La Métamorphose de Renart
Renart est mort,
Renart est en vie !
Renart est infect,
Renart est ignoble ;
et pourtant
Renart est roi !
Voilà longtemps que
Renart fait la loi dans le royaume, il y fait force expéditions à bride abattue,
la tête en avant.
Le bruit de sa mort avait couru, et je l’avais entendu dire,
mais c’est faux : vous ne tarderez pas à vous en rendre pleinement compte.
Il est le maître de tous les biens
de
Monseigneur
Noble, de ses terres et de son vignoble.
A
Constantinople,
Renart réalisa
tous ses désirs, car, ni dans les fermes ni dans les caves, il ne laissa à l’empereur
la valeur de deux navets ; mais il fit de lui un pauvre diable, e’est tout juste s’il ne l’a pas réduit
à pêcher en mer.
L’on ne doit pas aimer
Renart, car tout en lui n’est qu’amertume :
c’est sa règle. .
Renars a moult grant norreture :
Moult en avons de sa nature
En ceste terre.
Renars porra movoir tel guerre
Dont moult bien se porroit soufferre
La régions.
Me sires
Nobles li lyons
Cuide que sa sauvations
De
Renart viegne.
Non fet, voir (de
Dieu li soviegne !),
Ainçois dout qu’il ne l’en aviegne
Domage et honte.
Se
Nobles savoit que ce monte
Et les paroles que l’en conte
Parmi la vile, —
Dame
Raimborc, dame
Poufile,
Qui de lui tienent lor concile,
Ça dis, ça vint.
Et dient c’onques mes n’avint
N’onques a franc cuer ne sovint
De tel geu faire !
Bien li deust membrer de
Daire
Que li sien firent a mort traire
Par s’avarisce.
Quant j’oi parler de si lait visce,
Par foi toz li cuers m’en herice
De duel et d’ire
Si fort que je ne sai que dire ;
Quar je vois roiaume et empire
Trestout ensamble.
Que dites vous que il vous samble
Quant me sires
Nobles dessamble
Toutes ses bestes.
Qu’il ne pueent mètre lor testes,
Aus bons jors ne aus bones festes.
Renart a fait beaucoup de petits
et nous en avons beaucoup chez nous
qui lui ressemblent.
Renart sera capable de déclencher un conflit affreux dont le pays pourrait fort bien
se passer.
Monseigneur
Noble le lion s’imagine que son salut
dépend de
Renart.
Il se trompe, par
Dieu !
Il lui en adviendra plutôt, j’en ai bien peur,
ruine et déchéance.
Si
Noble voyait la situation telle qu’elle est, s’il savait les propos que l’on répand
dans la ville —
Dame
Raimbourc, dame
Poufile, qui font de lui le héros de leurs bavardages,
avec dix commères ici, vingt là, vont répétant que c’est chose inouïe qu’un grand ait jamais consenti
à se prêter à un tel jeu.
Noble devrait bien se souvenir de
Darius dont la cupidité lui valut d’être mis à mort
par ses propres hommes.
Quand j’entends parler d’un vice aussi laid, en vérité, mon cœur frémit
de chagrin et de fureur si violemment que je ne sais que dire ; car je vois que le royaume dégénère
en empire.
Qu’en pensez-vous, dites-moi ?
Monseigneur
Noble tient à l’écart
toutes les bêtes de sa cour qui ni les jours de liesse ni aux grandes fêtes, ne peuvent paraître
En sa meson.
Et se n’i set nule reson,
Fors qu’il douté de la seson
Que n’enchierisse ?
Mes ja de ceste anee n’isse
Ne mes coustume n’establisse
Qui ce brassa !
Quar trop vilain fet embraça.
Roneaus
Il chiens le porchaça
Avoec
Renart.
Nobles ne set engin ne art
Ne c’uns des asnes de
Senart
Qui busche porte :
Il ne set pas de qu’est sa porte.
Por ce fet mal qui li enorte
Se tout bien non.
Des bestes orrez ci le non
Qui de mal fere ont le renon
Toz jors eu.
Moult ont grevé, moult ont neû ;
Aus seignors en est me sel; eu.
Et il s’en passent ;
Assez amblent, assez amassent.
C’est merveille qu’il ne se lassent.
Or entendez
Com
Nobles a les iex bandez :
Et se son ost estoit mandez
Par bois, par terre.
Ou porroit il trover ne querre
En qui il se fiast de guerre
Se mestier iere ?
Renars porterait la baniere ;
Roneaus, ‘ qu’a toz fet laide chiere,
Feroit la bataille première,
O soi nului :
chez lui, pour la seule raison qu’il redoute que la vie
ne devienne chère.
Ah ! puisse celui qui machina toute l’affaire ne pas passer l’année
ni instituer jamais une seule coutume !
Car il a instauré une politique infâme.
Roonel le chien l’a tramée
avec
Renart.
Noble est aussi finaud et subtil que les ânes de
Sénart
qui portent des bûches : il n’entend rien à sa charge.
Aussi est-ce mal agir que de lui conseiller
autre chose que du bien.
Je vais vous dénoncer les bêtes qui ont toujours eu une réputation
de malfaisance.
Elles ont semé la ruine, fait d’innombrables
Oue les seigneurs en aient souffert,
elles s’en moquent.
Elles pillent, amassent tant et plus.
On se demande comment elles ne s’en lassent pas.
