Ceux qui meurent et Ceux qui combattent – III. Les deux Frères

Théodore de Banville
par Théodore de Banville
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Patientez encor pour une autre folie.

Les temps sont si mauvais, que pour son pauvre amant

La Muse n’a gardé que sa mélancolie.

Donc naguères vivaient, sous l’azur d’Italie,

Deux frères de Toscane au langage charmant,

Qui n’avaient qu’eux au monde et s’aimaient saintement.
Deux lutteurs aguerris, formidables athlètes

Jetés dans le champ clos de la société,

Deux nobles parias, en un mot deux poètes,

Fouillant dans la nature avec avidité.

Mêlant tout, leurs douleurs stériles et leurs fêtes,

Ils se cachaient ainsi, l’un sous l’autre abrité.
Oui, frères en effet ! J’ai dit qu’ils étaient frères :

Je ne sais s’ils avaient sucé le même lait

Ou s’ils s’étaient pendus aux gorges de deux mères,

Mais ils craignaient de même et la honte et le laid.

Tous deux comme un bonheur s’étaient pris au collet

Pour s’être rencontrés le soir aux réverbères.
Ils s’appelaient César et Sténio. Ce point

Éclairci, leurs passés faut-il que je les dise ?

Le plus âgé des deux c’était César. La bise

Avait connu longtemps les trous de son pourpoint,

Comme la pauvreté son lit. De Cidalise,

Ayant aimé trop tôt, je pense, il n’en eut point.
Au fait, son existence avait été bizarre,

Car il était né bon dans un siècle de fer.

Rêveur dépaysé dont la folle guitare

Câlinait le passant pour lui dire un vieil air,

Le monde l’accabla de sa rigueur avare,

Et le fit, de son ciel, rouler dans un enfer.
Tout enfant, il aima sa mère, une danseuse

De Parme, qui louait à tout prix son coton.

Or, un jour, au sortir d’une nuit amoureuse

Avec un Nelleri, seigneur d’assez haut ton,

Comme il trouvait l’enfant d’une mine joyeuse,

Elle le lui vendit pour cent ducats, dit-on.
Ce seigneur l’aima fort trois jours. Mais sa maîtresse,

Femme blonde aux yeux noirs, qui le tenait en laisse,

Choya de préférence un horrible épagneul.

Si bien qu’en un collège hostile à sa paresse,

Par un beau soir d’été, César se trouva seul

Comme un chevalier mort dans son rude linceul.
Dans ces groupes d’enfants, compagnons de servage,

Qui l’entouraient, cherchant son âme dans ses yeux,

César ne se dit rien, sinon que sous les cieux

Rien ne vaudrait pour lui sa liberté sauvage,

Sa course vagabonde aux sables du rivage

Et les enivrements de son cœur soucieux.
Quoiqu’il fût ennemi de toute amitié fausse,

Un d’entre eux, fin matois qu’on nommait Annibal,

Par instants lui fit croire à ces rêves qu’exauce

L’être à qui le soleil fait un manteau royal.

Donc, voilà son ami qui le baisse et le hausse

Comme un polichinelle au bout d’un fil d’archal.
Plus tard il pend sa vie aux lèvres d’une femme

Vénitienne, horrible et charmant amalgame

De feux voluptueux dans un cœur endormi ;

Et lorsque enfin Thisbé l’appelait : son Pyrame,

Il trouve un soir la belle ivre, et nue à demi,

Qui rêve son remords aux bras de son ami.
C’est ainsi qu’il était, malheureux et tranquille,

Songeant aux vrais plaisirs si rares et si courts,

Le front pâli déjà par la débauche vile,

Et le cœur encor plein de ses jeunes amours,

Quand, près de la taverne où s’écoulaient ses jours,

Il vint à rencontrer Sténio par la ville.
Papillon de la rose et frère de l’oiseau,

C’était un doux jeune homme enivré d’ambroisie,

Amoureux du repos et de la fantaisie,

Laissant courir sa barque aux effluves de l’eau,

Et dans les bras nerveux de sa Muse choisie

Couché nonchalamment, comme dans un berceau.
La vaste Poésie est faite avec deux choses :

Une Âme, champ brûlé que fécondent les pleurs,

Puis une Lyre d’or, écho de ces douleurs,

Dont la corde se plie à ses métamorphoses,

Et vibre sous la peine et sous les amours roses,

Comme sous le baiser du vent un arbre en fleurs.
Oh ! lorsqu’on prend un livre et que l’on daigne lire

Une riche pensée écrite en nobles vers,

On ne sait pas combien la page et le revers

Ont pu coûter souvent de farouche délire

Et combien le gazon a de gouffres ouverts !

