Amours d’Élise

Théodore de Banville
par Théodore de Banville
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Est-ce toy, chère Élise ?

Racine, Esther.

I
C’est là qu’elle priait. Là, sur ces blanches dalles

Où je foule à mes pieds des tombes féodales.

Vaguement enivré de la pompe des soirs,

D’orgues, de chants divins, d’étoffes, d’encensoirs

Et de beaux corps de femme à genoux sur la pierre,

Je ne regardais qu’elle et sa blonde paupière,

Et lorsqu’elle partit, maîtresse de mon cœur,

Il me sembla d’abord que du milieu du chœur

Un ange de sculpture aux formes immortelles

Se levait, pâle et triste, en déployant ses ailes !
II
D’où vient-il, ce lointain frisson d’épithalame ?

Quels cieux ont déroulé leurs nappes de saphir ?

Quel espoir inconnu m’anime ? Quel zéphyr

A jeté dans ma vie errante un nom de femme ?
Quel oiseau près de moi chante sa folle gamme ?

Quel éblouissement s’enfuit, pour me ravir,

Comme le corail rose ou la perle d’Ophir

Que poursuit le plongeur bercé par une lame ?
En vain de ma pensée effarouchant l’essor,

Je veux loin de vos yeux pleins d’étincelles d’or

L’entraîner, sur vos pas la rêveuse s’envole,
Et, pour que mon tourment renaisse, ardent phénix,

J’emporte dans mon cœur votre chère parole,

Comme un parfum subtil dans un vase d’onyx.
III
Oui, mon cœur et ma vie !

Et je sais bien,

Ô chère inassouvie,

Que ce n’est rien !
Ah ! si j’étais la rose

Que le soir brun

En souriant arrose

D’un doux parfum ;
Si j’étais le bois sombre

Qui sur les champs

Jette au loin sa grande ombre

Et ses doux chants,
Ou l’onde triomphale

D’où le soleil

Sur son beau char d’opale

S’enfuit vermeil ;
Si j’étais la pervenche

Ou les roseaux,

Ou le lac, ou la branche

Pleine d’oiseaux,
Ou l’étoile qui marche

Dans un ciel pur,

Ou le vieux pont d’une arche

Au profil dur ;
Si j’étais la voix pleine,

La voix des cors,

Qui fait bondir la plaine

À ses accords,
Ou la Nymphe du saule

Au sein nerveux

Qui met sur son épaule

Ses longs cheveux ;
À vous, ô charmeresse

Pleine d’attraits,

Élise, à vous, sans cesse

Je donnerais
Ma voix, ma fleur, mon ombre

Douce à chacun,

Mes chants, mes bruits sans nombre

Et mon parfum,
Et tout ce qui vous fête

Comme une sœur.

