Hymne au père
Père Tu es le son
Père Tu es le Vide où s’étend où s’éteint le son Père Tu es Silence avant le son dedans le son après le son Père Tu es à tout jamais en deçà au-delà du Vide et du Silence et d’aucun son
Père Tu es le Jour
Père Tu es le Ciel où s’étend où s’éteint le Jour Père Tu es Lumière avant le Jour dedans le Jour après le Jour Père Tu es à tout jamais en deçà au-delà du Ciel de la Lumière et d’aucun Jour
Père Tu es le Temps
Père Tu es le Cycle où s’étend où s’éteint le Temps
Père Tu es le Rythme avant le Temps dedans le Temps après
le Temps Père Tu es à tout jamais en deçà au-delà du Rythme et de tout Cycle
et d’aucun Temps
Père Tu es le Cœur
Père Tu es le Monde où palpite où s’éteint le Cœur Père Tu es l’Amour avant le Cœur dedans le Cœur après le Cœur Père Tu es à tout jamais en deçà au-delà du Monde et de l’Amour et de ton Cœur
En deçà, au-delà Avant, après Au fond de tout Néant du Tout.
Ce qui aime en nous Est ton abîme. 11 est sans écho.
Entre deux souffles Entre deux systoles Il Est.
Père Tu es à tout jamais en deçà au-delà de Tout et de Toi-même
Qui crées Tout Le gouffre encore clos sur Soi de l’éternel Commencement de l’unique ensemencement Père Tu es à tout jamais l’Un sans écho que notre esprit Ecoute en lui qui monte et tombe comme une pierre dans un puits Dans l’infini vide de bruit vide d’esprit où les yeux clos le Sans Fond luit.
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Éjaculateur d’étoiles ! Inséminateur ! Père, sois!
Qu’à la surface du Non-Encore Un sourire naissant de Toi Te divise en Toi.
Avant qu’il ne se connaisse lui-même Avant que Tu ne le sentes en Toi Avant que vous ne soyez Deux l’Un en l’Autre Soyez tentés.
Éjaculateur ! Géniteur céleste !
Père, jouis!
Que ta semence fixe en giclant
A l’espace sa borne.
Avant que rien n’ait encore commencé
En aucun des mondes possibles
(En cet Avant qui est l’avers ténébreux
De tout instant de n’importe quel monde)
Tu rêves sans qu’émerge ton rêve
Que l’Indivis S’étreint.
Ta jouissance indivise
Est un songe scellé.
Omnipénétrant ! Inventeur de l’Autre ! Regarde !
L’ovale du sourire est parfait
Lisse et plate la lune.
Une Origine Te fixe
Les yeux bridés.
L’odeur de sa chevelure pâmée
T’enseigne ta nature.
Si la Femme en Toi Te sature
C’est pour T’éveiller.
Cambre ton Cri
Parmi les nébuleuses!
L’éclair de ton spasme Te montre
Nu ton Néant.
La Ruisselante, la Complaisante
Fleure la cannelle et le sel
Son sein gauche transparent à l’aurore
La mer entre ses genoux.
Réjouis-Toi d’être Deux sans retour
Réjouis-Toi que de jamais à toujours
Elle soit Belle.
Contempler. Copuler. Acte mâle.
Unique. Incessant.
Tu vois et se dessine la hanche
La hanche se dessinant Tu la vois.
Tu nais des flancs où prend forme
Leur donnant sa forme
Ta conscience qui naît à la fois
Hors de Toi en Toi.
Immense, ta Créature.
Plus immense ton Désir qui jamais
N’en finit de créer.
De partout tes yeux grands ouverts
Sont l’horizon de l’être.
La matière immensément aveugle de l’être
Est pourtant ton Désir
Mâle et femelle à n’en pas finir
De se pétrir.
T’adorer c’est savoir lire ensemble
Ton lent regard sur la femme couchée
Et l’orage du rapt qu’il annonce.
Dans les yeux révulsés de l’instant
Savoir lire ta sérénité sans rivage
Éther immuable des temps.
