Hymne au fil de l’épée
1
Avant de savoir Avant d’ignorer Encore antérieur à moi-même Cependant déjà postérieur A ce rêve où ma forme duelle S’étrcignait s’échangeait s’excluait Par le jeu contre l’Ame de l’Ame Identique mais se refusant A l’être pour que ne puisse être Divisé son duel élément
Avant de savoir Avant d’ignorer Encore antérieur à moi-même (Durant un néant à perte de temps Ou juste l’espace entre deux instants Entre ce fil noir et ce même fil blanc) Mal éveillé à l’être-né bien qu’étant né Non séparé apparemment bien que clivé Telle une amande conformée à sa jumelle Ho, qui étais-je?
Avant de savoir ce qu’est le sommeil J’étais endormi sans surface ni fond Avant de savoir ce qu’est l’être j’étais Ce qu’est l’eau la nuit sans rives ni rêves Avant de savoir ce qu’est forme et contour Je flottais au large d’un regard sans limite
2
Qui a dit : L’Homme? Qui jamais, Qui, à jamais? L’Homme. Vague soupir poussé du fond d’un songe. L’Homme. Cri dévorant la forme qu’il emplit. Dit et non dit, soupir ou syllabe du Nom Qui est Ce — si ce n’est l’Homme — Qui dit ici L’Homme! Ici : Où dit-Il l’Homme, Celui Qui dit? Cela, Celui, Qui dit : Homme, est-ce l’Homme qui Dit : Ici, et du même mot du même souffle S’écoute hors de lui en lui dire ce qui
N’est point l’Homme et ne peut être rien hormis l’Homme? A qui poser — qui pose ainsi — la question? Qui rompt la coque, voit la double amande, mange L’une en réponse et laisse l’autre : Toi, ou moi? Qui commence? Qui dit : Moi? Qui prétend du centre En tous sens à la fois et à tout dire : Toi? Qui s’arroge ce droit : être le Centre? Je Suis le centre, s’écrie ensemble toute cendre Que le souffle poudreux soulève en expirant. Toi et moi. Deux statues de cendre. Toi, la femme Moi, l’homme. L’homme? Toi. Je suis la femme. Je. Qui dit : Je? Tous deux pris dans son unique Jeu.
3
Être deux. Être séparés par la lumière.
Les yeux ouverts n’ont pas encore accommodé. Il y a ce moment atone, bleu d’acier Ce froid baptême des prunelles par la lame : Deux regards faits du métal même de l’Épée. Lequel a le premier senti le fil passer Et avant l’autre, là, fixé ce trou en face Qui voit, qui parle, qui aspire à fond l’espace? La vue n’est qu’une cicatrice de la plaie. Croûte précaire, transparence mal caillée : Voir sera toujours être en danger de saigner. Pour l’heure, ces deux plaies identiques sont nettes Face à face mais sans se voir. Regards absents Trop vastes, perdus dans le vide ou l’un dans l’autre. Un Dieu aveugle Lui aussi remue son ciel Là-Haut, comme l’enfant qui naît remue la tête. Tous ces yeux sont béants pourtant et jamais plus Ne reviendront à la ténèbre d’avant l’être, Car il est né. Aucune mort ne peut fermer Ses paupières à l’horizon du Dieu sans borne Bien que vitreux comme l’esprit du nouveau-né.
Elle jaillit debout du flanc gauche de l’homme Qui encore étendu s’éveille dans ses yeux Comme le nourrisson que contemple la mère Dont le regard est ce ciel lisse un peu bombé Semblable au ventre où elle tient ses mains croisées.
Ainsi demeurent-ils, immobiles. Leur crainte
De faire un mouvement éternise l’instant
Ce rond lunaire sur un fond d’ombres touffues.
Ce rond, l’orée de l’origine. Antérieure
A l’être, une nuit feule impénétrablement.
L’oublier pour que l’aube gagne la clairière
Est leur commune illusion : verger en fleur.
Et quel silence ! il tombe entre eux, neige très lente
Effaçant d’avance le temps sous la blancheur.
Cela dure ineffablement : l’espace à peine
D’un battement de cils au zénith. C’est midi.
Un soleil tout luisant de feuilles porte fruit.
De part et d’autre de son fût l’homme et la femme.
Souple et soyeux dans le feuillage ondule un bruit.
