À Roger de Beauvoir
Ce temps est si sévère
Qu’on n’ose pas
Remplir deux fois son verre
Dans un repas,
Ni céder à l’ivresse
De son désir,
Ni chanter sa maîtresse
Et le plaisir !
On croit que, pour paraître
Rempli d’orgueil,
Il est distingué d’être
Toujours en deuil !
Les topazes, la soie,
La pourpre et tout,
Ne font pas une joie
D’assez bon goût,
Et les bourgeois que flatte
Un speech verbeux,
Ont peur de l’écarlate
Comme les bœufs !
O pauvres gens sans flamme,
Qui, par devoir,
Mettent, même à leur âme,
Un habit noir !
Qu’ils ne puissent plus boire
Sans déroger,
C’est bien fait pour leur gloire !
Mais, cher Roger,
Nous de qui le cœur aime
Un doux regard,
Admirons ce carême
Comme objet d’art,
Et restons à notre aise
Dans le soleil
Qu’a fait Paul Véronèse
Aux Dieux pareil !
Sa lèvre nous embrase !
Que ces marchands
Gardent pour eux l’emphase,
Et nous les chants !
Tant que des gens moroses
Le ciel épris
Ne mettra pas aux roses
Un habit gris,
Tant qu’au dôme où scintillent
Les firmaments,
Parmi les saphirs brillent
Des diamants,
Tant qu’au bois, où m’accueille
Un vert sentier,
Naîtront le chèvrefeuille
Et l’églantier,
Tant que sous les dentelles
Daignent encor
Nous sourire les belles
Aux cheveux d’or,
Tant que le vin de France
Et les raisins
Porteront l’espérance
A nos voisins,
Gardons la jeune Grâce
Pour échanson,
Que jamais rien ne lasse
Notre chanson !
Et vous que j’accompagne
Jusqu’au mourir,
Versez-nous le champagne !
Laissons courir,
Avec l’or et la lie
De sa liqueur,
L’inconstante folie
Dans notre cœur.
Buvons ce flot suave
Et sans rival,
Et nous prendrons l’air grave
Au carnaval !
Mai 1855.