3
A l’Origine où tout s’éveille non séparé de ton regard Une Bonté s’approfondit de ce qu’en elle Tu contemples L’œuvre qui de tes propres yeux semble elle aussi Te contempler En ce même émerveillement tout est comme accompli d’avance Pourquoi tant de perfection aurait-elle un commencement Pourtant tout vient de commencer la fusion est l’impossible Dont sans cesse l’Amour tenté doit en soi-même se garder Lui qui ne veut qu’elle vraiment et d’autant plus qu’il la rejette Créant par ondes l’univers qui n’en est que l’éloignement
Ou se prenant à ce qu’il crée en même temps qu’il s’en détache L’Amour n’a-t-il jamais assez d’aimer ce qu’il fait naître ainsi L’infini se propage-t-il de grain de sable à grain de sable Comme il semble se dilater de galaxie en galaxie Pour se poser la question qui l’interroge sur lui-même L’Amour se crée de son essence un Autre vis-à-vis de lui Ni eau, ni vent, ni feu, ni terre mais ce premier germe de vie Un infini dans l’infini s’ouvre ainsi de la chose à l’être Et désormais c’est au vivant que pour être l’Amour se fie
Que le vivant se crée des sens une peau des yeux une ouïe Des membres pour que l’étendue se module à ses mouvements Pour qu’au poisson la profondeur la hauteur à l’oiseau répondent Un cœur distinct pour battre seul et pour centrer en lui le monde Deux sexes pour qu’en étant un d’autant plus il se multiplie Ainsi l’Amour espère-t-il d’une gésine universelle
Qu’elle contente en la creusant son insatiable faim d’aimer Mais cette faim qu’ils ont de lui fait des êtres un tel carnage père ! que Toi premier Vivant premier souffrant Tu prends pitié.
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Non pas une passive douleur mais l’acharnement à la porter plus
avant Une démesure de haut en bas de l’échelle, le Tout dans le rien,
l’énergie sans borne formidablement entêtée A créer cette fourmi que j’écrase, et mon pied c’est encore cette
même énergie Qui de la naissance de ce rien à sa mort aura parcouru des billions d’années Sans perdre jamais la logique immense des âges pendant tous les
éons que contient en un jour La durée de la fourmi ou la mienne. Oui l’acharnement à se tirer du chaos en frayant sa voie de part en
part du chaos Où la profondeur chavire en hauteur, toutes directions engouffrées
à mesure Qu’invinciblement les attire le centre dont la densité ne se laisse
pas pénétrer L’enchevêtrement cannibale de l’Être, l’œuvre des mâchoires, une
seule Vie entre-dévorée Un massacre unique ininterrompu qui se multiplie d’espèce en espèce Pour durer en somme pour durer jusqu’à quand Question que seul
pourrait éveiller L’esprit s’il soulevait les paupières.
Cette frairie cosmique par quoi tout être est de proie et lui-même il
est proie Ce qu’elle contente est bien plus que la faim, ce qui s’y contente de
s’y éveiller davantage
C’est le désir d’une unique saveur en tout ce qui s’odore et se mange et se boit.
Une unique saveur fait saliver toute vie et cette salive sans cesse l’exalte.
Peut-être est-ce l’Ame qui sous l’espèce du sang se laisse deviner justement par ce goût
L’Ame vivrait-elle sans le sang qui l’irrigue bu d’un être à l’autre par toutes les plaies
Qui ne font qu’une seule jaillissante Origine à travers tous les temps et tous les univers
Et de chaque vivant saigne toute la Vie et en chaque vivant tout son sang se digère
Consommation et commencement l’un de l’autre enfin ne seront rassasiés
Que lorsqu’elle saura du dedans d’elle-même qu’elle ne se consomme que pour atteindre son Cœur.
Sang et soleil sont indivis en ta semence universelle
La prodiguant Tu n’en perds rien et pour ta Gloire ô Géniteur aucun
vivant n’est jamais vain Aucun être saigné à blanc qui ne le soit pour ton grand Œuvre Ce qui coule de lui est ta propre Lumière et à bout de douleur une
douceur lui vient De s’être tout entier vidé pour que de lui Toi seul subsistes Et ton Esprit qui S’ignorait infus en lui Le voici qui sous l’œil vitreux
lui rend visible par tes yeux Dans le triangle de son cœur le Tétragramme de ton Œuvre Car le cœur du moindre vivant est le Tien avant que Tu aies créé
rien qui vive Le Tien battant depuis toujours dans l’attente qu’un être soit Capable de ce battement géant dont les ondes s’élargissant reculent
l’infini des mondes Capable aussi de ton Esprit cette étincelle de ta Nuit Ce point unique et séminal de l’Origine à travers tout commencement se greffant éternellement Au sein formé avant les temps pour que Toi-même T’y conçoives
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En ton honneur les cèdres poussent droit A l’abrupt des montagnes. Leurs gorges qui Te louent sont des orgues Les marées d’équinoxe vers Toi En vagues de basalte se figent.
