« Les Veilleurs » d’Arthur Rimbaud

Robert Desnos
par Robert Desnos
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Que, dressés sur la côte équivoque, anguleuse,

Les phares délateurs de récifs écumants,

Pour les mâts en péril aient des lueurs heureuses,

S’ils n’ont su la raison de ces crucifiements.
Ils enverront longtemps à l’horizon fragile

L’appel désespéré des Christophe Colomb

Avant que, répondant à leur prière agile,

Quelque sauvagerie y marque son talon.
Et que, pilote épris de navigation

Dont le sillage efface aux feux d’un soleil jaune

Ton sillage infamant, civilisation !

Un roi nègre, un beau jour, nous renvoie à la faune.
Nous avons trop mangé de poissons hystériques

Dont l’arête, imprimant les stigmates aux mains,

Nous fit rêver parfois de rencontres mystiques

Quand nos ventres repus souffraient sur les chemins.
Nous dormirons durant des nuits, face aux feuillages,

Avec l’apaisement de la brutalité,

À moins qu’un rêve frêle, en ridant nos visages,

Ne tende nos jarrets vers une autre cité.
L’étoile qui guida les marins secourus,

Vieux loups dont la moustache accrochait les orages

Dans le rayonnement des astres apparus,

Voici longtemps lassa notre fiévreux courage.
C’était bon quand un mage au chevet des gésines,

En s’écroulant parmi la paille et les tissus,

Proclamait en tremblant des naissances divines

À briser sur nos poings nos orbites déçues.
Ah ! c’en est trop, croulez murailles et parvis !

Étoile ! C’était bon quand les voiles geignantes

Vers des fleuves rocheux, de morts inassouvis

Portaient les conquérants aux gencives saignantes.
Mais nous dont les orties et les hautes ciguës

N’ont pas léché la peau ni mordu l’estomac,

L’étoile c’est, au sein des villes exiguës,

Une croisée au soir tremblant comme un hamac.
C’est la lampe allumée et qu’on voit de la rue

Silhouetter un sein sur les plis du rideau,

Encore que souvent éclatante et bourrue

Une voix ait brisé notre rêve en fardeau.
Ah ! Quand la fusillade éclose aux carrefours

Laissait quelque répit au cœur des Enjolras,

Émus et repensant aux soupers chez Véfour,

Aux mansardes des toits ils donnaient un hélas.
Nous avons joué sur ces marelles de lumière

Clignant d’un œil et dérangés quand les échos

Retentissaient du bruit lourd des portes cochères,

Quand des fiacres passaient cachant des caracos.
Désespérés quand un amour entre nos mains,

En imitant le jeu des glissantes couleuvres,

Nous laissait sans égard au bord des lendemains

Sots comme un marguillier pleurnichant au banc d’œuvre,
Écœurés et doutant de notre vigueur mâle,

Pour étreindre ton corps consolant, ô fiction,

Nous avalions jusqu’à l’euphorie animale,

Obstinément, tel philtre vert, sans conviction.
Surmonté, le chagrin s’avéra plus tonique

Que la mauve des bois et le chaud quinquina,

Chacun de nous gagna son enfer platonique,

Nu jusqu’au cœur qu’un tigre étrange assassina.
Nous dont les dents d’acier triomphaient du scorbut

Et broyaient des louis d’or, nos mâchoires prognathes

Cédèrent à rêver des ascensions sans but,

Et du sang colora nos lèvres scélérates.
Ô femmes entrevues courbant vos omoplates,

Posant le corset rose auprès du pantalon,

De quels baisers se fleurissaient vos gorges plates

Quand la nuit, sur nos pas, lançait des étalons.
Silence, enfants criards ! souvenirs moutonnants

Plus nombreux que les flots roulant au pied des dunes :

Nous avons mené loin ces lâches ruminants

Dont la corne au futur simulait la fortune.
Allez-vous-en, bâtards ! Don Juan pris d’emphysème,

Voyez nos doigts sont gourds et nos muscles étroits

De supporter la vie érigée en système,

Nos pieds sont fatigués de passer les détroits.
Et maintenant, fuyant les lacs des réverbères,

Nous demandons aux pavés clairs remplis de bleu

De rendre à nos désirs une vigueur pubère,

Car notre cœur s’endort comme un matou frileux.
Chemins de fer en vain hurlez-vous à nos trousses,

S’il le faut nous vivrons en foule, aveugles, sourds,

Sans regretter les parfums fauves de la brousse

Ni le clapotis noir des requins en amour.
Que la ville endormie ait de longs cauchemars

Issus du fond des cœurs en blanches théories.

Quelle nuit portera ses pinces de homard

À nos yeux, quel volcan lancera ses scories ?
Habitants plus perdus dans ces mornes faubourgs

Qu’au fin fond de l’Afrique un zouave en sentinelle,

Nous avons dans la gorge un râle de tambours

À chasser les bourgeois tremblant dans la flanelle.
Nous évoquerons pour nos pupilles en sang

Le défilé lointain de leurs gardes-barrières

Dépoitraillés, bavant d’ennui, l’œil indécent

Quand la locomotive entr’ouvrait ses paupières.
Villageois arrêtés au passage à niveau,

Vos poings se sont tendus vers les wagons sonores.

Restez là-bas avec les femmes et les veaux,

Et l’église imitant en vain les sémaphores.
Est-ce que l’incendie n’étreindra pas ces pierres,

Les églises voûtées ainsi que des perclus ?