La lumière dévisagée n’est plus naissante
Désormais. L’innocence aux grands yeux constellés
Glisse du corps comme un ruisseau s’éteint dans l’herbe
Tandis que l’âme ruse oblique avec les cils.
L’homme dont le désir va droit se trouble, hésite
Surpris de voir ce corps voilé de nudité,
Privé de flair devant une virginité
Qui — si fausse et candide ensemble — prête à l’être
L’évanescence fascinante du néant.
Et le serpent mimant la hanche insinuante
Suit l’arbre du talon au sein, coule, chatoie
Lisse regard qui hors de vue se fuit déjà
Mais dont la trace aux longs frissons s’attarde, étire
Insaisissable sous le poil ! l’âme des nerfs.
Car voici : ils sont mâle et femelle. Et la danse
Dont ils ne savent pas les règles les inscrit
Dans l’anneau de leur double angoisse où s’abolit
Tout pour chacun hormis ce vide, l’autre en face.
Qui est le maître de la danse? Qui en eux
Se séduit de leur ignorance, pas de deux?
4
Comme si avant eux rien n’eût été des mondes Ou qu’il fallût réinventer leur mouvement Pour l’accorder à ce second commencement ! Or toute vie en l’univers et toutes choses Étaient nommées avant que la femme ne fût Avant que ne fût tranché l’être entre homme et femme. Donc aussi le serpent ? ou peut-être fut-il L’Innomé, le fils du soleil et de la lame L’éclair né de l’homme et la femme à leur tranchant? Dès lors, dernier venu et le premier d’un autre Monde, sans autre loi que sa peau qui ondoie? Le serpent vient après les noms. Il les ignore Comme l’ordre établi par eux et tout le jeu Préexistant à cette plaie qui cicatrise En écailles au flanc de l’homme et qui sinue. Entre les lèvres de la plaie le serpent glisse Sa forme est celle de la femme dans la chair Faussement refermée de l’homme. Une béance Qui glace et brûle. Un trou qui se love et s’étreint. Ce Vide ou Vent s’éprend de soi-même, balance Sa tête lente sur la femme, l’envoûtant.
La Bête (ainsi nommée faute de noms) se passe Du pouvoir conféré d’avance par les noms. Car elle tient tout son pouvoir de ne pas être Mais de tout traverser de son propre néant Cet Œil dont l’univers est le voile. La scène
Vue de cet Œil en transparence est un regard De femme où mue un paysage autour d’un arbre Vert et jaune dont le feuillage par moments Cache ou révèle cet Œil même se fixant. La femme, elle, voit le verger, l’arbre, et derrière Ses cheveux, d’un rayon de biais, l’homme adossé. Et le serpent? Il est serti dans sa prunelle. Elle voit de ses propres yeux mais doublement Les choses mêmes et leur mue dans le serpent. De cela l’homme ne sait rien. Il voit la femme L’arbre, les fruits, le paysage de vergers Le bleu comme embué au loin d’une Parole. Tout est paisible dans son sein : il n’y sent plus Bouger l’abîme d’une forme féminine Puisque la femme est devant lui, Présence nue. Présence? Qui atteste ici qu’elle est sans fraude? Dieu ne laissant que son écho S’est retiré. Si son ordre a pour l’homme un sens, s’il inaugure Un monde dont il est la loi, tout autrement L’entend la femme dans sa réponse au serpent.
L’ordre du monde en fait un verger unanime Autour d’un arbre dont l’essence est d’être seul Au départ de tous les chemins qui lui ramènent L’homme. Mais l’homme, lui, n’en sait rien. Il ne voit Qu’un beau jardin vagabondant avec ses fleuves Qui vont au pas, ses lionceaux sur les sentiers Ses brises de la couleur fauve des crinières Ses martinets lissant la soie de la soirée. Les animaux aiment leurs noms reçus de l’homme Les plantes lorsqu’il les appelle fructifient Et s’inclinent à sa portée, offrant leur fruit. Partout abonde une Parole où il médite Comme un arbre dans un pépiement de pensées. Comme cet Arbre de grand vent qui pérégrine
Sur la crête, et fait halte en face du soleil
Afin de ne jeter devant soi aucune ombre.
El l’homme pense : l’Arbre est beau. Ouvrant les bras
Il sent en lui l’entière extension de l’Arbre.