C’est d’en bas que le plus ardemment
S’exerce la poussée.
Irrésistible tout monte
Bien que tout freine tout.
La verticale fléchée vers le haut
Inverse en un Cœur tous les cœurs
Pour en faire sa pointe.
Rien ne Te connaîtrait dans les mondes
N’était ce mouvement.
Mais rien n’est qui par lui
Ne Te connaisse.
Tout ce qui vit est écartelé
Entre l’horizon et l’étoile
L’existence et le Sens.
C’est pourquoi des Tables se dressent
Des croix tendent le ciel.
Dans les pierres levées on T’adore
Et l’homme Te voit en symbole
Dans sa virilité.
Il y a gloire en effet quand la femme
Est pénétrée par lui.
Gloire à s’enraciner dans l’abîme
Pourvu qu’en monte le cri.
Père des cieux
Qui surpasses les mondes
Tout ce qui vit n’a qu’un appétit
T’atteindre.
L’être de part en part
S’élève en quête.
De cette érection inlassable
Toi le Puissant
Tu es l’ardeur.
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Père des créatures ! Tu T’engendres un Fils Au sein de ta Sagesse éternelle Elle est ton immuable jeunesse Ta Pensée de toujours à toujours.
Avant que ne soient formées les étoiles Après qu’elles ont cessé d’exister Ton Épouse à l’iris constellé Est l’idée la mémoire des mondes
Elle plus jeune que les montagnes Plus que la Nuit dont procèdent les deux Plus que le Vide d’où la ténèbre s’élève Plus que tout ce qui commence et finit
Elle la Mère enfantant les éons
Où les éons retournent
Ses mamelles sont le firmament et la mer
D’où coulent les voies lactées.
Elle la Vierge dont le ventre est le Rien Ta Présence sans miroir à Toi-même Ton Être que nulle buée n’atténue Ta rondeur scellée sans limites
Si belle que Tu t’engendres en elle
Et qu’éternellement Tu conçois
L’Acte unique incessant inlassable
Que s’ouvre et remplit sans fond ton repos
En ce Fils Tu prends sur Lui toute vie Que ses membres sur les mondes en croix Étirant aux quatre vents ton Abîme Distendent ramènent vers Toi.
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En chaque rien Tu es le Tout omniprésent donc invisible Tu es l’essence de la Vie étant son manque essentiel Tout vit sous la protection de ce gouffre de plénitude En laquelle Tu l’accomplis du simple fait qu’il vit en Toi Es-Tu connu de l’écureuil de l’aster ou de la mésange Au lit des gaves les galets font-ils mémoire que Tu es Et d’un instant à l’autre instant scintilles-Tu de même sorte Dans l’eau qui est sa propre mue et le miroitement du vent
Ce reflet aboli en Toi en même temps qu’il est sans nombre
Est l’incessante invention que se joue ta simplicité
Elle en éprouve même joie que d’être seule en transparence
Que d’être seule par-delà ce Tout dont elle transparaît
N’est-il donc rien qui soit jamais assez conscient pour être opaque
Assez dense pour absorber ton regard et le faire sien
A peine en formes-Tu l’idée qu’elle devient en Toi cet être
Qui Te fait face et T’intercepte et joue son jeu contre le tien
L’homme. Non pas en une fois mais proféré de chaque souffle Tiré de rien à chaque instant et retourné de même à rien C’est là son jeu où Tu es pris à chaque fois que Tu respires Le voici naître en cet instant dont il tire une éternité Ni lui ni toi vous ne savez lequel est le poumon de l’autre Si vous créez le monde ensemble ou si vous vous le disputez S’il est le fils qui fait de Toi le Père qui lui donne l’être Ou si Tu fais de lui le fils du Père qu’il s’est inventé
Comment se dresse-t-il de Toi cet homme antagoniste en Toi
Qui met au centre pour jamais sa distance entre Toi et Toi
Sa forme T’aurait-elle fui tel un songe éveillé d’un songe
Tel un éclair né de la nuit qui se referme en vain sans lui
