Hymne au serpent
La plaie s’ouvre d’elle-même et sa lèvre est le serpent Le dormeur la sent qui bat et sinue lente à son flanc Elle aura glissé dans l’herbe avant qu’il ouvre des yeux Encore embués de rêve sur l’Autre délicieux
La Bête (si c’en est une) contemple l’Autre elle aussi Son regard n’est qu’un frisson qui s’étire comme si De la cuisse jusqu’au cou la peau blanche et sa peau verte Étaient les bords presque joints de la blessure entrouverte
Sa trace où qu’il se faufile est ce pouls voluptueux Qui divise toute chose dont il forme Pentre-deux Homme et femme étant duel rien n’est un dans l’univers Mais ce pouls fend et recoud ciel et terre sombre et clair
Le serpent cicatriciel propage partout la plaie
Car jusqu’à la fin des temps tout même sa mue le hait
Fuyant la division pour la rendre universelle
Sa fuite en est le fil d’or dans le chas de sa prunelle
2
Le Néant enroulé sur Soi c’est ce même serpent lové
Dont le regard pointé à peine est plus mince qu’un fil d’acier Prêt à fendre et ne fendant pas la ténèbre Immuable il dort à l’affût son éternité sans durée Fixant la ligne inexistante où tant de fois va commencer Le partage de son non-être et de l’être
Tant de fois et pourtant jamais énorme oubli résiduel
Digestion de l’univers retour au Vide matriciel
Où tout pèse pour que son poids l’annihile
Nulle mémoire semble-t-il ne tient en ce triangle étroit
Posé sur de si lents anneaux qui vont se resserrant sur Soi
Vers l’unique bien qu’innombrable origine
Mais dans le noir toujours plus noir se concentre avant de darder
La force aveugle qui d’un monde au même monde s’est gardée
En attente lorsqu’il retourne à l’absence
Quand naît la femme elle est déjà toute annelée par le serpent
La fascinant l’ensommeillant d’une joie gourde de néant
Pour qu’en elle de par lui seul tout commence
Tout commence par le serpent la délivrant d’un Paradis Dont le rond en se déroulant trace le fil d’un interdit Qu’au désert l’homme cerne et fuit en mirage Le serpent déroulé de même rampe le long de ce qu’il fuit
Comme il rampe à n’en pas finir autour des flancs de celle-ci Que ses œuvres sans cesse engrossent des âges
3
Le serpent le premier chassé Laisse sa mue aux branches. Pour cerner l’Éden interdit Il s’écorche, s’arrache, Gratte sa nostalgie. Ce qu’elle entoure n’est pas Ne fut jamais.
Toute mémoire en est vaine. Un glaive qui flambe au zénith Le ceint d’un cercle béant Seuil sans mur ni porte. Seuil où debout de partout Font face l’homme et la femme. Devant eux, informe, l’Ouvert. Dans leur dos, la crainte. Le Vide est leur œil pétrifié Bloc d’ambre jaune. Le Vide absolue ténuité De la mue aérienne.
Partout elle s’irise, chatoie.
Qui, à travers elle, rayonne?
Le Rien au centre du rond
Autour duquel homme et femme
Sont emprisonnés.
Que sa mue soit l’envers de ce Rien
Le serpent ne se lasse point par ses pores
D’en jouir
D’en jouir pour se fuir.
Son corps n’est que sa fuite impossible
Toujours ailleurs que soi.
N’être rien est son être.
Son être nulle part et partout
Qui jamais assez ne s’échappe
Sous les pierres, le sable, les mots
L’herbe, l’eau, les paupières, la peau.
Son être nulle part et partout
Dont l’ubiquité est la mue
Om nitransparente.
Qui peint l’autre, l’omniprésence ou le monde
En trompe-l’œil sur soi?
Qui est l’image de sa propre image
L’autre retourné?
Lequel, du reflet ou de l’être
Est le moins irréel?
L’homme et la femme errent à la fois
Dans le monde et sa mue.
Leurs paysages y sont aussi des mirages
Leurs horizons des chausse-trapes du Rien.
