A l’est d’êden

Pierre Emmanuel
par Pierre Emmanuel
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La lumière à l’est d’Éden est celle d’avant l’origine

Nostalgie de n’être rien douce aux précaires cœurs humains Une peur les fait camper en lisière du lendemain S’imaginant sur le soir que le jour neuf les illumine

Quand ils s’endorment leurs cils sont déjà roux comme l’aurore Ils s’éveillent et la nuit n’aura duré qu’un clignement Le jour lui n’est que l’instant que précède immédiatement La lueur du vent rasant l’eau plombée immuable encore

Us ne s’éloignent jamais de cette orée infranchissable

Ne la perdant pas de vue ils la rêvent les yeux ouverts

Qui est dans leur âme l’Ame en gésine d’un univers

Où leurs pieds laissent sans fin leur trace nulle dans le sable

Nomades qui tout le jour mènent le lent troupeau des ombres Paître vers l’ouest puis vers l’est d’un symétrique mouvement Vif de gestes le matin porte les pâtres en avant Le pensif après-midi les guide vers leurs tentes sombres

Chaque soir les trouve donc au lieu même où le jour se lève Comme s’ils avaient osé le tour de la terre entre-temps Ou n’avaient fait vainement qu’attendre ce commencement Advenu pour ceux-là seuls qui s’en éloignent sans trêve

Ainsi l’éternel retour paradoxe de tant d’errance

Refait-il de leur journée le sein qu’ils n’auront pas quitté

Et de tous ces jours pareils un seul miroir d’éternité

Le rond d’un Œil qui les voit sans qu’ils troublent sa transparence

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Comme si la Bonté ne pouvait s’arracher

A ces terres marquées au fer par la Justice,

Une candeur semble rosir le bleu des airs

Et s’attarde à la joue des femmes. Plus que l’homme

Dieu regrette son Paradis car seul II sait

Que sa splendeur infiniment leur fut commune.

Tant de Beauté n’est point perdue mais retirée

En un futur antérieur inconcevable

Où Dieu dans l’homme lit sa Gloire restaurée.

Et l’homme? Il se souvient mais comme dans un

Où tout désir d’une mémoire est interdit.

Car la Colère siège là : sa foudre aveugle.

Même l’azur est menaçant : sa nostalgie

Pèse sur l’homme cependant qu’il le contemple.

C’est une absence que ravive en la comblant

La femme ouverte qui se donne. Dieu Lui-Même

En ressent la poignante joie au fond de Soi

Quand II partage avec Adam la jouissance

Qu’Eve répand en se donnant sur l’univers.

Ainsi dans ce danger et cet exil qu’est l’être

L’espoir se creuse du retour vers la Patrie.

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Le bleu, le vert soufré, l’or blanc, le rose mauve Le ciste, le genêt, la bourrache, le thym La tendre euphorbe et l’asphodèle des chemins Tout ce qui reste d’un avril paradisiaque… Abel enfant avait erré dans ces couleurs Son âme en avait pris l’odeur de la garrigue : Adulte il en gardait le goût des horizons Et marchait en avant comme on gravit des pentes. C’est ainsi qu’il devint berger : par libre choix De l’espace qui n’est qu’à Dieu et qui ne mène En aucun lieu dont l’homme dise : C’est à moi. Il s’y laissait guider par l’ombre de ses bêtes Et quand venait midi retournait sur ses pas Tandis que l’ombre s’allongeait vers la lisière De la nuit où conduit par elle il pénétrait. Il mourait chaque soir pour renaître avec l’aube Lui, ses femmes, ses fils et filles, ses troupeaux. Dieu lui donnait le vent salubre, l’eau des sources Les baies dans la montagne et l’herbe des plateaux. Dieu lui donnait jour après jour la subsistance Ce qu’Abel recevait c’était l’être et la vie Ayant reçu il les offrait pour rendre grâces Ne pouvant rien donner que Dieu ne lui donnât Heureux que Dieu lui mît dans les mains son offrande Pour qu’en son Nom Très Saint il la Lui présentât. Et Dieu voyant qu’Abel n’attendait de soi-même Rien sinon d’être ouvert humblement à ses dons Agréait l’offre de ce rien, ce peu de cendre

Cendre? Non, braise inextinguible qui dorait A l’Est la foi, l’unique Jour qui recommence.