Elle compassé une hauteur de vide bleu
Trop vaste même pour les aigles. Une invisible
Envergure au-dessus de lui néanmoins grée
Un envol dont de tous ses membres l’homme tremble.
Et la femme? Elle n’a quitté ni l’homme ni
L’Arbre, et ce que l’homme voit elle le voit
Aussi, mais à travers la pénombre dorée
De ses paupières d’où ne filtre entre les feuilles
(Semble-t-il) qu’un halo songeur. Un pas pour lui,
Pour elle un infini d’air pâle : la distance
De leurs regards n’est pas la même. Ni l’ouïe
Prêtée au Dieu lointain. Ni — déjà — leur durée.
L’homme est dans l’homme. Elle, toujours en dehors d’elle
Dans ce que dit sa bouche du commandement.
Dans ce qu’en dicte ou en discute le serpent
Qui la caresse de la langue. Dans la Bête
En diadème sur son front, et dans la tête
De cet homme si lourd et gourd, aux yeux butés.
Homme, serpent ne sont que ce qu’ils sont : rien d’autre.
Elle est autre inlassablement et ne les prend
Que pour prétexte du spectacle sans personne
Qu’elle se donne ne sachant qu’elle le donne
Mais le vin de se sentir vue est enivrant
Et la femme autour de son vide tourbillonne
La face renversée dans les yeux du serpent
Elle soupèse un fruit d’une main et tend l’autre
Mollement vers les doigts de l’homme, le frôlant
A peine pour l’électriser sans qu’il la touche
Cependant que bruit tout l’Arbre et qu’elle entend
L’ordre de Dieu dans le sifflement du serpent
Et le serpent dans la défense originelle Car tout est Un dans cet égal chavirement Où s’emmêle le jeu des Quatre dans la danse Qui ne se prend jamais en un corps mais sans fin Provoque puis défait ses figures duelles Dont l’entrelacs est le grand leurre féminin.
5
Dieu dit.
Avant que rien fût nommé rien
Il y avait.
Avant, il y avait vide, ténèbre.
Terre sans forme, gouffre plat.
Au-dessus se mouvait le Silence. Le Soi.
Dieu dit.
Le mouvement s’exerce à respirer
La Parole apprend de Soi qu’elle est Parole.
Dieu dit.
L’illimité immuable frémit
Le souffle bleu lustre l’eau plate de l’abîme.
L’épaisseur se remplit de soi, remue et bat.
L’énorme Rien se met sur le dos et rutile.
Dieu dit.
Un vœu est formulé. Ordre est donné.
Le Verbe entre Dieu et son Acte est la distance
Nécessaire, aussitôt comblée. Pourquoi faut-il?
Parce que Dieu ne peut Se dire : Que Je sois.
Dieu dit : Que la lumière soit. Et la lumière Est. Et Dieu voit qu’elle est bonne. Qu’il est Bon. Dieu nomme la lumière : Jour. Il la sépare.
De quoi, puisqu’elle éclaire tout? De son état
Antérieur, l’Impénétrable qui subsiste
En dehors de tout ce qu’elle est bien qu’elle en soit
Émanée, et qui est ce qu’il y a en Soi :
Les ténèbres. L’inexistence informe et dense.
Dieu nomme cela : Nuit. Dont II ne dit qu’elle est
Bonne. Incommensurable à l’être elle est le Soi
Dont tout doit oublier qu’il faut qu’il y revienne.
C’est ainsi qu’en disant : Que la lumière soit !
Dieu dit : Je Suis! et sort de Soi pour qu’il advienne.
Dieu dit,
Et c’est Lui-même qu’il suscite
C’est sa Puissance qu’il profère hors de Soi
C’est le rythme d’un souffle en Lui qu’il communique
Pour que tout battement de cœur soit identique
A la césure de l’Unique d’avec Soi
Et c’est la joie qu’il donne à l’être qu’il reçoit
De toute chose qu’il fait être et qu’il implique
Dans sa faim d’être en tout avant que rien ne soit.
Dieu dit en rêve. Tout est déjà dans l’haleine
Légère du dormeur quand finit la première
Nuit. Il y eut un soir, un sommeil? Et voici
Le matin. Courte éternité paradoxale
Au bord des cils. Le temps d’un souffle Dieu S’éprend
Du Rêve entier qu’il ne fera qu’en l’oubliant.
