Eve ou le sommeil
1
L’homme pétri de terre arrachée à la terre De cet arrachement garde le creux en lui. C’est de ce même creux que la femme est extraite Dont la chair se souvient que l’homme en fut pétri.
Eve tirée d’Adam comme Adam de la terre Est cette terre même avant qu’il soit formé. Elle est la terre intacte et la poignée de terre La blessure utérine au flanc dont elle est née.
La plaie dont elle est née est toujours vierge en elle Comme alors que les eaux n’étaient point séparées. Virginité pareille au gris de tourterelle Quand l’aube sur sa peau commence à s’éveiller.
Sa peau ! premier regard que Dieu module en rêve Les yeux mi-clos encore à l’orée de sa nuit. Matin primordial filtré par les cils d’Eve Pour prévenir qu’il soit de lui-même ébloui.
Les yeux d’Eve dont l’horizon est leur paupière Ne voient qu’Adam, lequel n’y voit que l’infini. S’il met d’avance entre Eve et lui la terre entière Eve peau contre peau n’a pour monde que lui.
Ainsi de monde en monde il échoue à connaître Infatigablement ce vide qu’il emplit. Sur leur beau contresens ces deux moitiés de l’Être Se divisent sans fin sans cesser d’être unies.
2
Que l’indivision de leur double regard
Ne leur voile qu’elle est l’avers de leur distance Quand les yeux dans les yeux se creuse leur écart D’onde en onde, à perte de bleu, halo immense De ce point nul en tout diffus, l’Identité…
Couple duel ! Pôles de l’être, humanité !
S’aimant des yeux — à la différence des bêtes
Toute proportion dans l’univers reflète
L’effusion sans fin de leur intimité.
Elle, c’est l’Ame. Lente, étale, sans rivages
Rêvant écarquillée qu’elle dort. Cécité
Solaire, toute image d’elle est un mirage :
Pourquoi être, tant se suffit l’ubiquité?
Lui, c’est l’astre. Il ne luit que pour percer. Et passe
Outre, mourant à soi pour en ressusciter
Plus loin dans l’Ame, lui frayant ses noirs espaces.
Ainsi des profils droit et gauche de la face
Tournés l’un insondablement vers le Dedans
L’autre vers ce qu’a vu d’avance l’œil rapace
Qui saisit l’être dans son gîte le Néant.
Suspens sans borne ! Eve en miroir du ciel béant Fascine en songe à son zénith cet immobile Aigle tout œil qui en oublie que son cœur bat… Le vide est une seule gemme. L’œil ne cille Pas. Mais l’Ame respire en abîme, tout bas.
Quand tu souris en toi-même c’est la mer les yeux mi-clos Qui de l’un à l’autre bord frémit parcourue par l’onde Faisant miroiter l’étoile qui clignote entre tes cils Et se réfléchit là-haut en scintillements sans nombre
Nuit d’autant plus semée d’astres que t’engouffre ta noirceur Par-delà tant d’univers s’éteignant dès qu’ils l’atteignent Toi dont l’immuable centre semble s’éloigner sans fin Tête spirale des temps qui pointe vers l’origine
Eve la Déité pure est ton plus profond sommeil Où l’esquisse d’aucuns traits s’efface avec ton sourire Où la dune de tes seins lissée par le vent marin S’oublie avec tout ton corps étalé vers l’invisible
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Le regard qui te contemple la vague te caressant Sont plus intimes en toi que ton existence même Ce Vide qui t’investit veille et te maintient rêvant Tant que tout en les créant il n’aura mangé les siècl
Avant d’être manifeste tout en toi est consommé
Tout se manifeste en toi pour que le temps le consomme
O sourire! éternité enfuie à peine ébauchée
Qui croit t’avoir vue un jour meurt de te guetter sans cesse
Qui te voit sourire il sait qu’il assiste à l’origine Et son émerveillement est celui dont s’éblouit A l’aube du jour natal Dieu lorsque se met à poindre Le rayon initial au ras de l’éternité
Rayon qui dans les deux sens pénètre l’espace et l’âme Symétriques épaisseurs dont l’osmose noir sur noir Est l’ultime nostalgie d’un Avant sans forme aucune Vertige d’opacité dur à s’y briser l’esprit
En toi ce double désir d’un point nul où tout revienne Et d’une onde illimitée qui parte de ce point nul Aux extrêmes conjugués de sa jouissance même Crée en rêve l’univers qu’il défait sitôt rêvé
Chaque souffle issu de toi module la vague immense Que le Vent dont tout provient continue de soulever Ainsi ton sein respirant permet-il que recommence A jamais à chaque instant l’Unique en totalité
4
Toi, plus vaste que tous tes Noms!