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Quand il ferme les yeux son âme est la voûte du Paradis Au-dessus du portail béant deux pudiques figures nues Entre elles l’arbre sur lequel plane au tympan une colombe C’est là le songe chaque nuit aussi naïf roide et pieux Où prend source dans le sommeil l’homme issu du tréfonds des âges

Ces père et mère fille ou fils ne les conçoit que séparés Tremblant en eux de découvrir son propre sexe ou son contraire Que ce soit cette fente usée ou bien ce membre racorni Comme si de se voir conçu était chose interdite à l’homme Et frappant toute vie de honte avec la génération

Ces deux figures cependant sont jeunes comme l’Origine Que derrière elles perçoit l’Ame en des ténèbres constellées Où nul jour n’interdit encore leur Acte illuminant le songe Acte rouvrant le seuil tout grand à d’éternels commencements Dont les acteurs co-étemels sont n’importe quel couple au monde

Abel demeure les yeux clos et par degrés retourne au sein

Ou bien ses yeux sont-ils ouverts au point d’être le ciel lui-même

Où sa pensée s’anéantit dans son vertige vertical

A force de se concentrer sur un point pur sans existence

Semblable au germe qui déjà avant d’être irradie en tout

Ainsi réunit-il en lui le couple saint avant de naître

Non plus du père et de la mère mais de cet Un que Dieu rêva

Tel que restant indivisible il pût s’aimer autre que soi

Et d’un regard à deux foyers tracer en soi l’orbe d’un monde

D’autant plus libre de se fuir qu’il fût fait d’une même chair

Abel entend de nuit son cœur qui bat seul et paisible au centre

Il sent au rythme de son sein la terre égale respirer

Sa femme nue à son flanc nu de tout vivant c’est lui la Mère

Son membre rêve glorieux qu’il est l’axe du Paradis

A moins que Dieu ne rêve en lui que le sixième jour se lève

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De s’éveiller chaque matin avec la même confiance Lui fait de chaque jour nouveau un même Jour originel Il retrouve journellement ce Jour unique où tout commence Car chaque nuit en s’endormant il oublie tout dans l’éternel

Ses années couleront ainsi et celles de sa descendance Toutes ensemble ne formant qu’un seul tour de la roue du Ciel Chaque souffle de leurs poumons renouvelant leur existence Lui et les siens n’auront subi nulle atteinte du temps mortel

Passant mais sans se voir passer comme les autres créatures Naissent croissent se multiplient vont vers la mort sans qu’elles

durent Et n’étant plus sont à jamais dans la parfaite Identité

Dont Abel est le célébrant au nom de la nature entière

Qui par lui s’offre d’elle-même sans qu’elle ait rien à présenter

Que cette Vie qu’elle transmet pour en rester usufruitière

Souffle d’Abel ! Haleine du silence !

Lente, large, méditative, profonde

Face à tout l’espace,

Inspiration!

Il se tient debout. Il respire.

Tout s’ordonne alentour.

De proche en proche parce qu’il existe

Tout vit. Tout s’accorde à son sein.

Il sait que l’essentiel de sa tâche

Dépend de ses poumons.

Même l’immutabilité des confins

Se soulève par eux et s’abaisse

Dans la durée sans fin.

Haleine. Silence. Lumière.

L’esprit contemplatif se confond

Avec le bleu immense.

D’où la clarté naît-elle? Des lèvres?

De l’Ame? Du regard?