Mais je suis un poète

Plein de douceur,
Qui ne sait que bruire

À tous les bruits,

Faire vibrer sa lyre

Au vent des nuits,
Ou, quand le jour se lève

Tout azuré,

S’envoler dans un rêve

Démesuré.
Donc, je vous ai servie,

Heureux encor

De vous donner ma vie,

Cette fleur d’or
Que tourmente et caresse

Dans un rayon

La frivole déesse

Illusion ;
Mon esprit, qui s’enivre

De vos clartés,

Et qui ne veut plus vivre

Quand vous partez ;
Et tout ce que je souffre

Si loin du jour,

Et mon âme, ce gouffre

Empli d’amour !
IV
Ô mon âme, ma voix pensive,

Ô mon trésor échevelé,

Mon myosotis de la rive,

Mon astre, mon rêve étoilé !
Mon amour, ma blanche sirène,

Calice d’argent où je bois,

Ô ma jeune esclave, ô ma reine,

Mon poème à la douce voix !
Pourquoi, mon bel ange sans aile,

Folle enfant qui me caressez,

Pourquoi donc êtes-vous si belle

Avec vos longs cheveux tressés ?
Oh ! quand dans nos lointaines courses,

Sous l’abri des feuillages verts

Nous allons cueillir près des sources

Des pâquerettes et des vers,
Pourquoi le ciel bleu sur nos têtes

Met-il son manteau de saphir,

Et pourquoi la campagne en fêtes

Rit-elle au souffle du zéphyr ?
Pourquoi dans la petite chambre,

Lorsque tout bruit lointain se fond,

L’air est-il comme imprégné d’ambre,

L’eau pure, le divan profond ?
Enfant, sais-tu quelle puissance

Nous enveloppe d’un regard,

Et quels mots, de leur ciel immense,

Nous disent la Nature et l’Art ?
La Nature nous dit : Poètes,

À vous mes ruisseaux et mes prés,

À vous mon ciel bleu sur vos têtes,

À vous mes jardins diaprés !
À vous mes suaves murmures

Et mes riches illusions,

Mes épis, mes vendanges mûres

Et mes couronnes de rayons !
L’Art nous dit : À vous mes richesses,

Mes symboles, mes libertés,

Mes bijoux faits pour les duchesses,

Mes cratères aux flancs sculptés !
À vous mes étoffes de soie,

À vous mon luxe armorial

Et ma lumière qui flamboie

Comme un palais impérial !
À vous mes splendides trophées,

Mes Ovides, mes Camoëns,

Mes Glucks, mes Mozarts, mes Orphées,

Mes Cimarosas, mes Rubens !
Eh bien ! oui, l’Art et la Nature

Ont dit vrai tous les deux. À nous

La source murmurante et pure

Qui me voit baiser tes genoux !
À nous les étoffes soyeuses,

À nous tout l’azur du blason,

À nous les coupes glorieuses

Où l’on sent mourir la raison ;
À nous les horizons sans voiles,

À nous l’éclat bruyant du jour,

À nous les nuits pleines d’étoiles,

À nous les nuits pleines d’amour !
À nous le zéphyr dans la plaine,

À nous la brise sur les monts

Et tout ce dont la vie est pleine,

Et les cieux, puisque nous aimons !
V
Le zéphyr à la douce haleine

Entr’ouvre la rose des bois,

Et sur les monts et dans la plaine

Il féconde tout à la fois.
Le lys et la rouge verveine

S’échappent fleuris de ses doigts,

Tout s’enivre à sa coupe pleine

Et chacun tressaille à sa voix.
Mais il est une frêle plante

Qui se retire et fuit, tremblante,

Le baiser qui va la meurtrir.
Or, je sais des âmes plaintives

Qui sont comme les sensitives

Et que le bonheur fait mourir.
VI
Tout vous adore, ô mon Élise,

Et quand vous priez à l’église,

Votre figure idéalise

Jusqu’à la maison du bon Dieu.

Votre corps charmant qui se ploie

Est comme un cantique de joie,

Et, frémissant d’amour, envoie

Son parfum de femme au saint lieu.
Votre missel a sur ses pages

Bien des gracieuses images,

Bien des ornements d’or, ouvrages

D’un grand mosaïste inconnu ;

Et fier de vous faire une chaîne,

Votre chapelet noir qui traîne

Redit son madrigal d’ébène

Aux blancheurs de votre bras nu.
Comme un troupeau leste et vorace,

On voit s’élancer sur la trace

De vos chevaux de noble race

Mille amants, le cœur aux abois ;

Derrière vous marche la foule,

Mugissante comme la houle,

Et dont le chuchotement roule

À travers les détours du bois.
Vous avez de tremblantes gazes,

Des diamants et des topazes

À replonger dans leurs extases

Les Aladins expatriés,

Et des cercles de blonds Clitandres

Dont le cœur brûlant sous les cendres

Vous redit en fadaises tendres

Des souffrances dont vous riez.
Vous avez de blondes servantes

Aux larges prunelles ardentes,

Aux chevelures débordantes

Pour essuyer vos blanches mains ;

Vous portez les bonheurs en gerbe,

Et sous votre talon superbe

Mille fleurs s’éveillent dans l’herbe

Afin d’embaumer vos chemins.
Moi, je suis un jeune poète

Dont la rêverie inquiète

N’a jamais connu d’autre fête

Que l’azur et le lys en fleur.

