Deux tours
Emma dit au jeune étranger:
La tour Eiffel? C’est inutile.
Car à quoi bon te déranger
Dans une intention futile?
Tu pourras la voir à son tour
Sous le rayon d’or qui s’y vautre.
Mais je suis moi-même une tour,
Et je vaux parfaitement l’autre.
Je suis svelte et superbe aussi.
Tu me vois jaillir vers la nue,
Et la foule m’admire ici
Mieux que cette grande ingénue.
Comme elle, j’attache en effet
Ma parure avec des agrafes
Et, modèle insolent, j’ai fait
La fortune des photographes.
Je plais, même au chat de Salis;
Nul rimeur ne m’a ravalée.
Je suis droite comme ces lys
Qu’on voit dans la douce vallée.
J’en conviens, l’autre a des appas
Que suit une ardente séquelle;
Mais, jeune homme, je ne suis pas
Moins solide et moins dure qu’elle.
Rigide comme le Devoir,
Je surgis! Reste dans la ville.
Tu n’as pas besoin, pour me voir,
Du chemin de fer Decauville.
Planant dans les cieux, le vautour
Ne fait aucune différence
Entre elle et moi. Donc, tour pour tour,
Accorde-moi la préférence.
Telle, avec un peu de rougeur,
Emma, non sans littérature
S’expliquait, et le voyageur
Admirait sa belle structure.
Il pensa: Quo non ascendam?
Ayant avalé quelques verres
D’un bon genièvre d’Amsterdam,
Qui rend les âmes peu sévères.
Et dardant son oeil de gerfaut,
Il cria comme une fanfare:
Vous êtes la tour qu’il me faut,
Et je m’éclaire à votre phare.
Pur comme Diaz de Bivar,
Je suis né sous un grand ciel rose,
Dans le département du Var
Qu’un furieux soleil arrose.
J’arrive, en effet, de Fréjus.
Près de vous mon désir énorme
Naît, palpite, et veut grimper jus-
Qu’à la seconde plate-forme.
11 juin 1889.