The Night of Loveless Nights

Robert Desnos
par Robert Desnos
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Nuit putride et glaciale, épouvantable nuit,

Nuit du fantôme infirme et des plantes pourries,

Incandescente nuit, flamme et feu dans les puits,

Ténèbres sans éclairs, mensonges et roueries.
Qui me regarde ainsi au fracas des rivières ?

Noyés, pêcheurs, marins ? Éclatez les tumeurs

Malignes sur la peau des ombres passagères,

Ces yeux m’ont déjà vu, retentissez clameurs !
Le soleil ce jour-là couchait dans la cité

L’ombre des marronniers au pied des édifices,

Les étendards claquaient sur les tours et l’été

Amoncelait ses fruits pour d’annuels sacrifices.
Tu viens de loin, c’est entendu, vomisseur de couleuvres,

Héros, bien sûr, assassin morne, l’amoureux

Sans douleur disparaît, et toi, fils de tes œuvres

Suicidé, rougis-tu du désir d’être heureux ?
Fantôme, c’est ma glace où la nuit se prolonge

Parmi les cercueils froids et les cœurs dégoutants,

L’amour cuit et recuit comme une fausse oronge

Et l’ombre d’une amante aux mains d’un impotent.
Et pourtant tu n’es pas de ceux que je dédaigne.

Ah ! serrons-nous les mains, mon frère, embrassons-nous

Parmi les billets doux, les rubans et les peignes,

La prière jamais n’a sali tes genoux.
Tu cherchais dans la plage aux pieds des rochers droits

La crique où vont s’échouer les étoiles marines :

C’était le soir, des feux à travers le ciel froid

Naviguaient et, rêvant au milieu des salines,
Tu voyais circuler des frégates sans nom

Dans l’éclaboussement des chutes impossibles.

Où sont ces soirs ? Ô flots rechargez vos canons

Car le ciel en rumeur est encombré de cibles.
Quel destin t’enchaîna pour servir les sévères,

Celles dont les cheveux charment les colibris,

Celles dont les seins durs sont un fatal abri

Et celles dont la nuque est un nid de mystère,
Celles rencontrées nues dans les nuits de naufrage,

Celles des incendies et celles des déserts,

Celles qui sont flétries par l’amour avant l’âge,

Celles qui pour mentir gardent les yeux sincères,
Celles au cœur profond, celles aux belles jambes,

Celles dont le sourire est subtil et méchant,

Celles dont la tendresse est un diamant qui flambe

Et celles dont les reins balancent en marchant,
Celles dont la culotte étroite étreint les cuisses,

Celles qui, sous la jupe, ont un pantalon blanc

Laissant un peu de chair libre par artifice

Entre la jarretière et le flots des volants,
Celles que tu suivis dans l’espoir ou le doute,

Celles que tu suivis ne se retournaient pas

Et les bouquets fanés qu’elles jetaient en route

T’entraînèrent longtemps au hasard de leurs pas
Mais tu les poursuivras à la mort sans répit,

Les yeux las de percer des ténèbres moroses,

De voir lever le jour sur le ciel de leur lit

Et d’abriter leur ombre en tes prunelles closes.
Une rose à la bouche et les yeux caressants

Elles s’acharneront avec des mains cruelles

À torturer ton cœur, à répandre ton sang

Comme pour les punir d’avoir battu pour elles.
Heureux s’il suffisait, pour se faire aimer d’elles,

D’affronter sans faiblir des dangers merveilleux

Et de toujours garder l’âme et le cœur fidèle

Pour lire la tendresse aux éclairs de leurs yeux,
Mais les plus audacieux, sinon les plus sincères,

Volent à pleine bouche à leur bouche un aveu

Et devant nos pensées, comme aux proues les chimères,

Resplendit leur sourire et flottent leurs cheveux.
Car l’unique régit l’amour et ses douleurs,

Lui seul a possédé les âmes passionnées

Les uns s’étant soumis à sa loi par malheur

N’ont connu qu’un bourreau pendant maintes années.
D’autres l’ont poursuivi dans ses métamorphoses :

Après les yeux très bleus voici les yeux très noir

Brillant dans un visage où se flétrit la rose,

Plus profonds que le ciel et que le désespoir.
Maître de leur sommeil et de leurs insomnies

