Au laurier de la Turbie
Toi qui jusques au ciel montes, colosse droit,
Et qui poses tes pieds dans le roc dur et froid,
Ô symbole ! géant ! bel arbre aux feuilles lisses !
Laurier, ma lâche envie et mes saintes délices !
Fantôme que Pindare ému reconnaîtrait !
Compagnon de la Lyre idéale ! Portrait
De tout ce que j’adore et de tout ce qui m’aime !
Arbre mélodieux, grand comme Phœbos même !
Sombre feuillage, hélas ! mon immortel affront !
Jamais ton noir rameau ne couvrira mon front ;
Ami, c’est comme un vain passant que tu m’accueilles ;
À peine si dans l’ombre une seule des feuilles
Que l’âpre vent du soir t’arrache avec effroi,
Brille, chimère folle, et glisse autour de moi.
Et pourtant, Laurier vert, gloire de la campagne,
Je n’ai souhaité, moi, ni la douce compagne
Dont les regards nous font un ciel dans la maison,
Ni les petits enfants à la blonde toison,
Ni la richesse aux doigts parfumés d’ambroisie,
Et tout ce dont l’esprit jaloux se rassasie,
Ni le repos, si cher à des bohémiens ;
Et ces enchantements sans nombre, et tous ces biens
Que notre solitude avidement réclame,
Arbre mouvant ! Laurier ! tu le sais, moi dont l’âme
Bondissait jusqu’aux cieux d’un vol démesuré,
Je n’en ai rien connu, je n’ai rien désiré !
J’ai vécu seul, penché sur le monde physique,
Toujours étudiant le grand art, la Musique,
Dans le cri de la pourpre et dans le chant des fleurs
Où dort la symphonie immense des couleurs,
Dans les flots que la mer jette de ses amphores,
Dans le balancement des étoiles sonores,
Dans l’orgue des grands bois éperdus sous le vent !
J’ai mis tout mon orgueil à devenir savant,
Pâle et muet, j’entends le murmure des roses :
Et de tous les trésors et de toutes les choses
Qui plantent dans nos cœurs un regret meurtrier,
Tu le sais bien, je n’ai voulu que toi, Laurier !
Nice, février 1860.