Ébauche d’un serpent

Paul Valéry
par Paul Valéry
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A Henri Ghéon.
Parmi l’arbre, la brise berce

La vipère que je vêtis;

Un sourire, que la dent perce

Et qu’elle éclaire d’appétits,

Sur le Jardin se risque et rôde,

Et mon triangle d’émeraude

Tire sa langue à double fil…

Bête que je suis, mais bête aiguë,

De qui le venin quoique vil

Laisse loin la sage ciguë!
Suave est ce temps de plaisance!

Tremblez, mortels! Je suis bien fort

Quand jamais à ma suffisance,

Je bâille à briser le ressort!

La spendeur de l’azur aiguise

Cette guivre qui me déguise

D’animale simplicité;

Venez à moi, race étourdie!

Je suis debout et dégourdie,

Pareille à la nécessité!
Soleil, soleil!… Faute éclatante!

Toi qui masques la mort, Soleil,

Sous l’azur et l’or d’une tente

Où les fleurs tiennent leur conseil;

Par d’impénétrables délices,

Toi, le plus fier de mes complices,

Et de mes pièges le plus haut,

Tu gardes le coeur de connaître

Que l’univers n’est qu’un défaut

Dans la pureté du Non-être!
Grand Soleil, qui sonnes l’éveil

À l’être, et de feux l’accompagnes,

Toi qui l’enfermes d’un sommeil

Trompeusement peint de campagnes,

Fauteur des fantômes joyeux

Qui rendent sujette des yeux

La présence obscure de l’âme,

Toujours le mensonge m’a plu

Que tu répands sur l’absolu,

Ô roi des ombres fait de flamme!
Verse-moi ta brute chaleur,

Où vient ma paresse glacée

Rêvaser de quelque malheur

Selon ma nature enlacée…

Ce lieu charmant qui vit la chair

Choir et se joindre m’est très cher!

Ma fureur, ici, se fait mûre;

Je la conseille et la recuis,

Je m’écoute, et dans mes circuits,

Ma méditation murmure…
Ô Vanité! Cause Première!

Celui qui règne dans les Cieux,

D’une voix qui fut la lumière

Ouvrit l’univers spacieux.

Comme las de son pur spectacle,

Dieu lui-même a rompu l’obstacle

De sa parfaite éternité;

Il se fit Celui qui dissipe

En conséquences, son Principe,

En étoiles, son Unité.
Cieux, son erreur! Temps, sa ruine!

Et l’abîme animal, béant!…

Quelle chute dans l’origine

Étincelle au lieu de néant!…

Mais, le premier mot de son Verbe,

MOI!… Des astres le plus superbe

Qu’ait parlés le fou créateur,

Je suis!… Je serai!… J’illumine

La diminution divine

De tous les feux du Séducteur!
Objet radieux de ma haine,

Vous que j’aimais éperdument,

Vous qui dûtes de la géhenne

Donner l’empire à cet amant,

Regardez-vous dans ma ténèbre!

Devant votre image funèbre,

Orgueil de mon sombre miroir,

Si profond fut votre malaise

Que votre souffle sur la glaise

Fut un soupir de désespoir!
En vain, Vous avez, dans la fange,

Pétri de faciles enfants,

Qui de Vos actes triomphants

Tout le jour Vous fissent louange!

Sitôt pétris, sitôt soufflés,

Maître Serpent les a sifflés,

Les beaux enfants que Vous créâtes!

Holà! dit-il, nouveaux venus!

Vous êtes des hommes tout nus,

Ô bêtes blanches et béates!
À la ressemblance exécrée,

Vous fûtes faits, et je vous hais!

Comme je hais le Nom qui crée

Tant de prodiges imparfaits!

Je suis Celui qui modifie,

Je retouche au coeur qui s’y fie,

D’un doigt sûr et mystérieux!…

Nous changerons ces molles oeuvres,

Et ces évasives couleuvres

En des reptiles furieux!
Mon Innombrable Intelligence

Touche dans l’âme des humains

Un instrument de ma vengeance

Qui fut assemblé de tes mains!