Il les entraîne en foule, à travers les pays,

Vers des mers éventrées et des épiphanies…

La marée sera haute et l’étoile a failli.
Quelqu’un m’a raconté que, perdu dans les glaces,

Dans un chaos de monts, loin de tout océan,

Il vit passer, sans heurt et sans fumée, la masse

Immense et pavoisée d’un paquebot géant.
Des marins silencieux s’accrochaient aux cordages

Et des oiseaux gueulards volaient dans les haubans

Des danseuses rêvaient au bord des bastingages

En robes de soirée et coiffées de turbans.
Les bijoux entouraient d’étincelles glaciales

Leur gorge et leurs poignets et de grands éventails

De plumes, dans leurs mains, claquaient vers des escales

Où les bals rougissaient les tours et les portails.
Les danseurs abîmés dans leur mélancolie

En songe comparaient leurs désirs à l’acier.

C’était parmi les monts, dans un soir de folie,

De grands nuages coulaient sur le flanc des glaciers.
Un autre découvrit, au creux d’une clairière,

Un rosier florissant entouré de sapins.

Combien a-t-il cueilli de roses sanguinaires

Avant de s’endormir sous la mousse au matin ?
Mais ses yeux ont gardé l’étrange paysage

Inscrit sur leur prunelle et son cœur incertain

A choisi pour cesser de battre sans courage

Ce lieu clos par l’odeur de la rose et du thym.
Du temps où nous chantions avec des voix vibrantes

Nous avons traversé ces pays singuliers

Où l’écho répondait aux questions des amantes

Par des mots dont le sens nous était familier.
Mais, depuis que la nuit s’écroule sur nos têtes,

Ces mots ont dans nos cœurs des accents mystérieux

Et quand un souvenir parfois nous les répète

Nous désobéissons à leur ordre impérieux.
Entendez-vous chanter des voix dans les montagnes

Et retentir le bruit des cors et des buccins ?

Pourquoi ne chantons-nous que les refrain du bagne

Au son d’un éternel et lugubre tocsin ?
Serait-ce pas Don Juan qui parcourt ces allées

Où l’ombre se marie aux spectres de l’amour ?

Ce pas qui retentit dans les nuits désolées

A-t-il marqué les cœurs avec un talon lourd ?
Ce n’est pas le Don Juan qui descend impassible

L’escalier ruisselant d’infernales splendeurs

Ni celui qui crachait aux versets de la Bible

Et but en ricanant avec le commandeur.
Ses beaux yeux incompris n’ont pas touché les cœurs,

Sa bouche n’a connu que le baiser du rêve,

Et c’est celui que rêve en de sombres ardeurs

Celle qui le dédaigne et l’ignore et sans trêve
Heurte ses diamants froids, ses lèvres sépulcrales,

Sa bouche silencieuse à sa bouche et ses yeux,

Ses yeux de sphinx cruels et ses mains animales

A ses yeux, a ses mains, à son étoile, aux cieux.
Mais lui, le cœur meurtri par de mortes chimères,

Gardant leur bec pourri planté dans ses amours,

Pour un baiser viril, ô beautés éphémères,

Vous sauvera sans doute au seuil du dernier jour.
Le rire sur sa bouche écrasera des fraises

Ses yeux seront marqués par un plus pur destin.

C’est Bacchus renaissant des cendres et des braises,

Les cendres dans les dents, les braises dans les mains.
Mais pour un qui renaît combien qui, sans mourir,

Portent au cœur, portent aux pieds de lourdes chaînes.