Toute qualifiée ! Toute non qualifiable !
En deçà, au-delà
Irréductible à toute image de Toi
Qui toutes les contiens!
Je Te nomme aussitôt Tu m’échappes
Je Te nomme c’est pour que Tu m’échappes
Je ne Te qualifie
Que pour perdre de vue toute image
Que je puis me faire de Toi.
Impérissable, Toi qui portes les mondes!
Océan de leur gestation
Abîme de leur fondation
Toi qui soutiens qui engouffres
Qui nourris et manges sans fin,
Créatrice de ce que Tu dévores
Dévoratrice de ce que Tu crées
Par Toi, claire sapience, s’ordonnent
Par Toi, sombre démence, s’effondrent
Les éléments.
Si je dis Tu es la Très Noire Tu es celle-là
Et je cesse de Te voir et par là D’être devant Toi
Je deviens l’indivis l’invisible Le fragment où s’inscrit Le Tout en Toi
Si je dis Tu es la Très Vive
Tu es celle-là
Et je cesse de Te voir et par là
D’être devant Toi
Je deviens cet œil fixe ébloui
D’être l’éblouissement même
De ton éclat
Si je dis Tu es la Très Grande
Tu es celle-là
Et je cesse de Te voir et par là
D’être devant Toi
Je deviens moins qu’un grain de poussière
Centre nul autant que nécessaire
De l’Être en Toi
Et toujours tout en cessant d’être
Je Te nomme pour être
Etre c’est Te nommer.
C’est oser inlassablement tous les sons
Qui sans cesse émergent de l’Être.
Bulles sans nombre ils ne crèvent jamais
Et peuplent les confins de l’espace
Attendant redoutant
D’être proférés.
O Redoutée! Refoulée! Ineffable! Innommable!
Inaudible essence du son
Vide qui désires le vide
Vide où résonne et se répercute le Vide !
Tambour du Néant! Tympan de l’abîme!
Hymen de l’Ame, Eve, scellée!
Moi le Dieu, moi l’Homme, que suis-Je?
Germe qui jamais n’en finis de mûrir
Dans la matrice de ton Nom sans limite
L’Unique, l’Ultime
LTnnomé à jamais.
Toi, ô Toi !
Pourtant aussi Tu es femme
Voici : je m’étends sur Toi.
Mes lèvres sur les tiennes
Mon ventre au creux de ton ventre
Mon bras soulevant tes reins
Je Te pénètre.
L’homme ainsi qui monte et descend
A l’ancre dans la femme
Pénètre-t-il la mer?
Oui, c’est elle, c’est Toi
Que je pénètre!
Aucun des actes qui m’unissent à Toi
Ne s’achève en lui-même :
C’est la force en Toi qui décide
Accélère, ralentit
Roule ensemble notre double vague à la crête
Entrechoque nos corps dont le double plaisir
S’exalte en un ressac qui le brise!
Tu creuses, roules, fracasses, échoues
Tu jettes aux récifs, Tu ensables
Tu marnes, Te retires, morte-eau
Tu bouillonnes, brasilles, Te figes
Tu es l’eau avant qu’elle ne soit divisée
Tu es l’abyssale qu’épouse le Souffle
Et moi dans tes yeux je me sens qui dérive
La face béante tournée vers le fond
Premier naufragé entre deux eaux du Grand Rêve
Toi toujours ! que déploie en Soi-même le Soi
Si vaste que puisse être ma science de Toi
Et mon ignorance combien davantage
Si loin que me porte avec elles l’effort
De jamais n’en finir de Te perdre
En m’ouvrant tes profondeurs plus avant
Aucun de ces actes qui m’unissent à Toi
Aucun de ces actes qui me divisent de Toi
Éternellement ne s’achève
Aucune qualité, aucun Nom
Pensés, proférés, restés tus
Tremblant retenus sur les lèvres
Non formés, non existants, non conçus
En deçà de l’expiration sidérale
Origine devenant étendue.