Impitoyablement de nouveaux Robespierre

Leur rendront-ils la vache et les ânes élus ?
Cette flamme qui veille à l’entour des ciboires

Grandira-t-elle et, pourléchant les saints mafflus,

Au bruit des trompes des pompiers, joyeuse foire,

Détruira-t-elle enfin les trois dieux révolus.
Bras en croix, c’est en vain que tu roidis ton corps,

Christ ! tu n’as jamais vu les algues vénéneuses

Former une couronne au front des poissons morts

Et panser des noyés les blessures vineuses.
Dans la ville où le gaz amoureusement chante

Aux lumières des bals, où, robustes, les gars

Ajustent leurs baisers à des bouches méchantes,

Ton église subit de merveilleux dégâts.
C’est alors que dressant des baraques en planche,

Surgit le peuple effrayant des veilleurs de nuit.

Ramassés et poussifs, par instants, ils déclenchent

Un orage de toux pour peupler leur ennui.
Ils chauffent leurs doigts morts aux rouges braseros

Et leurs yeux satisfaits contemplant les décombres,

Ils se demandent, frissonnants, si les héros

Selon Homère auraient vaincu les rats sans nombre,
Et sur les pans de mur où le vent froid se joue,

Où subsistent parfois des lambeaux de papier,

Ils revoient les amants dormant front contre joue

Et comptent leurs amours comme font les fripiers
Qui pêle-mêle ramassant soie et coton

Étudient au matin leurs récoltes nocturnes.

Puis, si la neige mord leur face de carton,

Ils battent la semelle en rêvant aux cothurnes.
Ils somnolent, le nez bouché de tabac sale,

À l’heure où, chaude haleine entre les soupiraux,

Le parfum du pain frais dans le brouillard s’exhale,

À l’heure où, dans leur lit, s’éveillent les bourreaux.
Quand les valets suant une aube criminelle

Au fond des boulevards dressent les échafauds,

Quand l’œil vif et les mains pétrissant des mamelles,

Nous évoquons l’amour et la mort en défaut.
Eux vautrés, avachis devant les braises mortes,

Ils regardent surgir des brumes le matin,

Les laitiers vigilants aller de porte en porte,

Et les sergents de ville emmener les catins.
Non, ce ne sont pas là nos lyriques veillées

Car les vampires de minuit cernent nos yeux,

Le sang rougit nos pommettes émerveillées,

Nos bouches ont saigné sous des baisers soyeux.
Nous la foule attendant autour des guillotines

La révélation des nouveaux Golgothas ;

Nous que l’amour avec des cordons de courtines

Lia, nous dont les noms insultent les Gothas ;
Nous qui frappons joyeux les porteuses de perles

À coups de poing, au creux du dos, à l’Opéra ;

Nous, maîtres naufrageurs dont les flots qui déferlent

Ont savouré la chair ; nous dont le choléra
Dispersa les amours ; nous les plongeurs sacrés

Des bancs d’huîtres perdus au fond des mers sanglantes,

Coupeurs d’amarre au flanc des paquebots ancrés

Et de nattes au dos des filles indolentes,
Nous méprisons ces nuits de veille où les regrets

Dévorent les vieillards, où féroces mygales

Augmentent leurs désirs de vergues et d’agrès

Et le lancinement des légendaires gales.
Quart de l’enseigne à bord du navire amiral

Combat de pieuvre et de langouste au fond d’épaves

Dont les drapeaux pendent mouillés. Un soir de bal

Tout s’abîma sans heurt dans une mer concave.
L’orchestre jouait la valse et les danseurs en frac

S’enlacèrent à des danseuses inconnues.

L’amour lesté par l’or a sombré dans un sac,

Un radeau transporta des milliardaires nues.
C’est dans un café clair aux glaces dépolies

Que nous manions comme un guignol l’humanité,

Gens passés, gens futurs, images abolies,

Et les aspects du verbe en sainte trinité.
Nous surprenons parfois nos mains traçant des fleurs

Sur les carreaux embués tandis que, sur le fleuve,

Descendent vers les ports de puissants remorqueurs,

Que les piles des ponts mettent des robes neuves.
Nous n’osons rappeler notre vœu de noyade

À la rescousse et pour finir avec ces porcs,

Les hommes, nous aimons les fards et les œillades,

Puis nous mimons l’amour avec d’affreux transports.
Les yeux des filles sont des nœuds à nos poignets,

Quelle raison a-t-on d’aimer tant les visages ?

Qu’attendons-nous ? C’est l’heure où chantent les beignets.

Nos yeux se crèveront aux roses des corsages.
Pourquoi veiller ? Jadis descendant d’un ciel tendre,

Jésus faisait pour nous des miracles annuels.

C’était Noël alors, gelant à pierre fendre

Pour ne pas maculer les pieds nus d’Emmanuel.
Nos pieds à nous sont lourds de vos glaises mouvantes,

Marais où s’enlisa le corps blanc des Jésus,

Juillet vit s’engloutir les prières savantes,

Et les Papes aux scapulaires décousus.
Et depuis nous scrutons la nuit fade et nuageuse

Dans l’espoir qu’avant l’aube en ce ciel déserté,

S’illuminant à chaque brasse, une nageuse

Conciliera l’amour avec la liberté.
26 novembre – 1 décembre 1923.

Robert Desnos

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