Tel qui à grand labeur extrait de soi une âme A force de donner du pic contre un néant Abrupt et lisse d’autant plus que chaque ahan (Tout vain qu’il est) émeut plus profond le mutisme De la forme indurée, aphone, ce rêveur
Pressent-il l’Ame des six jours de la Genèse
La respiration totale qui s’étend
Et s’élève, l’omnipotence d’Un vocable :
Ciel, terre, mer? Aspire-t-il assez avant
Pour assembler les eaux en un seul mot, et tendre
Aux quatre pieux d’une syllabe tout le bleu?
Quelles lèvres il lui faudrait, mûres et belles
De tous fruits et de tous baisers il lui faudrait
Quelle science des attentes sensuelles
Quel odorat, quel modelé au creux des mains
Quelle ouïe toujours plus aiguë d’être plus vaste
Pour que la volupté zénithale du cri
Vague après vague éveille une marée de plaintes
Montant, mourant, de quelle verte orgie de Vie…
L’odeur que le Seigneur exhale en ces jours-là Est d’un bon paysan qui prend soin de ses terres Car sur sa nuque la chaleur tombe d’aplomb Mais la sieste sous les coudriers sera bonne Dans la fraîcheur du gave clair venu des monts. La verdure donne du vert, l’herbe des graines Et les arbres selon leur espèce du fruit Qui s’ouvre pour ensemencer la jeune terre Dont la joie d’être déjà pleine resplendit. Le soir vient. Comme on pend pour éclairer la fête Des lampes en guirlande au-dessus des danseurs A mi-hauteur des cieux II met des luminaires Qui séparent là-haut le jour d’avec la nuit. Ils marqueront les mois, les saisons, les années Ils régleront les vents, les fleuves et les flux.
•
La senteur de l’herbage et la moiteur solaire Flattent le flair de Dieu d’un tout autre désir. Ce qu’il sent dans la terre brune encore humide
C’est déjà une odeur de peau, c’est la sueur
Des corps qui lourdement se mêle au suc des plantes.
Alors il crée ce qui se meut dans l’élément.
Cette chair il la gorge d’eau pour qu’elle émette
Un halo que de loin reconnaîtront les bêtes
Premier transfert de la divine ubiquité
Que jusqu’ici Dieu réservait à sa Parole
Et qu’un jour nommera l’Homme, son Œuvre entier.
(Pour l’instant ce Nommeur n’est pas nommé encore
Mais l’être en toute chose est ce Nom innomé
Dont le Nommeur sera créé pour le donner.)
Dieu joue de cette osmose ineffable : Il permute
Les éléments d’espèce en espèce, la mer
Le sol, le ciel, pour que tout aille, vole, nage
Que tout soit affamé et nourricier de tout.
Car Lui-Même II jouit tellement d’être en tout
De saliver de la saveur des créatures
De les manger autant que d’en être mangé
Et si grande sa double faim communielle
Qu’il parle aux bêtes ! Un besoin se forme en Lui
D’être avec, de Quelqu’un qui soit et qui lui parle
Et qui change le Verbe éternel en sa chair
Comme le Verbe aussi la transmue en Lui-Même.
Mais tant que se poursuit la dévoration
L’univers n’est qu’un bruit de mâchoires broyeuses
Le sang fume aux naseaux des ténèbres qui font
Remuer sous leur poids des glaires écarlates
Dans les replis de l’Œuf sans Père, couvaison
Interminable par le Vide de son germe.
Dont la substance est Nuit boulimique sans fond.
Dieu néanmoins aime le sang et s’il le change
Cest — pour le voir fumer vers Lui — du froid au chaud.
Les animaux en sont plus souples, leur détente
Est comme un vent dans la savane, et quand d’un bond
Ils terrassent la proie, leurs cuisses se resserrent
Sur elle comme s’ils cherchaient à la couvrir.
Avec quel sérieux se mangent et s’accouplent
Les bêtes. Dieu l’apprend et jouit de sentir
Que les deux actes n’en font qu’un, que toujours l’Autre
Est la proie tout ensemble et l’objet du désir.
Une tendresse monte en Lui pour la matière
Si palpitante, pantelante, dont les plaies
S’ouvrent toutes comme l’entrée de grandes lèvres
A la semence, au Verbe émis pour la saillir.