Si tout est tangible, même la buée
Latente du souffle,
Tout, même l’âpreté sous les pieds
Est illusoire.
Le rythme de leur haleine suffit
Pour que la mue ondule
Qui s’enfle de son vide et sinue
Comme si doublement le serpent
En elle se glissait et hors d’elle.
Tel est bien le monde issu d’eux
Chaque fois qu’ils respirent.
Mais leur souffle obéit aux anneaux
Absents obsédants qui sans cesse
Desserrent et resserrent Fétau
Qu’est tout être à lui-même.
Même les sept cieux étoiles
Sont l’exacte et trompeuse mesure
D’une liberté absolue
Que le constrictor fait accroire.
Dès le seuil du Vide, d’instinct L’homme et la femme savent Que s’effondre en eux l’univers Du seul fait qu’ils respirent. Chaque instant son abîme le suit Imperceptible Insondable-Nulle durée ne saurait être conçue De cette suite de syncopes sans nombre Dont chacune les renfonce au néant Et avec eux le monde. Nulle durée mais le temps d’un éon Ou le temps d’un souffle Et voici de nouveau s’éployer l’univers Mue emplie du même air qu’ils respirent. A chaque inspiration leur poitrine Se confond à nouveau avec l’horizon Où se love l’amoureux de soi-même Autour de sa création le serpent Respirant à hauteur de leurs lèvres Leur haleine sans laquelle rien n’est Que l’oubli avant toute origine Mue ultime du Néant en néant.
4
En souvenir de tes yeux
Je baigne les miens au reflet des rivières
Ocellées de soleil
Leur courant à midi te ressemble
Dans mon regard qui m’y renvoie son image Tes deux pupilles innombrables c’est moi Éblouie de cette identité scintillante Dont l’eau fragmente et multiplie les éclats
Cette eau qui court sans cesse immobile C’est notre ubiquité sans repos De ta peau et de la mienne, laquelle Est la brise? Laquelle le flot?
Nos frissons comme soie qui ondoie Avec l’ombre et l’or des feuillages Font que glissent tout le long l’un de l’autre Indistincts dans l’étreinte nos corps
Je t’évoque de mon sexe à mes lèvres Beau torrent dont m’électrise le froid D’être nue et qu’ainsi soit nue toute chose Je deviens ta mémoire ta mue
En souvenir de ton membre
Je m’étire lascivement vers la mer
Où le ciel est à l’ancre
Dans mes plis je sens l’ancre qui bat
5
Du serpent qu’ai-je connu d’autre Que ses belles phrases lovées Le venin très-subtil de son œil Plus prompt que l’intelligence
Par-dessus la douce épaule sa voix Envoûtait féminine ondulante L’ombre intime où se jouait la clarté Comme affleure le sang sous la joue
C’est ainsi qu’il couvrait au couchant Eve rose qui pâmée de caresses D’une main lui offrait son sein rond Et de l’autre me tendait une pomme
Leurs yeux qui m’attiraient dans leur nuit S’ouvraient sur mon visage en vertige L’arbre svelte où je l’avais adossée Lunaire m’étreignait au lieu d’elle
Plus mes yeux faisaient de ronds dans les siens Plus sa peau d’un blanc bleuté d’astres Exhalait ténébreux ses lointains Où nos corps miroirs béants s’embuaient
Tout en eux s’effaça du jardin Sauf sa nuque renversée dans ma paume Et ce gouffre, de son ventre à ses dents Sous l’orage carnassier de mes râles
Eve à l’ombre de ses cils étendue Sans rivages se gonflait de cyclones J’y plongeais au nadir j’ahanais J’eusse enfin sondé l’origine
Mais un spasme foudroyant fulgura Dans ma chair et sa femelle l’eau noire Par-dessus la douce épaule un regard Me mordait de ses crochets de vipère
Son poison éblouissant omniscient M’a rendu inhabitable à moi-même Divisé d’avec mon ombre à jamais Lucide incurablement sans mon âme
Le serpent n’est pourtant nulle part Sinon dans ma hantise de n’être Que l’œil mince de sa ruse à l’affût Par-dessus la douce épaule la terre
