Érinna

Théodore de Banville
par Théodore de Banville
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À mon cher Philoxène Boyer

Qui a ressuscité la grande figure de Sappho dans un poème impérissable.
Près du flot glorieux qui baise Mitylène,

Marchent, vierges en fleur, de jeunes poétesses

Qui du soir azuré boivent la fraîche haleine

Et passent dans la nuit comme un vol de Déesses.
Elles vont, emportant la brise dans leurs voiles,

Vers le parfum sauvage et les profonds murmures.

Les lumières d’argent qui tombent des étoiles

Sur leurs dos gracieux mordent leurs chevelures.
Celle qui les conduit vers la plage marine,

C’est Érinna, l’orgueil des roses éphémères,

L’amante en qui revit dans sa blanche poitrine

Le grand cœur de Sappho, pâture des chimères.
Elle leur parle ainsi, grave, tenant la lyre,

Le regard ébloui de clartés radieuses,

Et mêlant tendrement la voix de son délire

Aux plaintes sans repos des eaux mélodieuses :
Vierges, dit-elle, enfants baignés de tresses blondes,

Vous dont la lèvre encor n’est pas désaltérée,

Le Rhythme est tout ; c’est lui qui soulève les mondes

Et les porte en chantant dans la plaine éthérée.
Poétesses, qu’il soit pour vous comme l’écorce

Étroitement unie au tronc même de l’arbre,

Ou comme la ceinture éprise de sa force

Qui dans son mince anneau tient notre flanc de marbre !
Qu’il soit aussi pour vous la coupe souveraine

Où, pour garder l’esprit vivant de l’ancien rite,

Le vin, libre pourtant, prend la forme sereine

Moulée aux siècles d’or sur le sein d’Aphrodite !
Le cercle où, par les lois saintes de la musique,

Les constellations demeurent suspendues,

N’affaiblit pas l’essor de leur vol magnifique

Et dans l’immensité les caresse éperdues.
Tel est le Rhythme. Enfants, suivez son culte aride.

Livrez-lui le génie en esclaves fidèles,

Car il n’offense pas l’auguste Piéride,

En entravant ses pieds il l’enveloppe d’ailes !
Mais surtout, mais surtout que vos âmes soient blanches

Comme la neige où rien d’humain n’a mis sa trace !

Blanches comme l’horreur pâle des avalanches

Qui roule au flanc des monts irrités de la Thrace !
Ah ! s’il est vrai qu’il faut à la fureur lyrique

Des victimes dont l’âpre Amour ait fait sa proie

Et que l’ardente soif d’un bonheur tyrannique

Torture encor par la douleur et par la joie,
Ah ! du moins, jeunes sœurs, que la Pensée altière

Affranchisse vos sens de toutes les souillures !

Ivres de volupté pourtant, que la Matière

Ne vous offense pas de ses laideurs impures !
Car celle qui, pour fuir le fardeau de la vie,

Impose à son extase une forme sensible,

Et veut boire, au festin où son Dieu la convie,

Le vin matériel dans la coupe visible,
Ne connaîtra jamais l’implacable démence

Qui met dans nos regards la clarté des aurores

Et qui fait résonner comme un sanglot immense

L’hymne de nos douleurs sur des cordes sonores !
Celle qui n’ose pas mépriser la nature

Et qui, par les désirs terrestres endormie

Dans l’engourdissement où vit la créature,

Ne sait pas, en tenant la main de son amie,
Chaste et vierge, oublier les liens qui l’étreignent,

Et sentir qu’à ses pieds se déchire un abîme

Et que son pouls s’arrête et que ses yeux s’éteignent

Et que la mort tressaille en son cœur magnanime ;
Si, meurtrie et glacée, au monde évanouie,

Le sein brûlé des feux de ses pleurs solitaires,

Elle n’adore pas la douleur inouïe

Dont les ravissements courent dans ses artères,
Eh bien, que celle-là, promise à l’hyménée,

Reste dans la maison où son devoir l’attache,

Et, souriante, près d’un jeune époux menée,

File pensivement une laine sans tache !
Elle n’entendra pas les plaintes de la lyre,

Et son pied, plus vermeil que la rose naissante,

N’abordera jamais sur un léger navire

La Cythère adorable et toujours gémissante.
Mais vous, de vos grands cœurs, du vol de vos pensées,

Vous dont les doigts charmants ne filent pas de laine,

Suivez jusqu’à l’éther les ailes élancées,

Ô vierges sans souillure, orgueil de Mitylène !
Et dites au ruisseau dont la voix se lamente

Que rien n’est plus martyre après la Poésie,

Et qu’il n’est pas de flot pour rafraîchir l’amante

Dont la bouche brûlante a goûté l’ambroisie !
Telle Érinna, livrée à ses mâles tristesses,

Sur le rivage ému que le laurier décore

Enseignait le troupeau rêveur des poétesses,

Et l’écho de son cri jaloux me trouble encore !
Et j’ai rimé cette ode en rimes féminines

Pour que l’impression en restât plus poignante,

Et, par le souvenir des chastes héroïnes,

Laissât dans plus d’un cœur sa blessure saignante.
Ô Rhythme, tu sais tout ! Sur tes ailes de neige

Sans cesse nous allons vers des routes nouvelles,

Et, quel que soit le doute affreux qui nous assiège,

Il n’est pas de secret que tu ne nous révèles !
Tu heurtes les soleils comme un oiseau farouche.

Ce n’est pour toi qu’un jeu d’escalader les cimes,

Et, lorsqu’un temps railleur n’a plus rien qui te touche,

Tu rêves dans la nuit, penché sur les abîmes !
Septembre 1861.

Théodore de Banville

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