Le souffle indivisible du jour

Fait miroiter le feuillage.

Les yeux d’Abel sont l’horizon de grands vents Couleur d’aigue-marine et de sable. Paisible et vaste, sa poitrine se gonfle De cette vive-eau, sa vision.

II ne pense pas, n’a pas de mots. Il écoute. Sans mesure, il est.

L’Esprit planant dessus la face des eaux Son père l’avait reçu de Dieu bouche à bouche Et ce fut comme si toute chose créée Lui était insufflée

A lui le premier parce que le dernier. Ainsi le Souffle dès l’origine s’ouvrant L’abîme afin qu’en surgissent les mondes L’était-il de l’homme autant que de Dieu. Abel ne put voir la transparence de l’Être Dans l’haleine et le verbe sans bornes d’Adam Ni comme ce verbe étranglé soudain par le vide S’était rétréci à sa seule buée Recroquevillant avec lui tout l’espace

Donc Abel ne sait que sa propre haleine

Est l’inspiration de Dieu, absorbée

Fibre à fibre et totalement par son être

Pour qu’il donne tout l’être à son tour.

De même il ne sait que ce don exhaustif

De son être à chaque fois qu’il expire

Est le don de l’Être qu’à lui-même il se fait

Et qui le vidant chaque fois de tout l’être

Est toujours le Souffle originel qui le crée

De sorte qu’en lui toutes choses commencent.

Abel ne le sait mais sa face irradie

(Reflet sur son âme des complaisances divines)

Tel Adam naissant l’aube du Paradis.

Oui, au Levant, c’est la même aube qui filtre. Tout, pourrait-il penser, est pareil

A la légende qu’habite en rêve le père. Mais lui, Abel, sait au moins ceci Qu’aujourd’hui ne commence le même Que de s’être aboli dans l’oubli. Lui ne hante ni ailleurs ni mémoire. Maintenant suffit et ici. Maintenant : en ce moment même. Ici : à la fine pointe du cœur. Ce cœur qui bat, ce sein qui se soulève Ce pas égal : Quelle gloire Plus grande imaginer?

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Mais ici un autel se dresse. Une Présence

Tout Autre exige, ou simplement est pressentie. D’être, sans plus, ne suffit pas à sa louange. L’œil, ni le souffle, ni l’oreille, ni la voix Ni aucun sens extérieur, ni non plus l’Ame Ne saisissent l’Omniprésent qui les saisit.

Il en allait tout autrement au Paradis

Où regarder, toucher, flairer, prêter l’ouïe

C’était en soi célébrer l’Un, être dans l’Être.

L’universel embrassement se consommait

Quand s’étreignaient l’homme et la femme. Alors les astres

Luisaient au fond de leurs prunelles confondues

Et Dieu était l’odeur des fleurs, l’encens nocturne

Ou l’ivresse méridienne des essaims.

Dieu, — l’haleine, le son, la saveur, la lumière Le palper de cette corolle, cette peau… Les sens, hélas! ont fait comme la sensitive L’ubiquité s’est rétractée sous le contact D’En Haut. Car le courroux vertical de la foudre Instruit l’homme du Dieu lointain et marque au sol Le lieu propice désormais : ici l’offrande Ou celui qui l’élève au ciel seront brûlés.

Abel ne peut offrir que ce que Dieu lui donne Ses bêtes dont la moindre est l’unique pour lui. Il partage de nuit leur litière de rêves Et de jour marche au milieu d’elles sans savoir S’il les guide ou en est guidé. Elles le pressent De tous côtés jusqu’à ne plus faire avec lui Qu’un seul corps qui serait le sien où tenir toutes. Et lorsqu’une brebis met bas, ce bon berger Prend sa part du labeur d’enfanter et de naître : Sitôt qu’il voit sortir de la mère l’agneau Il l’appelle du nom qui le présente à l’être Et tous ces noms faisant ensemble un sacrement Font d’Abel le frère de sang de chaque bête.