Cette ruse devenue ma raison Prend mon être caché de vitesse Pour voler ses secrets mais sans cesse Les voulant mieux connaître les tue
6
Omniprésent à l’univers bien qu’y étant partout absent Mon absence est l’illusion où prend forme sa consistance Ma force y est de ne pas être en déguisant qu’elle n’est pas Sous ce bruit d’herbe froissée qui fait croire que je me cache L’être rampant qui fuit ainsi est une ruse du serpent Serpent n’étant qu’un nom d’emprunt où faussement prend corps
l’Idée Dont mon Autre éternel Se joue de quel rival qui tirerait De l’Un sans cesse l’univers pour empêcher qu’il Lui revienne
L’homme ignore ce Jeu divin dont il est le premier jouet Qui à la crête de l’instant est encore et n’est plus le même A chaque fois que son cœur bat il se vide et devient néant Pour se remplir tout aussitôt d’un océan qui le submerge Cette immense marée de vie et ce néant ne font qu’un pouls L’homme par lui croit se régler au flux béant de l’origine Auquel le monde croit que l’homme a pour devoir de le régler En rythmant à son propre sang l’infini des hauteurs marines
Qui est maître du cœur de l’homme est le régent de l’univers C’est la femme les yeux mi-clos tandis que monte et redescend L’espace bleu que gonfle au loin son haleine comme une voile Au loin tout près car l’horizon tremble et miroite entre les cils Fermés par jeu pour que la vue rende réel ce qu’elle invente Mue du serpent ou regard d’Eve insaisissable contour nu
Du monde exact tel qu’il se rêve en se cernant de transparence Glissant sur soi par degrés nuls soie d’un sourire s’effaçant
Ce glissement c’est moi sans moi cette absence est ma jouissance
Se rappelant le ralenti voluptueux peau contre peau
D’un double et long étirement aveugle souple sans frontières
Attouchement mouillé de sel zéphyr ténu rasant les eaux
Eve plus nue que la nuit nue s’y concentrant sous ses paupières
Pour savourer le noir parfait l’absorption de soi par Soi
Vainement si le Jeu sans fin a prévu que son doux abîme
Soit la membrane où Se conçoit et la mue d’où S’extrait le Soi
Ainsi croyant se réunir l’être se scinde se conjugue Double infini multipliant cette distance des miroirs Où ses reflets voudraient s’ouvrir d’inexistantes perspectives Toujours plus loin perdant cherchant sa plénitude leur néant Plus va pourtant se répétant ce trompe-l’œil la Vie sans nombre Plus y résonne un Vide énorme où l’innombrable raréfie Dans sa cohue ce qui fut Verbe et n’en est que l’écho informe S’écrasant contre un ciel absent mon Autre après avant les temps.
7
Mais voici que l’homme, Adam, parle.
Voici : sans qu’il se soit rendu compte
Qu’il s’est mis de lui-même à parler
11 cesse de suivre le fil d’une fuite
Qu’il prenait pour sa propre pensée.
Il cesse de se laisser traverser
Par la phrase à n’en plus finir qui s’écoute
Sinuer s’enchanter l’envoûter.
Il s’arrête.
Oubliant la syntaxe de la brise dans l’herbe
Il n’est plus cette hâte de se faufiler qu’a le sens
Hors des vocables dont il mue à mesure
Qu’il s’en invente d’autres, quittés
Avant d’être prononcés, traces vaines.
Voici : planté droit sur ses pieds
Adam prend racine. Il parle.
D’abord il se souvient de son nom.
Il l’éprouve à l’articulation de ses tempes.
Il est la terre. Sa racine est en lui.
Il est le Rouge, le soleil enfoui
Dont la terre accouche avant l’aube
Dans un flux de sang.
La syllabe A de sa bouche
Éploie l’espace qu’ocellera le soleil :
L’homme est ouvert.
Ouvert au centre de l’écho innombrable
Comme un gong ébranlant l’horizon :
A-dame!
Marée haute du souffle à l’extrême de l’âme
Emplissant toute chose amplifiant
Le son immense du silence le monde
Puis (quand le sein touche au ciel) l’éteignant…
Du nom exprès pour elle créé.