L’arborescent dont la blancheur à l’horizon fulgure encore
C’est le soleil écorché vif sur l’En Deçà noir et massif
C’est l’homme qui la foudre aux nerfs brûle à l’orée de ta Nuit noire
Tu voudrais de ton Ombre et lui faire deux rêves contigus
Mais son regard n’est plus le tien où lui ne veut rien que se voir
Lui seul sans Toi bien que Tu sois l’unique objet du face à face Seul face à Toi pour que Tu sois le point de fuite de l’espace L’homme immobile Te sent fuir au fond de soi par-devant soi Seul et cerné d’immensités qui ne lui laissent que la place De faire un pas mais qui suffit pour ne plus revenir à soi De passer outre l’univers mais rien dès lors ni même l’homme N’est! O mutisme auquel fait front sans s’y rompre ce Rien têtu Lequel T’endure T’indurant mais Te refuse comme un kyste Toi son gouffre de pesanteur et le poids qui le constitue
Horrible cri de la matière en chute libre dans sa nuit
L’homme aussi est ce même cri qu’il inverse vers ta Ténèbre
Etre et souffrir ne lui suffit II invente de Te nommer
Il invente de sommer l’être et d’en tirer une hymne unique
A Toi qui feins de T’éloigner pour qu’elle entonne l’infini
Ou peut-être T’éloignes-Tu pour mieux répondre au nom de Père
Nom de l’ouie illimitée dont l’étendue est le tympan
Du plus haut ciel jusqu’aux enfers la même oreille souveraine
Entend des mondes s’engouffrer et s’élever d’un même chant
Ta Bonté Père est de donner à l’homme de Te nommer Père Plus en tout sens Tu es lointain plus Te recueille son amour Où que se tienne ta vigie c’est toujours à la proue de l’être Serait-elle un paysan lourd poussant l’araire en plein labour L’homme qui sait le centre en lui et le sent battre à ta mesure De lui-même dilate à fond ton Vide pour T’y respirer Puisque les cieux les océans l’ordre étemel des créatures Et l’ordre que le verbe humain ajoute encore à leur splendeur Ne sont que pour que s’ouvre en lui vertigineux ton propre Cœur
9
Pourquoi la Vie?
Pourquoi, Père, as-Tu donné la vie?
Toi qui es éternellement Toi le Vivant Te suffisant
As-Tu voulu (l’as-Tu voulu?) Te concevoir comme Principe
Et que de Toi le temps jaillisse avec et sans commencement
Jaillisse parce que la Vie inexhaustiblement sort d’elle-même
Rythmiquement inexhaustiblement vague innombrable issue de
l’océan Marée sans bords montant mourant par ondes de croissante urgence
sur l’immuable fond latent Mourant inéluctablement pour que la Vie retourne à elle-même Lame identique à l’océan comme le temps à son néant Qu’elle s’épuise s’abolisse en son propre commencement Que s’y efface le Principe en son vide éblouissement En cet océan de soleil cet œil insoutenable et blanc Qui est, Père, ta réponse à ce cri Pourquoi la Vie?
Pourquoi la Vie?
Nul vivant. Père, ne le demande avant l’homme
Aucun n’entre en contestation en devenant la question
L’homme a voulu (l’a-t-il voulu?) être vivant hors de ton Être
Que les mondes partent de lui sans jamais revenir à Toi
Qu’il soit pour eux la seconde origine la brèche de la forme humaine
dans l’Un Que toute chose irrésistiblement s’y engouffre étirant devant soi
comme sa trajectoire
Le temps qui cessant d’être un ressort dans un rond devienne la tangente d’un effort absolu
D’un arrachement divisant ta substance d’un affrontement contre soi la dressant
D’identique ainsi la rendant sa Tout Autre impensablement En son centre Se retirant tandis que tangentiellement S’éloigne l’homme à l’infini toujours plus avant vers son être Pas à pas s’ouvrant le néant où sans fin poursuivre sa quête Qui est, Père, sa question sans réponse Pourquoi la Vie?