Et ta Paternité voilée,

Quoique, dans sa chambre étoilée,

Elle n’accueille que l’encens,

Toutefois l’excès de mes charmes

Pourra de lointaines alarmes

Troubler ses desseins tout-puissants!
Je vais, je viens, je glisse, plonge,

Je disparais dans un coeur si pur!

Fut-il jamais de sein si dur

Qu’on n’y puisse loger un songe!

Qui que tu sois, ne suis-je point

Cette complaisance qui poind

Dans ton âme lorsqu’elle s’aime?

Je suis au fond de sa faveur

Cette inimitable saveur

Que tu ne trouves qu’à toi-même!
Ève, jadis, je la surpris,

Parmi ses premières pensées,

La lèvre entr’ouverte aux esprits

Qui naissaient des roses bercés.

Cette parfaite m’apparut,

Son flanc vaste et d’or parcouru

Ne craignant le soleil ni l’homme;

Tout offerte aux regards de l’air

L’âme encore stupide, et comme

Interdite au seuil de la chair.
Ô masse de béatitude,

Tu es si belle, juste prix

De la toute sollicitude

Des bons et des meilleurs esprits!

Pour qu’à tes lèvres ils soient pris

Il leur suffit que tu soupires!

Les plus purs s’y penchent les pires,

Les plus durs sont les plus meurtris…

Jusques à moi, tu m’attendris,

De qui relèvent les vampires!
Oui! De mon poste de feuillage

Reptile aux extases d’oiseau,

Cependant que mon babillage

Tissait de ruses le réseau,

Je te buvais, ô belle sourde!

Calme, claire, de charmes lourde,

Je dormirais furtivement,

L’oeil dans l’or ardent de ta laine,

Ta nuque énigmatique et pleine

Des secrets de ton mouvement!
J’étais présent comme une odeur,

Comme l’arome d’une idée

Dont ne puisse être élucidée

L’insidieuse profondeur!

Et je t’inquiétais, candeur,

Ô chair mollement décidée,

Sans que je t’eusse intimidée,

À chanceler dans la splendeur!

Bientôt, je t’aurai, je parie,

Déjà ta nuance varie!
(La superbe simplicité

Demande d’immense égards!

Sa transparence de regards,

Sottise, orgueil, félicité,

Gardent bien la belle cité!

Sachons lui créer des hasards,

Et par ce plus rare des arts,

Soit le coeur pur sollicité;

C’est là mon fort, c’est là mon fin,

À moi les moyens de ma fin!)
Or, d’une éblouissante bave,

Filons les systèmes légers

Où l’oisive et l’Ève suave

S’engage en de vagues dangers!

Que sous une charge de soie

Tremble la peau de cette proie

Accoutumée au seul azur!…

Mais de gaze point de subtile,

Ni de fil invisible et sûr,

Plus qu’une trame de mon style!
Dore, langue! dore-lui les

Plus doux des dits que tu connaisses!

Allusions, fables, finesses,

Mille silences ciselés,

Use de tout ce qui lui nuise:

Rien qui ne flatte et ne l’induise

À se perdre dans mes desseins,

Docile à ces pentes qui rendent

Aux profondeurs des bleus bassins

Les ruisseaux qui des cieux descendent!
Ô quelle prose non pareille,

Que d’esprit n’ai-je pas jeté

Dans le dédale duveté

De cette merveilleuse oreille!

Là, pensais-je, rien de perdu;

Tout profite au coeur suspendu!

Sûr triomphe! si ma parole,

De l’âme obsédant le trésor,

Comme une abeille une corolle

Ne quitte plus l’oreille d’or!
« Rien, lui soufflais-je, n’est moins sûr

Que la parole divine, Ève!

