La Bête

Théodore de Banville
par Théodore de Banville
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Paris, toujours expert dans l’art de louanger,

A reçu je ne sais quel sublime étranger:

Il n’importe, un grand-duc, un roi, quelque lord-maire,

Un des triomphateurs heureux que la Chimère

Baise avec frénésie et qui sortent des rangs,

Premiers rôles parmi les vagues figurants.

Or le chef de l’Etat, pour fêter sa fortune,

A voulu que ce soir l’Opéra donnât une

Représentation superbe de gala,

Et tout fut pour le mieux, car on se régala

Des chanteurs dont la voix est le moins enrouée.

C’est fini, maintenant, et la farce est jouée,

Et rois, danseuses, peuple en criant accouru,

Tout est rentré dans l’ombre et tout a disparu

Et l’on a rangé, las de leurs ardentes luttes,

Les violons pleurants, les tambours et les flûtes.

La plainte des hautbois pensifs, le chant des cors

Se sont tus, et l’on a retourné les décors

Où l’on vit parader le ténor et l’étoile,

Et sur la scène obscure on a levé la toile.

Maintenant le troupeau des invités descend

L’escalier monstrueux, énorme, incandescent,

Brillant comme le feu dans la rouge fournaise,

Dont l’enchevêtrement eût charmé Véronèse.

Les balustres d’onyx élancés et rampants

Se croisent là, pareils à des noeuds de serpents;

Les feux des chandeliers frémissants et des lustres

Se reflètent parmi les rougeurs des balustres;

Les marches semblent fuir au loin vers les sommets

D’une étrange Babel qu’on ne verra jamais.

Lumineux, au-dessus des foules prosaïques

L’avant-foyer étend l’or de ses mosaïques.

Le choeur des invités descend. Les diamants

Sur tout ce monde heureux jettent leurs feux charmants.

Comme le printemps fou des campagnes fleuries,

Les uniformes sont couverts de broderies,

Et des balcons de bronze et des longs promenoirs

S’écoule avec lenteur le flot des habits noirs,

Qui défilent devant les marbres des pilastres,

Éclatants de rubans, tout éclaboussés d’astres;

Et dans ce tourbillon, les rires ingénus,

Les bras nus, les beaux cous de neige, les seins nus,

Les regards de pervenche où sommeillent des âmes,

Les épaules où les colliers jettent des flammes,

Les robes où frémit la dentelle d’argent

Passent dans le triomphe et dans l’éclair changeant.

L’oeil ébloui croit voir un cortège de reines

Laissant sur l’escalier flotter leurs longues traînes,

Et toutes ces beautés, délices de Paris,

Marchent tranquillement aux bras de leurs maris,

Car ils ont fait des frais pour bien monter le drame,

Et ce soir, chacun d’eux s’est paré de sa femme.

D’autres Parisiens, plus libres sous le ciel,

Et qui ne tiennent pas au monde officiel,

Respirant l’or fauve ou l’ébène de leurs tresses,

Donnent plus simplement le bras à leurs maîtresses.

Celles-là, dont les yeux captivent les esprits,

S’appuyant sur des bras qui leur seront repris,

Regardent cependant les dames sans rancune.

C’est ainsi que chacun marche avec sa chacune:

Nul être en ce féerique et fabuleux séjour

Qui ne soit accouplé sous le joug de l’amour.

Cependant, fastueux jouet du sort inique,

Rebut de tous parmi ces couples, Véronique

Va, dans sa robe rouge en forme de fourreau

Seule comme un lépreux ou comme le bourreau.

Elle est belle à tenter les démons. Sur sa lèvre

De feu, la volupté féroce a mis sa fièvre,

Et l’on peut voir tous les instincts, hormis les bons,

Dans ses sombres yeux, plus ardents que des charbons.

Un reflet bleu fleurit sa chevelure noire;

Sa bouche s’amollit en un sourire, et dans

Cette pourpre entr’ouverte on voit ses blanches dents.

Lascive et jeune, avec la fierté d’une aïeule,

Véronique va seule, oh! cruellement seule,

Mais calme, et rien ne peut troubler ses yeux riants,

Ni la placidité de ses traits effrayants.

Véronique au grand coeur, c’est la bête écarlate

Que la Perversité docile berce et flatte;

C’est le calice ouvert, la grande Fleur du mal,

C’est la fureur et la grâce de l’animal;

C’est elle que le diable envoie en ambassade;

C’est Messaline et c’est la marquise de Sade,

Avec sa lèvre offerte aux feux inapaisés

Comme le pied d’un dieu poli par les baisers.

Pourtant, nul en passant ne regarde sa bouche

Et n’a d’attention pour sa beauté farouche;

Et le mépris de tous est jusques-là poussé,

Qu’un spectateur naïf ou désintéressé,

En voyant tout ce monde à sa gloire insensible,

Croirait qu’elle est absente ou qu’elle est invisible.

Véronique, dont nul ne voudrait s’approcher,

Est seule comme un lys éclos sur le rocher.

Elle va, détestée et pour tous importune,

Et regarde le flot humain, comme un Neptune

Dénombre le troupeau des vagues de la mer,

Et parle en elle-même avec un rire amer.

Oh! dit-elle, voilà tout l’illustre cortège,

Les vieillards vénérés aux fronts couverts de neige,

Les ministres pensifs que l’on n’ose prier,

L’artiste et le poëte épris du noir laurier,

Les juges que la Loi vengeresse illumine

Sous la sanglante pourpre et sous la blanche hermine,

Les purs et dédaigneux soldats qui, sans remord,

Frappent, et vont s’offrir aux gueules de la mort,

Les orateurs au geste ardent, au coeur de pierre,

En qui parle et renaît l’âme de Robespierre;

Voici tous les héros, tous les vainqueurs, tous les

Meneurs d’hommes, fouaillant un peuple de valets,

Que cette foule emporte, ainsi qu’un flot d’orage.

Or, entre eux tous, il n’en est pas un seul, ô rage!

Qui, même d’un clin d’oeil ou d’un regard distrait,

Me verrait sur sa route et me reconnaîtrait.

Tous marcheraient sur moi, haïe et réprouvée,

Sans pitié, comme sur une chienne crevée.

Et cependant, avec des airs insidieux,

Il n’en est pas un seul, parmi ces demi-deux

Dont le renom vermeil dans la gloire se dore,

Qui ne m’ait dit: Mon cher Belzébuth, je t’adore!

Et je les ai tous vus qui, par terre accroupis,

Se roulaient comme des bêtes, sur mes tapis.

Il n’est pas un d’entre eux qui, retenant son souffle

Et rugissant d’amour, n’ait baisé ma pantoufle

Et qui, tordant ses yeux où meurt une lueur,

N’ait respiré mon âme atroce et ma sueur,

Et pour me plaire, ayant à ses lèvres l’écume,

N’ait pris des petits noms de bête et de légume!
Lundi, 21 février 1887.

Théodore de Banville

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