La Nuit

Théodore de Banville
par Théodore de Banville
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Ne parle pas, trop parler nuit:

Bon passant, prends garde à ta montre.

Comme elle est superbe, la Nuit

Qui se dérobe et qui se montre!
Quand cette reine aux doigts fleuris

Vient pour charmer les demoiselles,

Oh! sur le fabuleux Paris

Comme elle étend de grandes ailes!
Vite, elle a fermé son rideau

Pour cacher la clarté vermeille,

Et chante: Dodo, l’enfant do

A l’homme éreinté qui sommeille.
Et l’immense ville apparaît

Avec ses effrayants colosses,

Pareille à la noire forêt

Que peuplent les bêtes féroces,
La verte Seine, dont le flot

Brille comme une pertuisane,

Dans son lit, avec un sanglot

S’étire, et fait la courtisane.
Et le grand Paris, traversé

Tout entier par ses chansons vagues,

Se réjouit d’être bercé

Dans le murmure de ses vagues.
Les amants dont le coup d’essai

De nul chef-d’oeuvre ne diffère,

S’embrassent, et comme Sarcey

L’ordonne, font la scène à faire.
Le rimeur, en son rêve bleu

Que nul ukase ne supprime,

Baise l’ardent charbon de feu

Sur les deux lèvres de la Rime.
Ouvrant, avec un geste sec,

Leurs grands coffres-forts à fonds doubles,

Comme Gigonnet et Gobseck

Les éditeurs comptent des roubles.
En prononçant de vagues mots,

Des filles, seules ou par groupes

Vont et, comme les animaux,

Font saillir de lascives croupes.
Les souteneurs et les filous

Tentent de rafler des sacoches,

Et rôdant, pareils à des loups,

Touchent leurs couteaux dans leurs poches.
Ce sont eux, les marchands d’amour.

Avec sa prunelle hagarde,

Au coin du sombre carrefour

La blanche Lune les regarde.
Pâle, des nappes de l’azur

A sa lumière habituées,

Elle jette ses rayons sur

Les petites prostituées.
Effroyablement, par milliers,

Volent dans le gouffre des nues

Des Pégases, des cavaliers,

Des monstres et des femmes nues.
Et dans l’immensité des cieux

On voit au-dessus de nos fanges,

Comme un long choeur silencieux

Errer les figures des Anges.

15 octobre 1889.

Théodore de Banville

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