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Pourquoi, Pourquoi? Te crie celui qui Te loue oui de n’être pas Sans qu’il sache lequel n’est pas ou si tous deux vous n’êtes pas Que sait-il d’autre que ceci Quelque chose a failli en lui Quelque chose qui s’effondra sous ses talons un pont peut-être Mais autre chose dont il n’ose penser que c’est peut-être lui Demeure telle une araignée en suspens au-dessus du centre
De son centre qui continue de s’effondrer et qui l’aspire Lui — sécrétant son propre fil — affleure presque le vortex Cette succion du tréfonds serait-ce Toi ou bien son âme Ou avant tout en toute chose vous ensemble. Parole et boue ? Vous ensemble nombril du monde spirale anté-originelle Se digérant se restituant son perpétuel commencement
Lui csl-il — lui rien c’est-à-dire un cillcment de l’océan Ou cet œil même exorbité le tien au bout du nerf optique Horriblement il se balance au ras d’un gouffre qui est vous Où par ton œil pendant il voit Ton néant le fixer d’en bas C’est cette horreur vous unissant qui lui inspire ta louange Dont l’écho soit à travers Toi votre commun Pourquoi, Pourquoi ?
11
Une Nuit mangée d’yeux étincelants de nuit
S’ouvre par nappes dans un grand déploiement d’ailes
Du fond de l’homme jusqu’au ciel issu de lui.
Toute la hiérarchie des anges reproduit
Par degrés son esprit s’exhalant vers le Père
Tel qu’en Lui-même II Se conçoit à travers lui.
Homme avant l’homme : ainsi de proche en proche l’âme
Grandira-t-elle de s’attendre sans cesser
D’être en germe du Dieu non né qu’elle n’atteigne
Qu’à la manière dont la femme voit monter
(Comme s’étale au loin la mer) ce ventre lisse
Qu’elle porte par-devant elle, sacrement.
Les cieux des cieux soient donc à l’homme une matrice
Tapissée d’un pennage immense de pensées
Que la femme sur l’eau éblouie sans limites
Brusquement par le rayon ras des yeux mi-clos
Réverbère en un seul soleil, sa propre peau.
Telle est l’ostension des mondes, l’homme en face Et la femme le ventre rond à son côté. L’origine bombée à peine rêve en elle Tandis que lui les yeux lointains fixe la fin. Tout leur semble depuis toujours à fleur d’haleine Mais celle-ci hésite entre eux comme si rien Encore n’allait commencer. Leurs mains levées Ruissellent d’or pour l’oblation de l’aurore Le temps qu’ils sachent émerger de la nuit bleue.
A l’orée de la nuit, l’abîme : tel est l’être.
Ils l’éprouvent, debout sur ce rebord. Leur dos
Ignore tout de la Puissance qui le plaque
En avant. Leur orbite est vide, emplie de vent.
Et l’homme chante. Lui, l’à-pic et le surplomb Sa voix le sauve à chaque souffle de la chute. Les mondes tombent avec lui dès qu’il se tait Tombent sans fin mais chaque fois cet autre souffle Faiseur de rides sur l’eau ronde le relaie : C’est Elle dont le ventre est en forme de gouffre Pour enfanter de chute en chute les éons. Et certes si l’enfer qu’elle met bas se creuse Pour mettre bas d’autres enfers, d’autant plus haut S’étage l’hymne qui compense par avance L’horreur dont la béance augmente avec la Vie. Car l’hymne c’est l’abîme inversé dans la gloire C’est un aveu d’inanité propitiatoire Au Père saint afin qu’il nourrisse de Lui.
Tel est le don que Te fait l’homme : sa misère. Et la femme est plus pauvre encore : rien qu’un trou D’humeurs précaires qui tarissent comme un puits. Or c’est elle que Tu inondes de lumière Or c’est d’elle que Tu Te veux l’ultime fruit.
