La Corde roide

Théodore de Banville
par Théodore de Banville
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Du temps que j’en étais épris,

Les lauriers valaient bien leur prix.

A coup sûr on n’est pas un rustre

Le jour où l’on voit imprimés

Les poëmes qu’on a rimés :

Heureux qui peut se dire illustre !
Moi-même un instant je le fus.

J’ai comme un souvenir confus

D’avoir embrassé la Chimère.

J’ai mangé du sucre candi

Dans les feuilletons du lundi :

Ma bouche en est encore amère.
Quittons nos lyres, Érato !

On n’entend plus que le râteau

De la roulette et de la banque ;

Viens devant ce peuple qui bout

Jouer du violon debout

Sur l’échelle du saltimbanque !
Car, si jamais ses yeux vermeils

Ne sont las de voir les soleils

Sans baisser leurs fauves paupières,

Le poëte n’est pas toujours

En train de réjouir les ours

Et de civiliser les pierres.
En vain les accords de sa voix

Ont charmé les monstres ; parfois

Loin des flots sacrés il émigre,

Las, sinon guéri de prêcher

L’amour aux côtes du rocher

Et la douceur aux dents du tigre.
Il se demande s’il n’est plus,

Sous les vieux arbres chevelus

De cette France que nous sommes,

De l’Océan au pont de Kehl,

Un déguisement sous lequel

On puisse parler à des hommes ;
Et, voulant protester du moins

Devant les immortels témoins

En faveur des Dieux qu’on renie,

Quoique son âme soit ailleurs,

Il te prend tes masques railleurs

Et ton rire, ô sainte Ironie !
Alors, sur son triste haillon

Il coud des morceaux de paillon,

Pour que dans ce siècle profane,

Fût-ce en manière de jouet,

On lui permette encor le fouet

De son aïeul Aristophane.
Et d’une lieue on l’aperçoit

En souliers rouges ! Mais qu’il soit

Un héros sublime ou grotesque ;

Ô Muse ! qu’il chasse aux vautours,

Ou qu’il daigne faire des tours

Sur la corde funambulesque,
Tribun, prophète ou baladin,

Toujours fuyant avec dédain

Ces pavés que le passant foule,

Il marche sur les fiers sommets

Ou sur la corde ignoble, mais

Au-dessus des fronts de la foule.
Septembre 1856.

Théodore de Banville

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