Jeune homme
Il se traînait, pâle et sans voix,
Lui, jadis hardi comme un page.
Quoi! dis-je, c’est toi que je vois,
O vainqueur, dans cet équipage!
Peu soucieuse de l’affront,
Sa blouse n’était pas coquette,
Et sur la blancheur de son front
Pendait une molle casquette.
Fagoté comme un vil paquet,
Mal culotté lui-même et veule,
Cet analyste se piquait
De culotter son brûle-gueule.
Puis il était soûl, lui divin,
Mêlant dans sa bouche ravie
Les sinistres hoquets du vin
Et les vapeurs de l’eau-de-vie.
Quoi! dis-je, c’est toi, chaste fils
De la guerrière aux yeux de flamme,
Qui triomphais, et qui jadis
Ouvrais tes ailes, comme une âme!
Oui, c’est bien moi, répondit-il,
Que tu vois blême et taciturne.
Désormais je trouve subtil
De flâner sous l’azur nocturne.
On m’accueillait dans les salons
Qu’une folle brise parfume,
Bah! les boulevarts sont plus longs,
Bien aérés, et l’on y fume.
Le milieu sans doute prévaut;
J’en fis toujours ma coqueluche,
Car je sais très bien ce que vaut
Une femme dans la peluche.
Doux et timide, enfant encor,
Dans la turbulente Cythère
Je faisais traîner mon char d’or
Par la tigresse et la panthère.
J’aimai, sous leur petit manteau
Que le zéphyr caresse et bouge,
Les grandes femmes que Watteau
Dessine avec son crayon rouge,
Puis, avec le soulier verni
Et le sémillant bas de soie,
Les charmeuses de Gavarni,
Folles de tristesse et de joie.
Mais quoi! n’étant plus un rieur!
Je suis les ombres clandestines
Du boulevart extérieur,
Où fourmillent tant de bottines.
Car, poëte, il n’est pas besoin
D’un pardessus garni de martre
Pour plaire, quand on n’est pas loin
De la colline de Montmartre.
A Paris, où l’on n’ose pas
Me chicaner sur mon costume
Je me promène à petits pas
Sur un long trottoir de bitume.
Des femmes à l’esprit ouvert,
Qui me prennent sans étiquette,
Me caressent comme Vert-Vert,
Et moi, j’adore ma casquette.
Sur ma chevelure de feu
Tombe cet ornement futile
Et je suis l’Amour, ancien dieu,
Maintenant jeune homme inutile.
9 décembre 1890.