C’est César qui fut l’Âme, et Sténio la Lyre.
C’était un assemblage étrange, et que je veux

Vous peindre : l’un riant d’un sourire nerveux

Et sentant chaque jour le désespoir avide

Graver sur son front large une nouvelle ride,

Et l’autre, frais et rose avec de blonds cheveux,

Et foudroyant le mal de son doute candide.
Pareilles à deux fleurs au parfum pénétrant,

Ils avaient confondu leurs deux âmes jumelles,

Si bien que la souffrance avec de sombres ailes

Emportait le bonheur pour le faire plus grand,

Noyant sa douce voix dans les plaintes mortelles,

« Comme un flot de cristal dans un sombre torrent. »
C’est ainsi que César dans ses longues veillées

Disait à Sténio ses désillusions,

Ses premiers jours de foi, diaprés de rayons,

Ses espoirs, et comment sans relâche éveillées,

Des haines, par la nuit et l’enfer conseillées,

Souillent de leur venin tout ce que nous croyons.
Encore extasié de sa jeunesse franche,

Pleine d’enthousiasme et de rêves touchants,

Amoureuse des bois, de la nuit et des champs,

Et de l’oiseau craintif qui chante sur la branche,

Il lui parlait de l’homme, et disait ce qui tranche

Les fils de soie et d’or de l’amour et des chants.
Il lui disait comment, après des nuits de joie

Où l’amour étoilé semble un firmament bleu,

On s’éloigne à pas lents de la couche de soie,

Emportant dans son cœur la jalousie en feu,

Et comment à genoux, quand ce spectre flamboie,

On frappe sa poitrine, en criant : Ô mon Dieu !
Mais Sténio, pressant son âme parfumée

Et blanche jusqu’au fond comme une jeune fleur,

Enveloppait César de la foi de son cœur.

Il disait, entouré d’une blanche fumée,

Et caressant toujours sa cigarette aimée :

Si c’est un rêve, ami, je veux rêver bonheur.
Je veux croire à l’amour, à la nature, à l’ange,

Au doux baiser fidèle, au serrement de main,

Au rhythme harmonieux, au nectar sans mélange,

Aux amantes qui font la moitié du chemin,

Et penser jusqu’au bout que leur blonde phalange,

En nous quittant le soir, espère un lendemain.
Je croirai que le monde est une grande auberge

Où l’hospitalité sans défiance héberge

Comme le grand seigneur, le passant hasardeux,

Et leur prête son lit sans se soucier d’eux.

César, calme et pensif, répondait : Ô cœur vierge !

Et, la main dans la main, ils souriaient tous deux.
Mais lorqu’ils se quittaient, c’était comme une trêve

Où chacun dans son cœur changeant de souvenir,

Y sentait circuler une nouvelle sève

Et comme un feu divin la force revenir.

Car ils rêvaient tous deux, sans s’avouer leur rêve,

Sténio de douleur, et César d’avenir !
Et quand César voulait attendre sur sa route

Le coursier de Lénore et le saisir aux crins,

Il se disait en lui, comme l’homme qui doute :

Qui soustraira mon frère aux dangers que j’ai craints ?

Je lui dois ma douleur, et je la lui dois toute,

Et j’en garde pour lui les splendides écrins.
Mais lorsque Sténio fut complet, que la gloire

L’eut porté rayonnant à son temple d’ivoire,

César pensa tout bas : Ô mort que je rêvais !

Puisque j’ai pour toujours assuré sa mémoire

Et qu’il sait à présent tout ce que je savais,

Je n’ai plus rien à dire au monde et je m’en vais !
J’étais le piédestal de sa blanche statue :

Les peuples aujourd’hui la lèvent de leurs fronts.

Puisque la seule foi que ma pensée ait eue

Marche dans son triomphe, à l’abri des affronts,

Je serai tombé seul sous le coup qui me tue,

Et le repos m’attend dans la tombe : mourons !
Oui, mourons aujourd’hui. Car si ma douleur cesse,

Je laisse l’agonie à celle que j’aimais.

Au milieu des plaisirs, du bruit, de la paresse,

Des chants dont la splendeur ne s’éteindra jamais

Avec tes pleurs divins lui rediront sans cesse :

Regarde, ô lâche cœur, la tombe où tu le mets !
Par malheur, Sténio ne savait pas maudire.

Il perdit, le poète à la coupe de miel !

Ces vers mélodieux pleins de rage et de fiel.

Je cherche en vain, dit-il, mon superbe délire,

Car moi, je n’étais rien que la voix d’une lyre,

Et mon âme vivante est remontée au ciel !

Théodore de Banville

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