Ecoutez donc, et vous verrez en quoi
Noble est aveugle : si l’on battait les bois et le pays
pour réunir son armée, ou pourrait-il trouver ou même chercher a qui se fier pour la guerre
en cas de besoin ?
Renart porterait la bannière, “°onel, hargneux envers tout le monde, f°rmerait à lui tout seul
le premier corps de bataille.
Bien vos puis dire de celui
Ja nus n’avra honor de lui
De par servise ;
Quant la chose seroit emprise,
Ysengrins, que chascuns desprise,
L’ost conduirait
Ou, se devient, il s’en fuirait ;
Bernars l’asne les desduiroit.
O sa grant croiz.
Cil quatre sont fontaine et doiz.
Cil quatre ont l’otroi et la voiz
De tout
Posté.
La chose gist sor tel costé
Conques rois de bestes n’ot té
Le bel aroi.
Cist sont bien mesnie de roi !
Il n’aiment noise ne desroi
Ne grant murmure.
Quant me sires
Nobles pasture,
Chascuns s’en ist de sa pasture.
Nus n’i remaint :
Par tens ne savrons ou il maint.
Ja autrement ne se demaint
Por querre avoir,
Qu’il en porra assez avoir
Et cil ont assez de savoir
Qui font son conte.
Bernars gete.
Renars mesconte,
Ne connoissent honor de honte.
Roneaus abaie ;
Et
Ysengrins pas ne s’esmaie.
Le seau porte : «
Troupt, quel paie ! »
Gart chascuns soi !
Ysengrins a un filz o soi
Qu’a toz jors de mal fere soi.
Et puisqu’il est question de lui, je puis vous affirmer que de sa part jamais personne n’obtiendra de reconnais-en échange d’un service rendu. [sance
La bataille engagée,
Isengrin. universellement méprisé,
conduirait l’armée, à moins, peut-être, qu’il ne s’enfuie.
Bernard l’âne les divertirait
avec sa grande croix.
Ces quatre-là sont à l’origine de tout, ils ont la libre disposition et le commandement
de toute la maison.
Les choses en sont au point que jamais roi des bêtes n’a eu
un si beau personnel.
La belle cour royale que voilà !
Ils n’aiment pas le tumulte, ni le désordre,
ni les sourds grondements.
Quand
Monseigneur
Noble est à table, chacun quitte la salle
et il ne reste personne.
Bientôt nous ne saurons plus où se trouve son gîte.
Que jamais il ne se comporte autrement
pour augmenter ses biens parce qu’ainsi il en aura largement, et les argentiers qui gèrent ses finances
sont très compétents.
Bernard établit les comptes.
Renart les fausse, ils confondent honneur et bassesse.
Roonel aboie, sans qu’Isengrin s’effraie en rien, lui qui porte le sceau : «
Allons, que l’on paie! »
Que chacun veille sur soi ! ‘sengrin a avec lui un fils qui est toujours avide de mal faire
S’a non
Primaut ;
Renars un, qui a non
Grimaut :
Poi lor est conment ma rime aut,
Mes que mal facent
Et que toz les bons us effacent.
Diex lor otroit ce qu’il porchacent,
S’avront la corde :
Lor ouvraingne bien s’i acorde,
Quar il sont sanz miséricorde
Et sanz pitié,
Sanz charité, sanz amistié.
Mon seignor
Noble ont tuit getié
De bons usages :
Ses ostex samble uns reclusages.
Assez font paier de musages
Et d’avaloingnes
A ces povres bestes lontaingnes,
A cui il font de granz essoingnes.
Diex les confonde
Qui sires est de tout le monde !
Et je rotroi que l’en me tonde
Se maus n’en vient ;
Quar d’un proverbe me sovient
Que l’en dit : tout pert qui tout tient.
C’est a bon droit.
La chose gist sor tel endroit
Que chascune beste vodroit
Que venist l’Once.
Se
Nobles çopoit a la roinsce,
De mil n’est pas un qui en gronce :
C’est voirs sanz faille.
L’en senesche guerre et bataille :
Il ne me chaut mes que bien n’aille.
et dont le nom est
Primaut ;
Renart aussi en a un, qui s’appelle
Grimaut.
Ils se moquent de mes vers,
pourvu qu’ils puissent faire le mal et détruire les bons usages.
Que
Dieu leur accorde ce qu’ils recherchent.
et qu’ils finissent au gibet !
Car telle est la fin digne de leurs activités : ils sont sans miséricorde
et sans pitié, sans charité ni tendresse.
Tous ont détourné
Monseigneur
Noble
des bonnes habitudes : sa maison est devenue un ermitage.
A cause d’eux, que de pertes de temps.
que de vaines attentes pour les pauvres bêtes, éloignées de la cour, pour qui ils multiplient les difficultés !
Que
Dieu, le
Seigneur du monde, cause leur perte !
Quant à moi, je veux bien que l’on me tonde
si le mal qu’ils font ne retombe sur eux ; car je me rappelle un proverbe fort répandu : on perd tout en voulant tout gagner ;
ce qui est parfaitement juste.
Les choses en sont venues à un point tel que chaque bête souhaite
la venue de l’Once.
Si
Noble trébuchait dans les ronces, il n’y en aurait pas une sur mille pour le regretter :
c’est la vérité vraie.
On présage guerre et bataille : peu m’importe désormais que tout aille mal.
Rutebeuf