La grâce

Paul Verlaine
par Paul Verlaine
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À Armand Silvestre

Un cachot. Une femme à genoux, en prière.
Une tête de mort est gisante par terre,
Et parle, d’un ton aigre et douloureux aussi.
D’une lampe au plafond tombe un rayon transi.

« Dame Reine. — Encor toi, Satan ! — Madame Reine.
— « Ô Seigneur, faites mon oreille assez sereine
« Pour ouïr sans l’écouter ce que dit le Malin ! »
— « Ah ! ce fut un vaillant et galant châtelain
« Que votre époux ! Toujours en guerre ou bien en fête,
« (Hélas ! j’en puis parler puisque je suis sa tête.)
« Il vous aima, mais moins encore qu’il n’eût dû.
« Que de vertu gâtée et que de temps perdu
« En vains tournois, en cours d’amour loin de sa dame
Qui belle et jeune prit un amant, la pauvre âme ! » —
— « Ô Seigneur, écartez ce calice de moi ! » —
— « Comme ils s’aimèrent ! Ils s’étaient juré leur foi
De s’épouser sitôt que serait mort le maître,
Et le tuèrent dans son sommeil d’un coup traître. »
— « Seigneur, vous le savez, dès le crime accompli,
J’eus horreur, et prenant ce jeune homme en oubli,
Vins au roi, dévoilant l’attentat effroyable,
Et pour mieux déjouer la malice du diable,
J’obtins qu’on m’apportât en ma juste prison
La tête de l’époux occis en trahison :
Par ainsi le remords, devant ce triste reste,
Me met toujours aux yeux mon action funeste,
Et la ferveur de mon repentir s’en accroît,
Ô Jésus ! Mais voici : le Malin qui se voit
Dupe et qui voudrait bien ressaisir sa conquête
S’en vient-il pas loger dans cette pauvre tête
Et me tenir de faux propos insidieux ?
Ô Seigneur, tendez-moi vos secours précieux ! »
— « Ce n’est pas le démon, ma Reine, c’est moi-même,
Votre époux, qui vous parle en ce moment suprême,
Votre époux qui, damné (car j’étais en mourant
En état de péché mortel), vers vous se rend,
Ô Reine, et qui, pauvre âme errante, prend la tête
Qui fut la sienne aux jours vivants pour interprète
Effroyable de son amour épouvanté. »
— « Ô blasphème hideux, mensonge détesté !
Monsieur Jésus, mon maître adorable, exorcise
Ce chef horrible et le vide de la hantise
Diabolique qui n’en fait qu’un instrument
Où souffle Belzébuth fallacieusement
Comme dans une flûte on joue un air perfide ! »
— « Ô douleur, une erreur lamentable te guide,
Reine, je ne suis pas Satan, je suis Henry ! » —
— « Oyez, Seigneur, il prend la voix de mon mari !
À mon secours, les Saints, à l’aide, Notre Dame ! » —
— « Je suis Henry, du moins, Reine, je suis son âme
Qui, par sa volonté, plus forte que l’enfer,
Ayant su transgresser toute porte de fer
Et de flamme, et braver leur impure cohorte,
Hélas ! vient pour te dire avec cette voix morte
Qu’il est d’autres amours encor que ceux d’ici,
Tout immatériels et sans autre souci
Qu’eux-mêmes, des amours d’âmes et de pensées.
Ah, que leur fait le Ciel ou l’enfer. Enlacées,
Les âmes, elles n’ont qu’elles-mêmes pour but !
L’enfer pour elles c’est que leur amour mourût,
Et leur amour de son essence est immortelle !
Hélas ! moi, je ne puis te suivre aux cieux, cruelle
Et seule peine en ma damnation. Mais toi,
Damne-toi ! Nous serons heureux à deux, la loi
Des âmes, je te dis, c’est l’alme indifférence
Pour la félicité comme pour la souffrance
Si l’amour partagé leur fait d’intimes cieux.
Viens afin que l’enfer jaloux, voie, envieux,
Deux damnés ajouter, comme on double un délice,
Tous les feux de l’amour à tous ceux du supplice,
Et se sourire en un baiser perpétuel ! »
« — Âme de mon époux, tu sais qu’il est réel
Le repentir qui fait qu’en ce moment j’espère
En la miséricorde ineffable du Père
Et du Fils et du Saint-Esprit ! Depuis un mois
Que j’expie, attendant la mort que je te dois,
En ce cachot trop doux encor, nue et par terre,
Le crime monstrueux et l’infâme adultère
N’ai-je pas, repassant ma vie en sanglotant,
Ô mon Henry, pleuré des siècles cet instant
Où j’ai pu méconnaître en toi celui qu’on aime ?
Va, j’ai revu, superbe et doux, toujours le même,
Ton regard qui parlait délicieusement
Et j’entends, et c’est là mon plus dur châtiment,
Ta noble voix, et je me souviens des caresses !
Or si tu m’as absoute et si tu t’intéresses
À mon salut, du haut des cieux, ô cher souci,
Manifeste-toi, parle, et démens celui-ci
Qui blasphème et vomit d’affreuses hérésies ! » —
— « Je te dis que je suis damné ! Tu t’extasies
En terreurs vaines, ô ma Reine. Je te dis
Qu’il te faut rebrousser chemin du Paradis,
Vain séjour du bonheur banal et solitaire
Pour l’amour avec moi ! Les amours de la terre
Ont, tu le sais, de ces instants chastes et lents :
L’âme veille, les sens se taisent somnolents,
Le cœur qui se repose et le sang qui s’affaisse
Font dans tout l’être comme une douce faiblesse.
Plus de désirs fiévreux, plus d’élans énervants,
On est des frères et des sœurs et des enfants,
On pleure d’une intime et profonde allégresse,
On est les cieux, on est la terre, enfin on cesse
De vivre et de sentir pour s’aimer au delà,
Et c’est l’éternité que je t’offre, prends-la !
Au milieu des tourments nous serons dans la joie,
Et le Diable aura beau meurtrir sa double proie,
Nous rirons, et plaindrons ce Satan sans amour.
Non, les Anges n’auront dans leur morne séjour
Rien de pareil à ces délices inouïes ! » —