Son souffle en elle se configure au vocable
Qui en dedans au-dehors l’a formée.
Ce qui préexistait a ce nom
N’était qu’une semblance de terre
Où le souffle deviendrait son, et le son
L’émanation vivante de l’âme
L’être même de la chose nommée.
Il se souvient d’avoir empli toute chose
Les bêtes des champs les oiseaux et les arbres Tout ce qui plonge, bondit, plane, fouit Reçoit de sa bouche à chaque instant vie et forme Avec son nom.
Lorsque ses poumons font leur plein de l’espace
Leur plèvre en capture les confins au filet
Chaque fois qu’il respire il déploie en lui-même
Les courants en spirale qui barattent les mers
La lenteur des fleuves rongeant l’os des montagnes
Les dérives d’astres au grand large des cieux
Cette double coupole de la même sphère sans borne
Tantôt gouffre de jour tantôt voûte de nuit
Et par-delà toute retombée d’étincelle
Le bloc noir de néant qui ne vacille jamais
D’écouter son souffle lui maintient en mémoire Avec l’Un centrifuge l’unicité de ses noms
Et l’inexhaustible symphonie qu’est leur nombre Où chaque vocable à tous les autres répond Comme se répondent en chacun tous les autres A l’instant où naît le premier souffle d’Adam Qui est chaque souffle lui sortant de la bouche Quand l’ayant lui-même inspiré de ces noms Il leur réinsuffle cette unique origine Qu’il respire d’eux en la leur insufflant
L’origine, Eve! la Vive!
Qui, d’elle ou de lui, est pour l’autre
Le premier Toi?
Leurs lèvres jointes se disent
Et scellent doublement à la fois
La syllabe que bouche à bouche ils respirent
Du fond de ce souffle indivis
Qui en chacun est Toi.
Il la nomme : Tu es! et s’étonne
D’être lui dans ses yeux.
Très belle : pour lui plus lointaine
Lorsqu’il la nomme Toi
Que tous les noms dont les mondes
A l’infini chatoient.
Il regarde sourire à ses lèvres
L’aube, ce silence entrouvert
Sur une âme à peine échappée
Si fugace et pourtant éternelle
Qu’il sait qu’il ne rejoindra qu’à la fin
Bien qu’elle, avant d’être formée
Pour jamais l’ait rejoint
Ame, ubiquité invisible
Dont Eve a les contours.
Dans les yeux de la Vivante elle est bleue
Elle enclôt tous les êtres qu’il nomme
Elle en est l’horizon.
La distance entre eux est immense
Peau contre peau.
L’huile de ces lascifs frottements
Polit l’espace courbe où s’élude
Et s’accroît l’univers.
Les mots qu’il lui murmure entre-temps
Glissent avec ses mains et ses lèvres
Sur un même épiderme fluide
Le toucher et l’ouïe.
Ce double glissement jamais las
De se fuir sur soi-même
C’est la ruse du serpent qui instruit
Adam à sa mesure.
Entre l’étendue et leur peau
Nulle différence.