Les fleuves couleront et les morts vont pourrir…

Chaque an reverdira le feuillage des chênes.
J’habite quand il me plaît un ravin ténébreux au-dessus duquel le ciel se découpe en un losange déchiqueté par l’ombre des sapins des mélèzes et des rochers qui couvrent les pentes escarpées.
Dans l’herbe du ravin poussent d’étranges tubéreuses des ancolies et des colchiques survolées par des libellules et des mantes religieuses et si pareils sans cesse le ciel la flore et la faune où succèdent aux insectes les corneilles moroses et les rats musqués que je ne sais quelle immuable saison s’est abattue sur ce toujours nocturne ravin avec son dais en losange constellé que ne traverse aucun nuage.
Sur les troncs des arbres deux initiales toujours les mêmes sont gravées. Par quel couteau par quelle main pour quel cœur ?
Le vallon était désert quand j’y vins pour la première fois. Nul n’y était venu avant moi. Nul autre que moi ne l’a parcouru.
La mare où les grenouilles nagent dans l’ombre avec des mouvements réguliers reflète des étoiles immobiles et le marais que les crapauds peuplent de leur cri sonore et triste possède un feu follet toujours le même.
La saison de l’amour triste et immobile plane en cette solitude.
Je l’aimerai toujours et sans doute ne pourrai-je jamais franchir l’orée des mélèzes et des sapins escalader les rochers baroques pour atteindre la route blanche où elle passe à certaines heures. La route où les ombres n’ont pas toujours la même direction.
Parfois il me semble que la nuit vient seulement de s’abattre. Des chasseurs passent sur la route que je ne vois pas. Le chant de cors de chasse résonne sous les mélèzes. La journée a été longue parmi les terres de labour à la poursuite du renard du blaireau et du chevreuil. Le naseau des chevaux fume blanc dans la nuit.
Les airs de chasse s’éteignent. Et je déchiffre difficilement les initiales identiques sur le tronc des mélèzes qui bornent le ravin.
Nulle étoile en tombant n’a fait jaillir l’écume,

Rien ne trouble les monts, les cieux, le feu, les eaux,

Excepté cet envol horizontal de plumes

Qui révèle la chute et la mort d’un oiseau.
Et rien n’arrêtera cette plume envolée,

Ni les cheveux luisants d’un cavalier sauvage,

Ni l’encre méprisable au fond d’un encrier,

Ni la vague chantante et le grondant orage,
Ni le cou séduisant des belles misérables,

Ni la branche de l’arbre et le tombeau fermé,

Ni les bateaux qui font la nuit grincer des câbles,

Ni le mur où des cœurs par des noms sont formés,
Ni le chant des lépreux dans les marais austères,

Ni la glace qui dort au fond des avenues

En reflétant sans cesse un tremblant réverbère

Et jamais, belle neige, un corps de femme nue,
Ni les monstres marins aux écailles fumeuses,

Ni les brouillards du nord avec leurs plaies d’azur,

Ni la vitre où le soir une femme rêveuse

Retrace en sa mémoire un amour au futur,
Ni l’écho des appels d’un voyageur perdu,

Ni les nuages fuyards, ni les chevaux en marche,

Ni l’ombre d’un plongeur sur les quais et les arches,

Ni celle du pavé à son cou suspendu,
Ni toi Fouquier-Tinville aux mains de cire claire :

Les étoiles, les mains, l’amour, les yeux, le sang

Sont autant de fusées surgissant d’un cratère.

Adieu ! C’est le matin blanchi comme un brisant.
Ô mains qui voudriez vous meurtrir à l’amour

Nous saurons vous donner le plus rouge baptême

Près duquel pâliront le feu des hauts fourneaux

Et le soleil mourant au sein des brouillards blêmes.
Les plus beaux yeux du monde ont connu nos pensées,

Nous avons essayé tous les vices fameux,

Mais les baisers et les luxures insensées

N’ont pas éteint l’espoir dans nos cœurs douloureux.
Je vis alors s’ouvrir des portes de cristal

Sur le cristal plus pur d’un fantôme adorable :

« Jetez dans le ruisseau votre cœur de métal

« Et brisez les flacons sur le marbre des tables !
« Crevez vos yeux et vos tympans et que vos langues

« Par vos bouches crachées soient mangées par les chiens,

« Dites adieu à vos désirs, bateaux qui tanguent,

« Que vos mains et vos pieds soient meurtris par des liens !
« Soyez humbles, perdez au courant de vos transes

« Votre espoir, votre orgueil et votre dignité

« Pour que je puisse encore augmenter vos souffrances

« En instituant sur vous d’exquises cruautés. »
C’est elle qui parla. C’est aussi l’amoureuse,

C’est le cœur de cristal et les yeux sans pitié,

Les plus beaux yeux du monde, ô sources lumineuses,

La belle bouche avec des dents de carnassier.
Enfonce tes deux mains dans mon cerveau docile,

Mords ma lèvre en feignant de m’offrir un baiser,

Si la force et l’orgueil sont des vertus faciles,

Dure est la solitude à l’amour imposée.
Je parlais d’un fantôme et d’un oiseau qui tombe,

Mon rêve perd les mots que ma bouche employait.