Une science vive crève

L’énormité de ce fruit mûr

N’écoute l’Être vieil et pur

Qui maudit la morsure brève

Que si ta bouche fait un rêve,

Cette soif qui songe à la sève,

Ce délice à demi futur,

C’est l’éternité fondante, Ève! »
Elle buvait mes petits mots

Qui bâtissaient une oeuvre étrange;

Son oeil, parfois, perdait un ange

Pour revenir à mes rameaux.

Le plus rusé des animaux

Qui te raille d’être si dure,

Ô perfide et grosse de maux,

N’est qu’une voix dans la verdure.

-Mais sérieuse l’Ève était

Qui sous la branche l’écoutait!
« Âme, disais-je, doux séjour

De toute extase prohibée,

Sens-tu la sinueuse amour

Que j’ai du Père dérobée?

Je l’ai, cette essence du Ciel,

À des fins plus douces que miel

Délicatement ordonnée…

Prends de ce fruit… Dresse ton bras!

Pour cueillir ce que tu voudras

Ta belle main te fut donnée! »
Quel silence battu d’un cil!

Mais quel souffle sous le sein sombre

Que mordait l’Arbre de son ombre!

L’autre brillait, comme un pistil!

-Siffle, siffle! me chantait-il!

Et je sentais frémir le nombre,

Tout le long de mon fouet subtil,

De ces replis dont je m’encombre:

Ils roulaient depuis le béryl

De ma crête, jusqu’au péril!
Génie! Ô longue impatience!

À la fin, les temps sont venus,

Qu’un pas vers la neuve Science

Va donc jaillir de ces pieds nus!

Le marbre aspire, l’or se cambre!

Ces blondes bases d’ombre et d’ambre

Tremblent au bord du mouvement!…

Elle chancelle, la grande urne,

D’où va fuir le consentement

De l’apparente taciturne!
Du plaisir que tu te proposes

Cède, cher corps, cède aux appâts!

Que ta soif de métamorphoses

Autour de l’Arbre du Trépas

Engendre une chaîne de poses!

Viens sans venir! forme des pas

Vaguement comme lourds de roses…

Danse cher corps… Ne pense pas!

Ici les délices sont causes

Suffisantes au cours des choses!…
Ô follement que je m’offrais

Cette infertile jouissance:

Voir le long pur d’un dos si frais

Frémir la désobéissance!…

Déjà délivrant son essence

De sagesse et d’illusions,

Tout l’Arbre de la Connaissance

Échevelé de visions,

Agitait son grand corps qui plonge

Au soleil, et suce le songe!
Arbre, grand Arbre, Ombre des Cieux,

Irrésistible Arbre des arbres,

Qui dans les faiblesses des marbres,

Poursuis des sucs délicieux,

Toi qui pousses tels labyrinthes

Par qui les ténèbres étreintes

S’iront perdre dans le saphir

De l’éternelle matinée,

Douce perte, arôme ou zéphir,

Ou colombe prédestinée,
Ô Chanteur, ô secret buveur

Des plus profondes pierreries,

Berceau du reptile rêveur

Qui jeta l’Ève en rêveries,

Grand Être agité de savoir,

Qui toujours, comme pour mieux voir,

Grandis à l’appel de ta cime,

Toi qui dans l’or très pur promeus

Tes bras durs, tes rameaux fumeux,

D’autre part, creusant vers l’abîme,
Tu peux repousser l’infini

Qui n’est fait que de ta croissance,

Et de la tombe jusqu’au nid

Te sentir toute Connaissance!

Mais ce vieil amateur d’échecs,

Dans l’or oisif des soleils secs,

Sur ton branchage vient se tordre;

Ses yeux font frémir ton trésor.

Il en cherra des fruits de mort,

De désespoir et de désordre!
Beau serpent, bercé dans le bleu,

Je siffle, avec délicatesse,

Offrant à la gloire de Dieu

Le triomphe de ma tristesse…

Il me suffit que dans les airs,

L’immense espoir de fruits amers

Affole les fils de la fange…

-Cette soif qui te fit géant,

Jusqu’à l’Être exalte l’étrange

Toute-Puissance du Néant!

Paul Valéry

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