La Comtesse est debout, paumes épanouies.
Elle fait le grand cri des amours surhumains,
Puis se penche et saisit avec ses pâles mains
La tête qui, merveille ! a l’aspect de sourire.
Un fantôme de vie et de chair semble luire
Sur le hideux objet qui rayonne à présent
Dans un nimbe languissamment phosphorescent.
Un halo clair, semblable à des cheveux d’aurore
Tremble au sommet et semble au vent flotter encore
Parmi le chant des cors à travers la forêt.
Les noirs orbites ont des éclairs, on dirait
De grands regards de flamme et noirs. Le trou farouche
Au rire affreux, qui fut, Comte Henry, votre bouche
Se transfigure rouge aux deux arcs palpitants
De lèvres qu’auréole un duvet de vingt ans,
Et qui pour un baiser se tendent savoureuses…
Et la Comtesse à la façon des amoureuses
Tient la tête terrible amplement, une main
Derrière et l’autre sur le front, pâle, en chemin
D’aller vers le baiser spectral, l’âme tendue,
Hoquetant, dilatant sa prunelle perdue
Au fond de ce regard vague qu’elle a devant…
Soudain elle recule, et d’un geste rêvant
(Ô femmes, vous avez ces allures de faire !)
Elle laisse tomber la tête qui profère
Une plainte, et, roulant, sonne creux et longtemps :
— « Mon Dieu, mon Dieu, pitié ! Mes péchés pénitents
Lèvent leurs pauvres bras vers ta bénévolence,
Ô ne les souffre pas criant en vain ! Ô lance
L’éclair de ton pardon qui tuera ce corps vil !
Vois que mon âme est faible en ce dolent exil
Et ne la laisse pas au Mauvais qui la guette !
Ô que je meure ! »
Avec le bruit d’un corps qu’on jette,
La Comtesse à l’instant tombe morte, et voici :
Son âme en blanc linceul, par l’espace éclairci
D’une douce clarté d’or blond qui flue et vibre
Monte au plafond ouvert désormais à l’air libre
Et d’une ascension lente va vers les cieux.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La tête est là, dardant en l’air ses sombres yeux
Et sautèle dans des attitudes étranges :
Telle dans les Assomptions des têtes d’anges,
Et la bouche vomit un gémissement long,
Et des orbites vont coulant des pleurs de plomb.

Paul Verlaine

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