La prairie où je parle est creusée par les tombes

Et l’écho retentit du bruit clair des maillets.
On dresse l’échafaud dans la prison prochaine.

Le condamné qui dort dans un lit trop étroit

Rêve des grands corbeaux qui survolaient la plaine

Quand il y rencontra le désir et l’effroi.
Ces deux spectres zélés cheminaient côte à côte

Déchirant leur manteau et leur face aux branchages,

De faux amants frappés sans merci par leur faute

A leur suite faisaient un long pèlerinage.
Des incendies sifflaient sur les toits des hameaux.

Les poissons attirés par de célestes nasses

Montaient avec lenteur à travers les rameaux.

Des bûcherons sortaient de leurs chaumières basses.
Le condamné qui dort parlait avec l’un d’eux,

Plus spectral que le chêne où se plantait la hache :

« Écoutez, disait-il, mugir au loin les bœufs,

Le vent qui souffle ici brisera leur attache. »
Écoute jusqu’au jour la voix de la cruelle,

Sa bouche a la saveur d’un fruit empoisonné,

Le ciel et la montagne où les troupeaux s’appellent

Viennent de se confondre à nos yeux étonnés.
Charmé par les oiseaux, et par l’amour trompé,

Dans de noirs corridors, sous de sombres portiques,

L’amant recherchera la marque de l’épée

Qu’Isis au cœur de feu dans son cœur a trempée…

Ô lame au fil parfait, sœur des fleuves mystiques !
L’oiseau qui chantait pour elle

Dans sa cage ne chante plus

Et la reine des hirondelles

Ne tourne plus, ne tourne plus.
Un jour j’ai rencontré le vautour et l’orfraie.

Leur ombre sur le sol ne m’a pas étonné.

J’ai déchiffré plus tard sur des remparts de craie

L’initiale au charbon d’un nom que je connais.
Un vampire a frappé ma vitre de son aile :

Qu’il entre, couronné des algues de l’étang,

Avec son beau collier de vives coccinelles

Qui prédisent l’amour, la pluie et le beau temps.
Coucher avec elle

Pour le sommeil côte à côte

Pour les rêves parallèles

Pour la double respiration
Coucher avec elle

Pour l’ombre unique et surprenante

Pour la même chaleur

Pour la même solitude
Coucher avec elle

Pour l’aurore partagée

Pour le minuit identique

Pour les mêmes fantômes
Coucher coucher avec elle

Pour l’amour absolu

Pour le vice pour le vice

Pour les baisers de toute espèce
Coucher avec elle

Pour un naufrage ineffable

Pour se prostituer l’un à l’autre

Pour se confondre
Coucher avec elle

Pour se prouver et prouver vraiment

Que jamais n’a pesé sur l ’âme et le corps des amants

Le mensonge d’une tache originelle
Toujours avoir le plus grand amour pour elle

N’est pas difficile

Mais tout est douteux pour les cœurs de feu, pour les cœurs fidèles
Toujours avoir le plus grand amour

Y a-t-il des trahisons involontaires

Non la chair n’est jamais menteuse

Et le corps du plus vicieux reste pur
Pur comme le plus grand amour pour elle

Dans mon seul cœur il fleurit sans contrainte

Nulle boue jamais n’atteignit l’image de celle

La seule aimée dans le cœur de l’amant.
Nulle boue jamais n’atteignit le plus grand amour pour elle

C’est pour sa pureté qu’on admire le diamant

Nulle boue ne tache le diamant ni le cœur de celle

La plus aimée dans le cœur de l’amant
Le plus sincère amant capable du plus grand amour

N’est pas un chaste ni un ascète ni un puritain

Et s’il éprouve le corps des plus belles

C’est qu’il sait bien que le plus beau est celui de l’aimée
Le plus sincère amant est un débauché