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Moi l’homme si je me détourne de Toi peut-être puis-je
De Toi qui n’es ni devant moi ni au-dessus ni au-dessous de moi De Toi qui es où que je sois cette force derrière moi Qui me pousse en avant de moi pour que le Vide troue ma face Moi l’homme si je me détourne de Toi n’est-ce pas Toi Qui me détournes et comment puis-je donc échapper à Toi Me faire accroire que je peux m’éloigner toujours plus de Toi Faire le Vide où jamais plus ne rencontrer ni Toi ni moi Moi l’homme si je me tourne vers Toi peut-être puis-je
Comme le puits où sans écho depuis toujours s’effondre l’âme Comme le trou empli de boue qui marque mon arrachement Comme la bête s’arrachant les poumons pour trouver son souffle Te crier Père sans comprendre d’un cri de gorge du néant D’un tel effort accompli seul contre la mort qui me possède Que fibre à fibre il me faut vaincre au prix de ma destruction Te crier Père sans avoir l’ombre d’une âme à Te remettre Sans savoir ni comment mourir ni s’il y a quelqu’un qui meurt Te crier Père en ce moment où se défait tout ce moi-même
Dont rien n’empêche désormais l’absolue résurrection
13
A force de crier Père T’ai-je créé A force de me forcer à crier Père Par ce cri traversant tout m’as-Tu créé? Ce cri que bien avant d’être j’ai poussé Dès les premières douleurs de la matière Était l’homme : tout par lui a commencé. Je sens ton souffle se frayer une trachée Dans l’épaisseur que je T’oppose et qui respire Par ce souffle contre lui pour l’étouffer. Je suis le souffle et son refus la gorge rêche Et les lèvres sur l’origine modelées. Et je dis Je et Tu comme s’il y avait Un Autre pour chacun qui ne serait Sans être lui pas tout à fait autre que lui Et comme si nous n’arrivions ni l’un ni l’autre A quitter cette mue que nous sommes pour nous. Il faudrait un suprême effort pour que le cri Passât la gorge ! Expulser, être chassé De l’Autre en soi, de soi dans l’Autre, double mue Sans personne qui expulsât ou fût chassé Bien que le cri fût l’être enfin, l’irréversible.
Plus misérable que l’enfant à peine issu
Est l’homme que Tu as mis bas dans la conscience
Mais il est l’être, le Criant! Tu l’as forcé
A grand labeur hors de ton rêve invétéré
Et revêtu de ta souffrance, chair cosmique.
Muette fut ta substance jusqu’à lui
Désormais il Te crie en face que Tu souffres
Et pour Te faire écho devient ton propre gouffre
Pour lutter contre Toi prend ta douleur sur lui.
Ou peut-être, en ce jour confus où l’homme émerge
De Toi comme l’enfant de la poche des eaux
Demeures-Tu béant de son vide, l’écho
De ton Néant par-devant Toi portant les sphères
Par degrés d’ombre à l’infini comme un appel.
Car Tu appelles! Tu projettes ton abîme
Qui est l’homme, le transgresseur dont les confins
Seront la borne indépassable d’où revient
Vers l’ombilic l’illimité quand il expire :
Ce monde fait de pensée d’homme n’est allé
Si loin et n’est si beau que pour la joie plus grande
Encore du retour intime qui le rende
(Comme une paume se referme) à ta Bonté.
Oui, Tu es bon. Mais l’homme ne le sait de science
Qu’au bout de sa distension d’avec ton Cœur.
A force de crier il s’épuise : l’absence
L’effraie d’être. Il se voit sans fin dans une errance
Qui le souffle au-delà de tout et de sa peur.
Alors lui vient comme au duvet dont joue la brise
Une douceur de n’être seul. Il ne crie plus
Mais il ne prie pas davantage. Il croit entendre
Un enfant appeler son père tout au loin.
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Peut-être, dès le frisson primordial
Qui Te parcourt sans affleurer à ta surface Ni même Te moirer d’une pensée Tout ton Néant désire-t-il que tout ton être Vienne de rien avant que rien ne soit-Néant ! intimité sans borne que ne trouble Nul battement du centre qui n’est pas Nul battement? Voici très sourdement Que le Dedans à peine mais distinctement Freinant à fond son lent ébranlement s’entend qui bat
Ou bien décides-Tu : Je veux Cela,
Je le conçois le parle l’illumine
J’en suis le Commencement le Souffle et l’Œil tout-englobant
Cela qui est en Moi hors de Moi Me fait face
Et Je lui donne l’être sans retour
Formant les mondes Je les nomme les sépare
Pour qu’aussitôt libre de moi puisse m’aimer
Qui? rien : Je mets sur l’a de l’univers
Un point perdu mais millionnaire en galaxies
Et la prunelle de mon Œil ! pour qu’il Me fixe.