Troublé par les toisons et les mamelles lourdes
II la voit devenir femelle, s’alanguir
Ronde et nue contre Lui comme l’Autre du couple
Que font le vent et la montagne, son esprit
Et la mer balançant les hanches pour Lui plaire
Ou, plus secrète, sa Pensée qui Lui revient
Tout autre qu’il ne l’a conçue de ces confins
De Lui-Même qu’elle Lui ouvre et qu’il S’ignore.
Ces pieds matutinaux que baigne la rosée
Ont pour Lui revenir parcouru tous les mondes
Et la distance entre elle et Lui a nom Sophie.
Dieu Se dit : Faisons l’homme à notre image. Et fait Cette image de Soi : homme et femme. Dieu met La distance de Lui à Soi entre homme et femme. La distance qui est dans l’Un : telle est la Gloire Et l’ordalie. Car l’homme et femme étant soudé En chacune de ses parcelles par son Ame Est un comme le vin et l’eau, le vent et l’air. Deux et un. Mais le moindre atome d’univers Et tout le poids universel en cet atome Se veut un coin forçant le joint inexistant Où ne passerait pas l’ombre du fil tranchant Pour empêcher que ne se referme l’image Sur elle comme un autre Soi se suffisant.
Entre ces deux qui comme Dieu et sa Pensée
N’en font qu’un dont l’identité est sans limite
L’être avide de croître et de multiplier
Crée ce double reflet sans fin, la perspective.
Il s’y fuit et d’écho en écho s’y rejoint
Il s’y distend pour s’y attirer il suscite
Sa propre force centrifuge au sein de l’Un
L’arrachant de sa plénitude à la poursuite
De ce Non-Né qu’il porte en germe et dont jamais
L’expansion indéfinie de tous les mondes
N’accouchera puisque ce germe est l’Un en tout.
Ainsi l’Être immuable et qui en tout rayonne Qui fuit son centre à la mesure qu’il Se donne Est l’impossible Fin qu’il fixe à son désir Indivis à ses deux extrêmes homme et femme : Bien qu’il suffise d’un baiser pour abolir Leur entre-deux, il croît d’autant dès que les lèvres Se décollent fût-ce pour mieux se revenir.
Les yeux de l’un et de l’autre s’ouvrirent. Ils virent qu’ils étaient nus.
L’homme voyait la blancheur de la .femme
Sur un ciel de vent noir.
La femme n’avait pas l’air de voir l’homme
Mais ses yeux le baignaient.
Sa main semblait tendre encore
Le monde à demi mangé.
Entre tout juste avant et l’instant même
Une éternité.
Pourtant leurs lèvres venaient de se joindre
Dans la chair du fruit.
Le monde en garderait pour chacun
Le goût de salive de l’autre.
La femme eut un frisson de mémoire :
Elle pleurait.
Inerte, la main retomba.
Le fruit se perdit dans l’herbe.
Quelque chose glissa sous les feuilles.
Puis, rien.
Un suspens, une transparence de jais.
A croire que l’air s’arrêtait
D’être distinct du vide.
Tout, soudain, fut silence.
Leurs yeux se partageaient ce silence
Épouvantés.
Être nus leur était
Un choc d’inimaginables distances
Entre deux univers.
De tous leurs os, tout au long de la moelle
Ils supputaient l’éclair.
Si tendue, leur angoisse
Qu’elle en cria.
Une fêlure, un craquement du fin fond
Innerva tout l’espace.
Une Voix d’orage : Où es-tu?
Grondait de l’un à l’autre horizon
Au-dessus de leurs têtes.
A l’ombre de la formidable coupole
Eux seuls. Un rond blafard.
Et la Voix de tous côtés à la fois
Faussement aveugle.
Le monde réduit à ce rond
De deux pas de rayon
Eux, figés, au centre.
Et partout, la Voix.
Plus bas, plus haut, plus loin, tout contre
A perte d’écho
Bronze de néant, paroi noire
La Voix.
Tant qu’elle restera sans réponse
Tant qu’ils y seront aux abois
Tout l’œuvre des six premiers jours
Aura cessé d’être.
Eux n’auront d’espace que la plante des pieds
Sur le Où ? sans margelle.
La Voix existe-t-elle hors d’eux
Ou n’est-ce que résonance du creux
De l’être infondé qui s’effondre
Ne laissant en son lieu que son trou
Conscient de ne pas être?
