé des regards de la haine,

Pour combattre dans l’ombre une hydre de baisers!
*
Ah, plus nue et qu’imprègne une prochaine aurore,

Si l’or triste interroge un tiède contour,

Rentre au plus pur de l’ombre où le Même s’ignore,

Et te fais un vain marbre ébauché par le jour!
Laisse au pâle rayon ta lèvre violée

Mordre dans un sourire un long germe de pleur,

Masque d’âme au sommeil à jamais immolée

Sur qui la paix soudaine a surpris la douleur!
Plus jamais redorant tes ombres satinées,

La vieille aux doigts de feu qui fendent les volets

Ne viendra t’arracher aux grasses matinées

Et rendre au doux soleil tes joyeux bracelets…
Mais suave, de l’arbre extérieur, la palme

Vaporeuse remue au delà du remords,

Et dans le feu, parmi trois feuilles, l’oiseau calme

Commence le chant seul qui réprime les morts.

Paul Valéry

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