Or l’autel est dressé ici afin qu’Abel Offre à Dieu en retour cela que Dieu lui donne Qui est sang âme et souffle indivisiblement. Son sang renouvelé dans le cœur de ses bêtes Comme leur sang se renouvelle dans son cœur. Son âme de toutes les leurs n’en faisant qu’une Qu’en chacune il distingue en la nommant d’un nom. Son haleine humblement mêlée à leur haleine Sa vie substituée à la leur sur l’autel.

Rassurer la bête liée d’une parole ! Abel sacrifiant qui lève le couteau

N’ignore plus que c’est lui-même qu’il immole

Quand il s’observe avec l’angoisse de l’agneau

Dirigeant lentement la pointe vers sa gorge.

Or il est seul. Rien dans les cieux des cieux n’attend

L’Acte de mort auquel sur lui-même il s’apprête.

Pourtant il va verser le sang, tuer la bête

Porter la torche afin qu’elle invite l’éclair.

Or il est seul à la verticale du Vide Qui l’éblouit de son abrupt effondrement. L’autel étroit met entre lui et son vertige L’holocauste dont la fumée doit dérober L’inaccessible lieu du Nom, son propre abîme. Tout est en paix de ce côté de la fumée. C’est l’Orient du Paradis dont fait mémoire Cette aube unique et chaque jour réitérée, La première…

Il comprend soudain qu’elle est au terme Terre pure! de vies sans nombre s’effacant Chacune un pas plus loin de l’ultime Ici-même L’Axe du monde! cri d’Adam trouant les temps Quand l’éveille le regard d’Eve, jour naissant.

Mourir, sans s’écarter d’un pas de l’origine!

Le jour s’égoutte de son cœur avec son sang

Ses yeux se brouillent sur l’Eden, sur le tranchant…

Mourir ici, être le pieu fixant au centre

L’énorme quête centrifuge vers le Sens

A travers ces rideaux de siècles et de cendres

Masses sans horizon s’emmurant se ruant

Barrant leur route et la rouvrant toujours plus outre

Trop d’holocaustes l’un à l’autre s’embrasant…

8

A l’est d’Éden, Caïn

Visage avide et vide

Face au futur béant.

Caïn, impatient

De se ruer

D’engouffrer le gouffre.

De crever la mortelle muqueuse

La terre, le temps.

Seul obstacle à l’avenir : la mémoire

Du premier Jour, Abel.

Chaque journée pour lui

Est la seule, la même.

Il rêve à l’identique

Le Paradis.

Aussi longtemps que son rêve

Est au présent

Demain est impossible.

Rien ne peut commencer.

Nul, même Caïn,

N’existe.

Nul, tant qu’Abel se voit

En chien de fusil dans l’Être,

Et le monde avec lui.

Tant que ce jour qu’il sent poindre

Il le rêve d’avance écoulé Traçant de l’aube au soir le mirage D’un Retour où rien n’ait bougé…

Mais le seuil vespéral où retourne

Abel n’existe pas.

Hors, à jamais hors du Jardin

L’Ame, le Dedans

N’est qu’une Ombre malheureuse de l’Être

Qu’il ne projette pas.

Vice solitaire, incurable

Nostalgie d’être né…

Si l’Être s’est absolument absenté

S’il a déserté l’homme.

Qu’est donc Abel? une oasis desséchée

Une source maudite.

Maudite, tarie, pour que se garde de lui

Quiconque est tenté de revenir en arrière

Hurle Caîn.

Ses os sont la première borne milliaire De ce Vent inexhaustible aux naseaux Des chevaux et des hommes ! Que l’homme s’ouvre sans cesse en lui-même De plus vastes, de plus arides déserts Pour les peupler de sa vaine poussière De son astrale, glorieuse poussière Follement éperonnée jusqu’aux cieux !

Pierre Emmanuel

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