Sa bouche a connu et éprouve tous les baisers

Se livrerait-il à tous les vices

Il n’en vaudrait que mieux
Car le plus sincère amant s’il n’est pas aimé par celle qu’il aime

Peu lui importe, il l’aimera

Éternellement désirera d’être aimé

Et d’aimer sans espoir deviendra pur comme un diamant.
Tout son corps ne sera qu’une proie décevante

Pour les fausses amantes et pour les faux amours

Et sans pitié l’amant le véritable sacrifiera tout pour celle qu’il aime
Qu’importe s’il a toujours le plus grand amour pour elle

Au jour de la rencontre désirée

Il sera plus pur que l’aube et le feu

Et prêt pour l’extase
Toujours avoir le plus grand amour pour elle

Il n’y a pas de trahison corporelle

Et que ton cœur batte toujours pour elle

Que tes yeux se ferment sur son unique image.
Être aimé par elle

Nul bonheur nulle félicité

Désir pas même

Mais volonté ou plutôt destin
Être aimé par elle

Non pas une nuit de toutes les nuits

Mais à jamais pour l’éternel présent

Sans paysage et sans lumières
Être aimé par elle

Écrit dans les signes du temps

Malgré tout contre antan et futur

A jamais
Mais pour être aimé par elle

Faut-il perdre jusqu’à l’amour

La vie n’en parlons pas

L’amour l’amour non plus
Être aimé par elle

C’est inévitable

Pas de chants pas de cris

Nul sentiment
Être aimé par elle

Marbre impassible Mers figées Ciels implacables

Mais attendre attendre longtemps attendre encore

Attendre ? nié par l’éternité.
Mourir après elle

Est le rôle dévolu à l’amant

A lui seul le droit suprême

De graver un nom sur une pierre périssable
De graver un nom sur un arbre périssable

Et de s’éteindre pour jamais

S’éteindre lui après elle

Mais l’amour le plus grand amour

Brûlera comme une flamme éternelle.
Depuis de si longs mois, ma chère, que je t’aime

Pourquoi ne pas vouloir connaître mes travaux ?

Si mes jours sont soumis à de mornes systèmes

Mes nuits sont escortées par de nobles prévôts.
Dois-je veiller encore un bûcher renaissant,

Si vif que le Phénix ne pourrait y survivre,

Ou dois-je, naufragé, vers les vaisseaux passant

Effeuiller sans raison les pages de ce livre ?
Dois-je m’anéantir pour éteindre ma foi ?

L’univers de mon rêve exalte ton image

Mais les pays fameux que j’ai créés pour toi

Seront-ils traversés mieux que par ton mirage ?
S’il faut mourir au pied des idoles rivales,

Je suis prêt. Confessant ta cruelle grandeur

Je mourrai si tu veux pour n’être en tes annales

Que l’écho faiblissant d’une inutile ardeur.
Je donne tout pour toi, jusqu’au cœur des fantômes,

Soumis à mon fatal et délicieux tourment

Quitte pour disparaître en deux lignes d’un tome

Et sans être invoqué le soir par les amants.
Je suis las de combattre un sort qui se dérobe,

Las de tenter l’oubli, las de me souvenir

Du moindre des parfums émanant de ta robe,

Las de te détester et las de te bénir.
Je valais mieux que ça mais tu l’as méconnu.

Un jour d’entre les jours de soleil sur les roches

Souviens-toi de l’amant dont le cœur était nu

Et qui sut te servir sans peur et sans reproche.
Attends-tu que j’aborde à de lointains rivages

Pour dire en regardant tes genoux désertés :

« Qui donc s’en est allé, j’ignore son visage

« Mais pourquoi s’en va-t-il seul vers sa liberté ?
« Il faut le retrouver, serviteur infidèle,

« L’enchaîner à mon bagne après l’avoir châtié

« Et qu’il me serve encore avec un cœur modèle

« Sans même pour sa peine éprouver ma pitié.
« Car je suis impérieuse et veux qu’on m’obéisse,

« Nul ne doit me quitter sans être congédié

« Tant pis pour celui-là qui rentre à mon service

« Si son orgueil hautain ne l’a pas répudié.
« Je connais pour les cœurs des prisons fantasques :

« Que l’amant fugitif y retourne au plus tôt

« Car il me faut ce soir de nombreux domestiques

« Pour cirer mes souliers et m’offrir le manteau. »
A quoi bon ? L’évadé connaît bien sa prison.

