Ode saphique XXX
Belle dont les yeux doucement m’ont tué
Par un doux regard qu’au cœur ils m’ont rué,
Et m’ont en un roc insensible mué
En mon poil grison,
Que j’estois heureux en ma jeune saison,
Avant qu’avoir beu l’amoureuse poison !
Bien loin de souspirs, de pleurs et de prison,
Libre je vivoy.
Sans servir autruy, tout seul je me servoy ;
Engagé n’avois ny mon cœur ny ma foy ;
De ma volonté j’estois seigneur et roy.
Ô fascheux Amour !
Pourquoy dans mon cœur as-tu fait ton sejour ?
Je languis la nuit, je souspire le jour ;
Le sang tout gelé se ramasse à l’entour
De mon cœur transi.
Mon traistre penser me nourrit de souci ;
L’esprit y consent et la raison aussi.
Longtemps en tel mal vivre ne puis ainsi :
La mort vaudroit mieux.
Devallon là bas à ce bord stygieux ;
D’amour ny du jour je ne veux plus jouyr.
Pour ne voir plus rien je veux perdre les yeux
Comme j’ay l’ouyr.