Aucun de toute éternité ne saurait
Commencer de poser de résoudre
L’énigme Te faisant Qui Tu es
Qui Tu es en moi hors de moi Si proche et d’autant plus étrangère Plus sourde qu’est plus vif ton éclat Plus cruelle que ta caresse m’est douce Sommeilleuse si parfaitement éveillée
Qui me guettes l’œil rond me fascines Et jouis d’être par moi fascinée
Je Te fixe regard immuable
Soleil zénithal sur la mer.
Tu ne cilles pas Tu ne me vois pas
Tu me rêves.
A peine je crois Te donner ton vrai nom
Tu Te modifies.
Tu réponds à ce Nom que je t’ai donné
Par une apparence qui lui ressemblant
Me dérobe ton être.
Toi-même Tu ne sais qui Tu es
Et m’entendant qui le nomme
Aussitôt Tu deviens l’opposé
De ce que j’ai nommé.
Pourtant ce n’est pas Toi qui disposes
De ton être c’est moi
Mais à l’envers de ce que j’imagine.
Quand bien même nommément je voudrais
Que Tu fusses la circonférence et le centre
Et quand même Tu serais devant moi
Centre et cercle de mon extase incessante
Tu m’échapperais.
Car si Tu ne sais rien de Toi-même
Tu sais tout de moi
Étant le miroir attentif de ma mort
Que réfléchit ta ténèbre.
Femme? Nature? Ame? Matière?
Tu es tout ce que je ne suis pas
Qui s’ouvre sous chaque regard, chaque idée
Chaque mot que je dis, chaque pas
Chaque chose vers quoi je m’avance
Pour m’en assurer.
Plus que béante : la Béance même
Et pourtant le mur.
Que je me heurte contre le gouffre
A chacun de mes mouvements
Puisque c’est vers Toi qu’il me porte
C’est mon épreuve insensée du Réel
Ma vérité, ma folie.
Ton abîme m’impose sa borne
Mais c’est pour que je commence au-delà.
L’homme définit, mesure, compassé Mais s’il plonge en Toi son regard Il y perd toute proportion et mesure En oublie le lieu et le sens. L’espace l’entoure le ventouse le masse Muqueuse collant toute à sa peau. Vulve humide ou salive à tes lèvres Tes humeurs ont même goût d’infini Tes lèvres tes prunelles ton ventre Font une seule fondrière sans bords Tu es l’Informe.
Tu es l’argile qui attire et étreint Qui tente l’homme à la pétrir de ses mains Pour qu’en elle tout entier il se perde. Pétrir, se perdre. Synonymes. Contraires. Moi l’homme, moi le Dieu modeleur Plus j’enfonce les mains dans ton sein Puis j’en tire de formes nouvelles Et plus semble me presser de partout Ta substance exigeant de moi l’existence.
Je crée d’elle pour ne pas m’engloutir Dans le vide que j’y crée plus grand qu’elle Invisible membrane au-dedans De ce Rêve en expansion sans limite Dont l’étroite matrice est en Toi.
Le ciel même ainsi n’est-il pas
Un reste de limon amniotique
Déposé en Toi chaque fois
Qu’en songe Tu accouches d’un monde?
Peut-être… Mais qui donc me dira
Si je suis déjà né de ce rêve
Où ton ventre me tient à l’étroit?
5
Quel grand vent misogyne se lève Insufflateur du Sens? De tout son corps indivis L’Ame somnambule en tressaille.
Ce vent insomniaque sans lieu Qui fomente les raz de marée Affouille le désir de la femme Au ventre de la mer.
Sexe de l’homme ou Verbe de Dieu La Puissance qui l’anime est la même C’est l’Un inlassablement géniteur De sa seule image innombrable
Mais ni femme ni mer ne sont-rien Qu’un miroir que nulle image ne trouble Nulle tempête qui ne s’y estompe en buée Sans dépolir la transparence du Soi
Miroir de rien ! Évanescence d’un seul Instant toujours insaisissable et peut-être A jamais non encore advenu Orgasme que guette l’eau immensément nue…
Comme l’homme épie la femme sous lui Dieu en Soi S’interroge sans cesse Tous deux veillent déchiffrant en commun Ce Rêve dont ils sont l’objet l’un pour l’autre
Rêve s’engendrant pour les siècles des siècles
Et d’avance éternellement oublié
Bien qu’en lui le vent ne s’interrompe jamais
Lui, l’Impérissable, l’Unique!
Toute chose remonte ainsi vers sa fin Toute chose s’écoule ainsi vers sa source La femme la mer est l’anneau immuable Où S’enchante de Soi-Même le vent