Deux trous qui n’en font qu’un s’aspirant
Deux bouches qui se dévorent la face
Deux gouffres qui se regardent crier
Sans qu’un son en sorte
Deux visages à l’emporte-pièce arrachés
Ensemble par la même syllabe
Où?
Où es-tu? a dit Dieu à l’homme.
Mais où l’homme était un, ils sont deux
Où se tient l’un, là n’est pas l’autre.
J’ai entendu ta Voix au jardin
Répond sans répondre
L’homme à Dieu.
Et comme j’étais nu, j’ai eu peur
Je me suis caché.
Je : dit l’homme. C’est la première fois qu’il dit : Je.
Qui est Je? Lui et elle ensemble
Ou lui seul pour soi ?
Quand leurs yeux à l’un et l’autre s’ouvrirent
Et qu’ils se virent nus
Chacun se vit nu dans les yeux de l’autre
Avant de se voir de ses yeux.
Double regard et double tranchant
De la lame entre eux.
Entre Je et Je.
Désormais ils ne peuvent sortir
De leurs peaux contiguès qui les cernent.
Bien que l’Éden soit encore là, tout autour Leur corps est la très opaque frontière Qui les en tient exilés. Rigides, les mains plaquées sur le sexe Ils n’osent contempler ce qu’ils voient Leur nudité sans distance. Comme si leur propre buée Était impénétrable.
La Voix massivement noire et vide
Est plus dure qu’un mur d’électrons
Nuit sans feuilles sans étoiles ni sources
Sans un pli de vent.
Nuit qui abolit le jardin
Et rend le moindre pas impossible
Hors de soi en soi.
Tout avait un lieu avant elle
A présent, Où?
A présent rien n’est plus au présent
L’être est sans lieu, chassé.
Où? Un étagement de tonnerres
Étouffe toute réponse des cieux.
Dieu derrière le Où? qui L’engouffre
Est perdu pour l’homme.
Chassé de soi, engouffré par le Où?
L’homme est perdu pour Dieu.
Homme et femme à un pas l’un de l’autre
Assourdis, pétrifiés par ce Où?
Sont perdus entre eux.
Or ce Où ? béant de partout
Cette évanescence insondable
De Dieu pour l’homme De l’homme pour Dieu
De Dieu en Dieu De l’homme dans l’homme
De l’homme et de la femme rivés
Par les yeux en aveugles,
Ce Où? d’En Haut qui d’en bas se répond
A voix double mâle et femelle
Se cherchant s’égarant : Où es-Tu?
Ce Où? qui jusqu’au bout traque l’être
Dont il est l’absence et le puits,
Il leur faut où il n’est pas encore
L’évider d’appels inouïs,
Pour qu’enfin toute sonde brisée A l’humble démesure du cœur, Au fin fond ils y trouvent la source Dont le bruit est son battement continu. Et que tous en chacun ils l’écoutent Jusqu’à ce que ce Où? se soit tu Dans la douce finale initiale Où le Tout en toute chose soit Tu.
7
Comme est aride la lumière au lendemain du Paradis
Leurs yeux qu’ensable le simoun ne voient du jour que sa poussière Qui colle aux corps en tourbillon et les relâche et les poursuit Plus furieuse à chaque pas qu’ils tentent de s’ouvrir en face Leur face étant ce même vent contre lequel frayer leur voie
Brûlés criblés giflés plaqués ils ne détournent pas la tête Le sable assèche leur muqueuse et leur obsède le tympan Ils n’ont d’haleine que le peu qui filtre mal entre leurs dents Mais s’habituent à respirer ce sol moulu mêlé de quintes Jusqu’à ce que leur souffle un jour se crée un ciel de son ahan
Car poussière désert et vent leur sont l’image de ce Où? Dont ils sentent qu’il les engouffre à la mesure de leur souffle Que la réponse à lui donner ne dépend que de leurs poumons Et qu’à rebours du sirocco la forcer hors rend à leur bouche Cette salive partagée qui garde la saveur du fruit
Se forcer hors à pleins poumons louer l’ubiquité parfaite Tel est le rêve qu’ils se font sans y voir à deux pieds devant Le Où ? leur donne un tel tournis qu’ils cessent même de l’entendre Leurs talons croulent sous leurs pas s’en arracher n’en finit pas Mais c’est l’envers d’une foulée qui les hâte vers les étoiles.