Je n’ai pour trésor que ma plume

Et ce cœur broyé, qui s’allume,

Comme le fer rouge à l’enclume,

Sous le lourd marteau du malheur.
Mon âme était comme cette onde

Pleine d’amertume, qui gronde

En son délire, et dont la sonde

N’a jamais pu trouver le fond ;

Comme ce flot qu’un sable aride

Absorbe de sa bouche avide,

Et qui cherche à combler le vide

D’un abîme vaste et profond.
Et pourtant vous, type suprême,

Vous m’avez dit tout haut : Je t’aime !

Vous m’avez couché morne et blême

Sur un beau lit de volupté ;

Vous avez rafraîchi ma lèvre,

Encor toute chaude de fièvre,

Dans le doux vin pour qui l’orfèvre

Poétise un cachot sculpté.
Dans vos colères de tigresse,

Vous m’avait fait des nuits d’ivresse

Où le plaisir, sous la caresse,

Pleure le râle de la mort,

Où toute pudeur se profane,

Où l’ange le plus diaphane

Se fait bacchante et courtisane

Et grince des dents, et vous mord !
Puis vous m’avez dit à l’oreille

Quelque étincelante merveille

Dont la mélancolie éveille

Les fibres de l’être endormi ;

Vous aviez la pudeur craintive

De la mourante sensitive

Qui renferme son cœur, plaintive

De n’être morte qu’à demi.
Et le doute railleur m’assiège

Lorsque, pris dans un divin piège,

Mon cou plus pâle que la neige

Est par vos bras blancs enlacé.

J’ai peur que le riant mensonge

Du lac d’azur où je me plonge

Ne soit l’illusion d’un songe

Qui tenaille mon front glacé.
Or, dites-moi, rêve céleste,

Pour que votre belle âme reste

En proie à mon amour funeste,

Les crimes que vous expiez ?

Parlez-moi, pour que je devine

De quel feu bout votre poitrine,

Et quelle colère divine

Vous met pantelante à mes pieds ?
Avez-vous surpris chez les anges

Le secret des strophes étranges

Qu’ils murmurent, quand leurs phalanges

S’envolent dans les airs subtils ?

Au Vatican, sur une toile,

Avez-vous dérobé l’étoile

Qu’une sainte paupière voile

Avec un réseau de longs cils ?
Ô vous que la lumière adore,

De quel astre et de quelle aurore

Venez-vous, radieuse encore ?

Je ne sais ; en vain, ce trompeur,

L’espoir, me caresse et me blâme ;

Je ne sais quel souffle en votre âme

Alluma cette mer de flamme,

Ô jeune déesse, et j’ai peur.
VII
Le soleil souriait à la jeune nature,

L’hiver avait séché ses pleurs,

Et la brise entr’ouvrait de son haleine pure

L’humide corolle des fleurs.
Le saule aux rameaux verts penchait sa rêverie

Sur les flots au reflet doré ;

Le ruisseau murmurant dans la verte prairie

Souriait au ciel azuré.
Or, nous étions tous deux sous les tremblantes roses

Qu’épanouissait le printemps,

Si que sans y penser nos amours sont écloses,

Comme elles, presque en même temps.
Le rossignol disait sa plainte enchanteresse,

Nous disions des serments jaloux ;

Et tout en nous était joie, extase, tendresse…

Hélas ! vous le rappelez-vous ?
L’arbre pensif s’incline encor, l’insecte rôde,

L’églantier semble rajeunir,

Le vent a son parfum, l’herbe son émeraude ;

Notre amour est un souvenir !
De mai à juillet 1839.

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