Aux confins l’un de l’autre étirés
Leur regard effacé étalé
L’écume des baisers est salée
Le fleuve des caresses mêlées
Aspire à l’estuaire
Plus leurs corps se confondent et plus
Se distendent les mondes
La jouissance en est écartelée
Le soleil équarrit la chair vive
Le sang gicle au zénith
Adam crie Crie sans qu’il sache que c’est lui et quel cri
Ce qu’entend tout son être béant S’arracher avec la souche des bronches C’est le mot : Toi! Dans ses yeux aveuglés par le cri La clarté n’est caillée qu’en surface Leur douleur suraiguë d’être en face Rompt l’éblouissement : Adam voit. Voit cette autre que lui à jamais Sa compagne, sa distante absolue Sa Nommée qui le nomme. Ce qu’il nomme en elle, elle en lui Par-delà l’un et l’autre est leur Autre Celui dont mystiquement le serpent Les a faits l’un pour l’autre le leurre Leur ouvrant en miroir un chemin Distance de l’infinie conscience Qui dit : Toi! Émerveillement De creuser son inexhaustible néant De l’emplir simultané de son être
8
Cette courbe de l’aisselle à la hanche La coupe de cette paume levée Ce sourire s’enchantant de planer Au ciel de ces yeux bleu pervenche
Eve en est le miroir singulier
Que hante sa forme parfaite
Hors d’atteinte et pourtant si concrète
Qu’un seul trait en peindrait la beauté
Ainsi l’aube irradiant l’horizon Se rassure en voyant reflétée Dans l’éclair d’une eau argentée Sa béante perfection
9
Les grands yeux ronds de la beauté cernent les cieux et l’horizon Eve regarde et c’est midi l’éternité est sa prunelle Tout jusqu’aux plus hautes marées respire au rythme de son sein Comme la courbe des lointains épouse celle de son ventre Cette sereine bleuité perdurerait sans mouvement Hormis l’immense motion de l’Immuable sur Soi-Même N’était dans l’herbe la coulée insaisissable du serpent Faisant passer comme un frisson de folle avoine aux jarrets d’Eve
L’air que son souffle évente seul remue avec la graminée La paix qui rend l’âme sans bords le frôlement sur la cheville Sont une même impression liant le centre et l’infini Nulle pensée ne trouble encore cette Présence indivisible Que forme ensemble avec l’azur Eve sans ombre orée des temps Ni aucun mot ne définit ce que naissante avec l’espace Contient la femme où l’univers se mire en la réfléchissant Leur double et même étonnement méridien s’y faisant face
La tige tant soit peu frémit Eve distingue une fraîcheur
Le serpent vient de déranger d’un jeu de cils l’ordre des mondes
Eve n’est plus cette immobile où de Soi-Même Se conçoit
L’Etre dans la perfection une et sans nombre de ses formes
Un fruit peut-être l’a tentée ou c’est Adam à son côté
Qui lui enseigne (à ce qu’il croit) un vocable pour chaque chose
Dans ses yeux glauques va rester comme un reflet d’éternité
L’éclair d’une eau ou d’une peau enfuie sitôt que devinée
Mère des hommes et des cieux Eve très lente les mûrit Pleine d’eux elle l’est d’abord d’une sagesse qui les porte Dont elle-même ne sait rien bien qu’elle en soit toute formée Et qu’en tenant les yeux baissés elle en irrigue sa matrice Jusqu’aux confins de cette nuit qui doit clore tous les éons Pourtant même les yeux fermés à ces confins soudain fulgure La mue en cercle du serpent qui les protège du néant Et circonscrit le lieu sans lieu de l’impensable géniture
10
Le serpent (peut-être) provoque-t-il Dieu? Provoque-t-il, induit-il à paraître Cela qui est en Soi ? A paraître, à Se faire Pensée A Se dire Je?
La genèse (peut-être) n’est-elle Qu’un rêve de la Présence absolue Détournée sans sortir de Soi-même De l’unicité sans issue?
Et que peut rêver la Présence
Hormis son Paradis?
Sans un pli du vide, sans rien
Qui dérange d’aucun souffle le Rien
Une infinitésimale césure
Dans le Soi contemplant son Néant
A créé le hiatus, la lumière.
L’ouverture qui de Néant en Néant
Engouffre le Dedans.
Pourtant le rêve ne sort pas de Soi-même
Il est rond et parfait.
Tout gravite autour de son centre
Qui rayonne en tout point.
Tout point est la pupille d’un œil
Dont l’iris est l’espace
Et tout œil voit le Tout.
Mais aucun ne contemple le Même
Identiquement.
Infini en nombre est le Même
Tel que tout regard le captant
Capte le captant tous les autres
Qui s’y captent aussi.
Tout regard captant et capté
Est une âme étoilée
Que tout regard étoile.
Chacun de ses points d’or scintillants
Est le rêve d’un rêve
Qui rêve qu’il se rêve
Scintillant de points d’or.
La Vie : cette immense rétine
Close sur soi.