Sans doute a-t-il choisi de trop précieux otages

Pour vouloir à nouveau te payer sa rançon ;

Les trésors d’un cœur pur ne souffrent pas partage.
Évade-toi de l’eau, des prisons, des potences,

Adieu, je partirai comme on meurt un matin.

Ce ne sont pas les lieues qui feront la distance

Mais ces mots : Je l’aimais ! murmurés au lointain.
Adorable signe inscrit dans les eaux mortes

Profondeurs boueuses

Ô poissons qui rôdez autour des algues

Où est la source que j’entends couler depuis si longtemps et que je n’ai jamais rencontrée

Qui ferme sans cesse des portes lourdes et sonores ?

Eaux mortes Source invisible

Criminel attends-moi au détour du sentier parmi les grandes ciguës.

Pareilles aux nuages les soirées sans raison naissent et meurent avec ce tatouage au-dessus du sein gauche : Demain

L’eau s’écoule lentement par une fêlure de la bouteille où les plus fameux astrologues viennent boire l’élixir de vie

Tandis que l’homme aux yeux clos ne sait que répéter : « Une cigogne de perdue deux de retrouvées »

Et que les ciguës se fanent dans l’ombre du rendez-vous

Et que demain ponctuel mais masqué en costume de prud’homme ouvre un grand parapluie rouge au milieu de la prairie où sèche le linge des fermières de l’aube.

Blêmes effigies fantômes de marbre dressés dans les palais nocturnes

Une lame de parquet craque

Une épée tombe toute seule et se fiche dans le sol

Et je marche sans arrêt à travers une succession

De grandes salles vides dont les parquets cirés ont le reflet de l’eau.

Il y a des mains dans cette nuit de marais

Une main blanche et qui est comme un personnage vivant

Et qui est la main sur laquelle je voudrais poser mes lèvres et où je n’ose pas les poser.
Il y a les mains terribles

Main noircie d’encre de l’écolier triste

Main rouge sur le mur de la chambre du crime

Main pâle de la morte

Mains qui tiennent un couteau ou un revolver

Mains ouvertes

Mains fermées

Mains abjectes qui tiennent un porte-plume

Ô ma main toi aussi toi aussi

Ma main avec tes lignes et pourtant c’est ainsi

Pourquoi maculer tes lignes mystérieuses

Pourquoi ? plutôt les menottes plutôt te mutiler plutôt plutôt

Écris écris car c’est une lettre que tu écris a elle et ce moyen impur est un moyen de la toucher

Mains qui se tendent mains qui s’offrent

Y a-t-il une main sincère parmi elles

Ah je n’ose plus serrer les mains

Mains menteuses mains lâches mains que je hais

Mains qui avouent et qui tremblent quand je regarde les yeux

Y a-t-il encore une main que je puisse serrer avec confiance

Mains sur la bouche de l’amour

Mains sur le cœur sans amour

Mains au feu de l’amour

Mains à couper du faux amour

Mains basses sur l’amour

Mains mortes à l’amour

Mains forcées pour l’amour

Mains levées sur l’amour

Mains tenues sur l’amour

Mains hautes sur l’amour

Mains tendues vers l’amour

Mains d’œuvre d’amour

Mains heureuses d’amour

Mains à la pâte hors l’amour horribles mains

Mains liées par l’amour éternellement

Mains lavées par l’amour par des flots implacables

Mains à la main c’est l’amour qui rôde

Mains pleines c’est encore l’amour

Mains armées c’est le véritable amour

Mains de maître mains de l’amour

Main chaude d’amour

Main offerte à l’amour

Main de justice main d’amour

Main forte à l’amour !
Mains Mains toutes les mains

Un homme se noie une main sort des flots

Un homme s’en va une main s’agite

Une main se crispe un cœur souffre

Une main se ferme ô divine colère

Une main encore une main

Une main sur mon épaule

Qui est-ce ?

Est-ce toi enfin ?

Il fait trop sombre ! quelles ténèbres !

