Dernière angoisse

Théodore de Banville
par Théodore de Banville
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Au moment de jeter dans le flot noir des villes

Ces choses de mon cœur, gracieuses ou viles,

Que boira le gouffre sans fond,

Ce gouffre aux mille voix où s’en vont toutes choses,

Et qui couvre d’oubli les tombes et les roses,

Je me sens un trouble profond.
Dans ces rhythmes polis où mon destin m’attache

Je devrais servir mieux la Muse au front sans tache ;

Au lieu de passer en riant,

Sur ces temples sculptés dont l’éclat tourbillonne

Je devrais faire luire un flambeau qui rayonne

Comme une étoile à l’Orient ;
Rebâtir avec soin les histoires anciennes,

À chaque monument redemander les siennes,

Dont le souvenir a péri ;

Chanter les dieux du Nord dont la splendeur étonne,

À côté de Vénus et du fils de Latone

Peindre la Fée et la Péri ;
Ranimer toute chose avec une syllabe,

L’ogive et ses vitraux de feu, le trèfle arabe,

Le cirque, l’église et la tour,

Le château fort tout plein de rumeurs inouïes,

Et le palais des rois, demeures éblouies

Dont chacune règne à son tour ;
Les murs Tyrrhéniens aux majestés hautaines,

Les granits de Memphis et les marbres d’Athènes

Qu’un regard du soleil ambra,

Et des temps révolus éveillant le fantôme,

Faire briller auprès d’un temple polychrome

Le Colisée et l’Alhambra !
J’aurais dû ranimer ces effroyables guerres

Dont les peuples mourants s’épouvantaient naguères,

Meurtris sous un rude talon,

Dire Attila suivi de sa farouche horde,

Charlemagne et César, et celui dont l’exorde

Fut le grand siège de Toulon !
Puis, après tous ces noms, sur la page choisie

Écrire d’autres noms d’art et de poésie,

Dont le bataillon espacé

Par des poèmes d’or, dont la splendeur enchaîne

L’époque antérieure à l’époque prochaine,

Illumine tout le passé !
Dans ce grand Panthéon, des dalles jusqu’aux cintres

Graver des noms sacrés de chanteurs et de peintres,

D’artistes rêvés ardemment ;

À chacun, soit qu’il cherche un poème sous l’arbre,

Ou qu’il jette son cœur dans la note ou le marbre,

Faire une place au monument !
Dire Moïse, Homère à la voix débordante

Qui contenait en lui Tasse, Virgile et Dante ;

Dire Gluck, penché vers l’Éden,

Mozart, Gœthe, Byron, Phidias et Shakspere,

Molière, devant qui toute louange expire,

Et Raphaël et Beethoven !
Montrer comment Rubens, Rembrandt et Michel-Ange

Mélangeaient la couleur et pétrissaient la fange

Pour en faire un Jésus en croix ;

Et comment, quand mourait notre Art paralytique

Apparurent, guidés par l’instinct prophétique,

Le grand Ingres et Delacroix !
Comment la Statuaire et la Musique aux voiles

Transparents, ont porté nos cœurs jusqu’aux étoiles ;

Nommer David, sculptant ses Dieux,

Rossini, gaieté, joie, ivresse, amour, extase,

Et Meyerbeer, titan ravi sur un Caucase

Dans l’ouragan mélodieux !
Mais surtout dire à tous que tu grandis encore,

Ô notre chêne ancien que le vieux gui décore,

Arbre qui te déchevelais

Sur le front des aïeux et jusqu’à leur épaule,

Car Gautier et Balzac sont encore la Gaule

De Villon et de Rabelais !
Montrer l’Antiquité largement compensée,

Et comparant de loin ces œuvres de pensée

Qu’un sublime destin lia,

Répéter après eux, dans leur langage énorme,

Ce que disent les vers de Marion Delorme

Aux chapitres de Lélia !
Pas à pas dans son vers suivre chaque poème,

Chaque création arrachée au ciel même,

Et surtout le vers de Musset,

Fantasio divin, qui, soit qu’il se promène

Dans les rêves du ciel ou la souffrance humaine,

Devient un vers que chacun sait !
Enfin, pour un moment traînant mes Muses blanches

Sur les hideux tréteaux et les sublimes planches,

Aller demander au public

Les noms de ceux qui font sa douleur ou son rire,

Puis, avant tous ces noms, sur le feuillet inscrire

George, Dorval et Frédérick !
Ainsi, des temps passés relevant l’hyperbole,

Et, comme un pèlerin, apportant mon obole

À tout ce qui luit fort et beau,

J’aurais voulu bâtir sur l’arène mouvante

Un monument hardi pour la gloire vivante,

Pour la gloire ancienne un tombeau !
Hélas ! ma folle Muse est une enfant bohème

Qui se consolera d’avoir fait un poème

Dont le dessin va de travers,

Pourvu qu’un beau collier pare sa gorge nue,

Et que, charmante et rose, une fille ingénue

Rie ou pleure en lisant ses vers.

Juillet 1842.

Théodore de Banville

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