L’homme ! Le premier-né avant les mondes L’ultime fruit de la genèse inscrite en lui L’unique traversant tout ce qui vit du cri Même qui depuis l’origine le fait vivre.
Ce cri sortant de Toi et s’élevant vers Toi
T’éclaire du tréfonds muet où rien encore
Ne distingue le non-vivant du vibrion
Ni ton repos de l’inertie de la matière :
Mais qui le pousse, sinon Toi? L’homme, serait-ce
Ton souffle, et l’univers la forme qu’il emplit?
Qu’importe ! hors l’Amour rien n’est qui puisse entendre
Ce cri de part en part qui se perce de soi
A se rompre dans l’espérance qu’il s’entende
D’autant plus inaudible et d’autant plus criant
Plus affamé de soi qu’il se fait plus béant
Et que tout crie en lui vers sa Fin qui s’éloigne
Dans l’infini d’un éternel Commencement :
Seul l’Amour peut instruire l’homme quand il crie
D’un silence qui le rassasie du dedans
Et qu’il crie pour en demeurer insatiable.
Ainsi par délégation de ton Amour L’homme est-il libre de former de ton haleine L’expansion munificente et le retour Contemplatif de l’Être immense vers son centre Oui l’homme est libre d’être l’Acte universel De ta Pensée rejoignant l’Être à sa naissance La courbure de la Beauté s’involutant En spirale qui mène à Toi dans les deux sens Par anneaux de perfection toujours plus dense Ou plus vaste vers le Dedans tourbillonnant
Libre aussi — ayant pressenti en lui ta Gloire — D’en convoiter l’éclat jusqu’à le croire sien Jusqu’à se prendre pour la source et non l’image Pour le modèle et non la ressemblance au tien.
Mais qu’il prétende Te fonder ou qu’il T’efface Avant que l’Être soit Tu le marques du sceau D’une Face qui a ses traits, irréfragable Et tendre sous l’orgueil d’emprunt qui le durcit, Celle du Fils dont la lumière est ce sourire Immuable qui lentement dissout la nuit.
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Comme il voudrait le soir venu retrouver la maison du Père Depuis ce tout premier matin qu’elle fut longue sa journée Bien qu’il ait cru ne s’éloigner que de l’instant d’une foulée Un monde est né s’est abîmé le temps d’y reposer le pied
Le seuil est large d’un seul pas mais qui suffit pour passer outre Cet horizon si rapproché que le souffle peut l’effleurer Derrière soi l’homme pressent quel aveuglant désert salé Entre le seuil et lui s’étend si sur son ombre il se retourne
Mais à quoi bon se retourner vers la maison qu’il a quittée Voilà déjà toute une vie bien que ce soit ce matin même L’homme sans toit ouvre les yeux comme il fit la première fois Vers un ciel tout rayé d’oiseaux qui n’en distraient jamais le Vide
Face à ce Vide il s’étendra et son regard boira la nuit Jusqu’à se perdre dans l’idée que son âme est ce champ d’étoiles Faisant retour sans le savoir au lieu pourtant jamais quitté Son cœur par lui tôt déserté où se tait par bonté le Père
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Par la grâce du Vide Tout tient
Il rend le monde sain Comme une pomme
Pas une motte de terre Ne l’oublie
Pas un oiseau ne trille Qui ne l’en remercie
Seul l’homme croit que le Vide N’est pas
Que le creux de sa main Est le rond de la pomme
Il est le seul au monde A n’y voir que soi Plein de son propre rien Sans interstice
Mais quel courage est le sien D’être là, sans recul Pris dans la même loi Qu’il fixe aux choses
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De plus en plus solipsiste Sa raison y étend Avec les bornes de l’être Son confinement
Ainsi ne peut-il s’en prendre
Qu’à lui
Du néant féroce
Qu’il règle et subit
Telle est sa liberté Tel est le silence du Père Qu’aux confins de soi et de rien L’homme rejoint
Ici, au centre Où le mal et le bien Disent ensemble Le mot de la fin.