Je ne sais plus à qui sont les mains

Ce qu’elles veulent

Ce qu’elles disent

Les mains sont trompeuses

Je me souviens encore de mains blanches dans l’obscurité étendues sur une table dans l’attente

Je me souviens de mains dont l’étreinte m’était chère

Et je ne sais plus

Il y a trop de traîtres trop de menteurs

Ah même ma main qui écrit

Un couteau ! une arme ! un outil !

Tout sauf écrire !

Du sang du sang !
Patience ! ce jour se lèvera.
Églantines flétries parmi les herbiers

Ô feuilles jaunes

Tout craque dans cette chambre

Comme dans l’allée nocturne les herbes sous le pied.

De grandes ailes invisibles immobilisent mes bras et le retentissement d’une mer lointaine parvient jusqu’à moi.

Le lit roule jusqu’à l’aube sa bordure d’écume et l’aube ne paraît pas

Ne paraîtra jamais.

Verre pilé, boiseries pourries, rêves interminables, fleurs flétries,

Une main se pose à travers les ténèbres toute blanche sur mon front,

Et j’écouterai jusqu’au jour improbable

Voler en se heurtant aux murailles et aux meubles l’oiseau de paradis, l’oiseau que j’ai enfermé par mégarde

Rien qu’en fermant les yeux.
Jamais l’aube à grands cris bleuissant les lavoirs,

L’aube, savon trempé dans l’eau des fleuves noirs,

L’aube ne moussera sur cette nuit livide

Ni sur nos doigts tremblants ni sur nos verres vides.

C’est la nuit sans frontière et fille des sapins

Qui fait grincer au port la chaîne des grappins

Nuit des nuits sans amour étrangleuse du rêve

Nuit de sang nuit de feu nuit de guerre sans trêve

Nuit de chemin perdu parmi les escaliers

Et de pieds retombant trop lourds sur les paliers

Nuit de luxure nuit de chute dans l’abîme

Nuit de chaînes sonnant dans la salle du crime

Nuit de fantômes nus se glissant dans les lits

Nuit de réveil quand les dormeurs sont affaiblis.

Sentant rouler du sang sur leur maigre poitrine

Et monter à leurs dents la bave de l’angine

Ils caressent dans l’ombre un vampire velu

Et ne distinguent pas si le monstre goulu

N’est pas leur cœur battant sous leurs côtes souillées.

Nuit d’échos indistincts et de braises mouillées

Nuit d’incendies étincelant sur les miroirs

Nuit d’aveugle cherchant des sous dans les tiroirs

Nuit des nuits sans amour, où les draps se dérobent,

Où sur les boulevards sifflent les policiers

Ô nuit ! cruelle nuit où frissonnent des robes

Où chuchotent des voix au chevet des malades,

Nuit dose pour jamais par des verrous d’acier

Nuit ô nuit solitaire et sans astre et sans rade !
Dans tes yeux, dans ton cœur et dans le ciel aussi

Vois s’étoiler soudain l’univers imprécis,

La fissure grandir étroite et lumineuse

Comme si quelque fauve aux griffes paresseuses

Avait étreint la nuit et l’avait déchirée

(Mais la lueur sera pâle et lente la marée)

Des nervures courir dans le cristal fragile

Des fêlures mimer des couleuvres agiles

Qui rouleraient et se noueraient dans la lueur

Pâle d’une aube étrange. Ainsi lorsque le joueur

Fatigué de tourner les cartes symboliques

Voit le matin cruel éclairer les portiques

Maintes pensées et maints désirs presque oubliés

Maints éventails flétris tombent sur les paliers.
Tais-toi, pose la plume et ferme les oreilles

Aux pas lents et pesants qui montent l’escalier.

La nuit déjà pâlit mais cette aube est pareille

A des papillons morts au pied des chandeliers.
Une tempête de fantômes sacrifie

Tes yeux qui les défient aux larmes du désir.

Quant au ciel, plus fané qu’une photographie

Usée par les regards, il n’est qu’un long loisir.
Appelle la sirène et l’étoile à grands cris

Si tu ne peux dormir bouche close et mains jointes

Ainsi qu’un chevalier de pierre qui sourit

A voir le ciel sans dieux et les enfers sans plainte.
Ô Révolte !
1930

Robert Desnos

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