Un Paradis sans paupière
Se donnant pour firmament
Son intime ravissement
Rêve en rond d’ubiquité
Que peuple infini l’Unique
Jouant sans Se diviser
A peupler son ubiquité.
Regard qui cerne et discerne
De sa multitude d’yeux
Partout épars, rassemblés
En sa pure fixité.
Fixité des yeux de la femme Centrés sur le fruit. Comme si de tout ce rêve de rêves Le vortex, l’innombrable regard Barattant dans son midi tous les autres
S’était enfin posé.
La femme dont le regard est vertige
Se raidit pour le visser dans ce fruit
Qu’elle tient à grand effort dans sa main
A distance d’elle.
Et plus son intensité s’alourdit
Plus se tend dans l’effort la distance,
Plus le fruit dans la paume est présent
Et le regard.
Ainsi toute la scène des mondes
Se joue dans la clairière d’un œil.
Celui apparemment de la femme
Écarquillé sur le fruit.
Œil très seul, incommensurablement attentif
A s’ouvrir par la vue l’invisible,
Comme à Soi le Sans Fond.
Le Sans Fond attiré par Soi Se contemple
Qui rêve en cette même femme qui voit
Ce Rêve rêver en Soi qu’il commence
De sortir de Soi.
Celle dont la blancheur brutale oblitère
Sa pénombre méridienne, l’Éden
Et dont la rigidité aveuglante
Sidère de son geste blanc le ciel blanc,
Se rêve rêvée statue, non vivante
Pour que seul, convoité, refoulé
Hors du Rêve à bras tendu dans le Vide
Le fruit périlleusement soit réel.
Telle, fixe au centre de l’œil, est la scène.
Mais la scène — qu’un Seul joue en trois rôles
Étant femme, fruit et Regard —
Est tout autre dans ce même œil qu’elle rive.
En cet oeil. S’y écarquillant sur Soi-même
C’est le Soi globe oculaire de Soi
Qui S’irrite de l’opacité de son cerne.
Il Se sent qui S’exorbite, investi
Par son gouffre lové sur Soi en spirale.
Son absence à tout rompre le ceint
De son propre Dehors sans limite
D’où Quelqu’un dans ce rond figé va surgir
Qui force le dénouement de la scène
Et lui donne son Sens
Provoqué insondablement à créer
Par son gouffre constrictor qui L’enserre
Le Sans Fond Se sertit océan
Œil d’écume sitôt éteint qu’il scintille
Qui sitôt se reforme et qui brille
Dans l’orbite du Néant matriciel
Comme y luit pupille verte la femme.
Femme n’étant d’abord qu’un regard
Entre guêpe, gazelle, lézard.
Mais sous l’arbre, y soupesant la rondeur
Du fruit qu’elle conforme à sa paume
C’est du monde que son œil est lourd, et déjà
Son ventre à l’équateur palpite sous ses doigts.
Dès lors le firmament et son œil Auront même rayon, même centre Même stellaire abîme de nuit. Ce regard de ténèbre azurée En lequel tout autre s’absorbe Est le trou tourbillonnant fasciné
Que creuse la vue du fruit dans la femme Caverne à l’écho sans nombre du Soi. Le Soi résonne, S’y engouffre, l’engouffre Il ocelle ce Néant membraneux Dont la femme L’enveloppe, dont Lui Est en elle qui L’ignore le dôme Où le Soi rêvant rêvé Se conçoit Né du fruit en façon de Plérome Sans que rien sorte en rêve de Soi
Mais, rêvé, ce désir devient femme Devient faille d’où le serpent fuit de Soi. Cela glisse sur tout son corps et ondoie De l’épaule à ses reins en caresses Écailleuses s’étirant en frissons Qui d’horreur en jouissance anticipent Ce séisme : Que le Soi mette bas…
A hauteur de ses yeux de ses lèvres Que n’effleure que subreptice le dard Du triangle turquoise où très mince S’illumine le tranchant d’un regard. Ce triangle nonchalant se balance L’enchante s’enchante d’elle à la fois Beau cobra se vrillant à son bras Il s’allonge vers le fruit, le contourne Se dérobe derrière, subtil Il feint qu’il soit le fruit, et le fil De ses yeux dans la chair savoureuse L’avant-goût de la morsure à venir
Mais tandis que sort de Soi le serpent S’annelant autour de Soi tel un gouffre
Où S’avale et Se digère le Soi, Le Soi lutte hélas trop tard dans la femme Contre Soi qui la séduisant S’est séduit Lutte contre le serpent qui féconde Dans l’œil vide de la femme le fruit : (Qu’il n’y ait jamais rien qu’un seul Rêve Où l’Être avorte avant d’être rêvé Où le fruit reste à jamais loin des lèvres Où les dents soient à jamais déchaussées Par la terreur que ne les tente la pulpe Que la femme prend pour sa bouche qui luit Affamée de sa propre chair dans le fruit…)
Spasme céleste, épars ! Ressort du Soi bandé
Sur Soi qui n’en peut plus de S’étouffer, et saute !
