La Nuit
Ne parle pas, trop parler nuit:
Bon passant, prends garde à ta montre.
Comme elle est superbe, la Nuit
Qui se dérobe et qui se montre!
Quand cette reine aux doigts fleuris
Vient pour charmer les demoiselles,
Oh! sur le fabuleux Paris
Comme elle étend de grandes ailes!
Vite, elle a fermé son rideau
Pour cacher la clarté vermeille,
Et chante: Dodo, l’enfant do
A l’homme éreinté qui sommeille.
Et l’immense ville apparaît
Avec ses effrayants colosses,
Pareille à la noire forêt
Que peuplent les bêtes féroces,
La verte Seine, dont le flot
Brille comme une pertuisane,
Dans son lit, avec un sanglot
S’étire, et fait la courtisane.
Et le grand Paris, traversé
Tout entier par ses chansons vagues,
Se réjouit d’être bercé
Dans le murmure de ses vagues.
Les amants dont le coup d’essai
De nul chef-d’oeuvre ne diffère,
S’embrassent, et comme Sarcey
L’ordonne, font la scène à faire.
Le rimeur, en son rêve bleu
Que nul ukase ne supprime,
Baise l’ardent charbon de feu
Sur les deux lèvres de la Rime.
Ouvrant, avec un geste sec,
Leurs grands coffres-forts à fonds doubles,
Comme Gigonnet et Gobseck
Les éditeurs comptent des roubles.
En prononçant de vagues mots,
Des filles, seules ou par groupes
Vont et, comme les animaux,
Font saillir de lascives croupes.
Les souteneurs et les filous
Tentent de rafler des sacoches,
Et rôdant, pareils à des loups,
Touchent leurs couteaux dans leurs poches.
Ce sont eux, les marchands d’amour.
Avec sa prunelle hagarde,
Au coin du sombre carrefour
La blanche Lune les regarde.
Pâle, des nappes de l’azur
A sa lumière habituées,
Elle jette ses rayons sur
Les petites prostituées.
Effroyablement, par milliers,
Volent dans le gouffre des nues
Des Pégases, des cavaliers,
Des monstres et des femmes nues.
Et dans l’immensité des cieux
On voit au-dessus de nos fanges,
Comme un long choeur silencieux
Errer les figures des Anges.
15 octobre 1889.