Détente du serpent qui surplombe, foudroie!
Trois en un dans l’éclair : serpent, fruit, femme. Qui
Mêle suc, sang, venin? Qui est mangé? Qui mange?
Qui ? Personne. L’éclair est si prompt qu’il n’est pas.
Le serpent en se parcourant s’électrocute.
Tout, un instant, n’est rien que la taie de l’Œil blanc
Tout, rien. Entre rêve et réel. Le point aveugle.
N’étaient les lèvres et la vulve lourdement
Béantes, rouges, double trace de la foudre
La scène serait vide et neutre : un arbre gris
Un dur soleil réverbéré par le mutisme.
Mais la femme aux deux plaies obscènes fait saillie
Avidement, l’Etre n’étant que par ceci
Que l’une et l’autre, avant que rien ne sache encore,
Mangent. Le fruit? Jamais cet arbre n’eut de fruit.
Seul est réel l’espace cru de l’origine
Œil énorme contre le sien, qu’elle fascine.
Et la boule de feu qu’elle mange c’est l’Œil
Du serpent concentré sur la fente de l’Etre, Forçant le Soi d’en désirer être mangé Afin qu’il S’y conçoive et qu’il S’en fasse naître Univers! issu de la femme et du serpent…
Et, dans l’instant même, s’éveille
Par les yeux de la femme dardant
Leur feu depuis le centre impensable,
Le premier jour.
Le temps, dès avant l’aube, est en marche.
L’Être n’étant plus rêvé
Commence l’apprentissage de vivre
En dehors de Soi.
La Terre est donc, avec ce qui la peuple
Nageant, rampant, ambulant et volant
Tout ce qui pousse, porte fleur, fructifie
Qui existe par elle, vivant.
Avec elle inconcevablement d’autres Terres
S’éloignent à l’infini d’un Néant
Qui Se pense en même temps qu’il S’abîme
Vers son centre insondé.
A la droite de la femme qui voit
Cet éloignement sans mesure
Se tient l’homme, donnant à leur vue
Forme et proportion.
Tous deux ils seraient perdus dans l’abîme
Qui pense l’univers
Si du fond de son Inexistence abyssale
La Pensée ne formait de Soi Se pensant
Terrible, le Seigneur.
Terrible, le Seigneur!
En rendant homme et femme conscients
D’être abyssalement homme et femme
Il les ouvre l’un à l’autre en abîme
Qui les engouffre en Lui.
Entre eux, au-dessus d’eux, autour d’eux
Il propage son gouffre.
Inlassable il multiplie la distance
Entre l’homme et sa pensée qui le fuit
Inexhaustible II féconde la femme
A l’égal de la matrice étoilée.
Sa Colère est cette distance
Son Amour est ce dôme de nuit.
Car le Seigneur est Un.
Et tout l’œuvre de ce couple discord
L’un couvant en germe le centre
L’autre en étant chassé,
Est d’en faire la preuve.
De faire de l’Ouvert sans limite
La sphère dont chaque point soit aussi
Le germe d’un nouveau monde qui s’ouvre
Vers le centre l’irradiant hors de Lui
En chacun des rayons de la sphère Se glisse le serpent.