La Reine Omphale
La reine Omphale était assise, comme un Dieu,
Sur un trône ; ses lourds cheveux d’or et de feu
Étincelaient ; Hermès, pareil au crépuscule,
Posant sa forte main sur l’épaule d’Hercule,
Se tourna vers la reine avec un air subtil,
Et lui dit : Le marché des Dieux te convient-il ?
– Messager, répondit alors d’une voix grave
La Lydienne, pars, laisse-moi pour esclave
Ce tueur de lions, de sa forêt venu,
Et je l’achèterai pour le prix convenu.
Hermès, gardant toujours sa pose triomphale,
Reçut les trois talents que lui donnait Omphale,
Et, montrant le héros aux muscles de Titan :
Cet homme, lui dit-il, t’appartient pour un an.
Parlant ainsi, le Dieu souriant de Cyllène,
Comme un aigle qui va partir, prit son haleine
Et bondit ; il vola de son pied diligent
Plus haut que l’éther vaste et les astres d’argent ;
Puis au ciel, qu’une pourpre éblouissante arrose,
S’enfuit dans la vapeur en feu du couchant rose.
La Lydienne au front orné de cheveux roux
Abaissa sur Hercule un œil plein de courroux,
Et lui cria, superbe et de rage enflammée,
En touchant la dépouille auguste de Némée :
Esclave, donne-moi cette peau de lion.
Hercule, sans colère et sans rébellion,
Obéit. La princesse arrangea comme un casque,
Sur sa tête aux cheveux brillants, l’horrible masque
Du lion, puis mêla, plus irritée encor,
La crinière farouche avec ses cheveux d’or,
Et, levant par orgueil sa tête étincelante,
Se fit de la dépouille une robe sanglante.
Esclave, que le sort a courbé sous ma loi,
Reprit-elle en mordant sa lèvre, donne-moi
Tes flèches, ton épée et ton arc, et déchire
Ce carquois. Le héros obéit. Un sourire
Ineffable éclairait, comme un rayon vermeil,
Son front pensif, hâlé par le fauve soleil.
Pourquoi vas-tu, couvert de meurtres et de crimes,
Par les chemins, sous l’œil jaloux des Dieux sublimes ?
Dit Omphale. Tu fuis dans l’univers sacré,
Toujours ivre de sang et de sang altéré ;
Tu fais des orphelins désolés et des veuves
Dont le sanglot amer se mêle au bruit des fleuves ;
Ton pied impétueux ne marche qu’en heurtant
Des cadavres ; l’horreur te cherche, et l’on entend
Crier derrière toi les bouches des blessures.
Comme un chien dont les dents sont rouges de morsures
Et qui, repu déjà, pour se désaltérer
Cherche encore un lambeau de chair à déchirer,
Tu peuples d’ossements la terre et les rivages,
Et tu n’épargnes même, en tes meurtres sauvages,
Ni les rois au front ceint de laurier, ni les Dieux ;
Mais s’ils ont fui devant ce carnage odieux,
Comme rougir la terre est ton unique joie,
Tu cherches les serpents et les bêtes de proie.
C’est par de tels exploits que tu te signalas ;
Mais la terre en est lasse et le ciel en est las ;
Les fleuves rugissants, dans leurs grottes profondes,
Ne veulent plus rouler du sang avec leurs ondes ;
Tes pas lourds font horreur aux grands bois chevelus,
Et, lasse de te voir, la terre ne veut plus
Cacher au fond du lac pâle ou de la caverne
Ta moisson de corps morts promis au sombre Averne.
Et c’est pourquoi les Dieux, qui seront tes bourreaux,
M’ont fait des bras d’athlète et le cœur d’un héros
Pour vaincre l’oiseleur affreux du lac Stymphale,
Car ils réserveront à la gloire d’Omphale
De dompter un brigand, pourvoyeur des tombeaux
Ouverts, dût-elle avoir comme toi des lambeaux
De chair après ses dents et du sang à la bouche,
Et déchirer le cœur d’un assassin farouche.
– Ô reine, répondit Hercule doucement,
Amazone invincible au cœur de diamant !
Quand tu parais, on croit voir, à ta noble taille,
Un jeune Dieu cruel armé pour la bataille.
Ton regard, que la Grèce a tant de fois vanté,
S’embrase comme un astre au ciel épouvanté,
Et sur ton sein aigu, que la blancheur décore,
Tes cheveux rougissants ont des éclats d’aurore.
Encor tout jeune enfant par le jour ébloui,
J’eus pour maître Eumolpos, et je puis, comme lui,
Célébrer la fierté charmante et le sourire
D’une Déesse blonde, ayant tenu la lyre.
Mais lorsque je parus sous le regard serein
Des cieux, portant cet arc et ce glaive d’airain,
La terre gémissait, nourrice des colosses,
Sous la dent des brigands et des bêtes féroces.
Des bandits, embusqués près de chaque buisson,
Arrêtaient le passant pour en tirer rançon ;
Dans leur démence avide, ils bravaient les tonnerres
De Zeus ; tout leur cédait, et les plus sanguinaires,
Ayant jeté l’effroi dans les murs belliqueux
Des villes, emmenaient les vierges avec eux.
Les Dieux même oubliaient la justice. La peste
Soufflait sinistrement son haleine funeste
Dans les marais par l’eau dormante empoisonnés ;
Mordant les arbres noirs déjà déracinés,
Des monstres surgissaient, hideux, couverts d’écailles,
Renaissant du sang vil versé dans leurs batailles.
De lourds dragons ailés se traînaient sur les eaux
Dans leur bave, jetant le feu par leurs naseaux,
Et flétrissaient les fleurs de leurs souffles infâmes.
Ô guerrière fidèle, est-ce toi qui me blâmes ?
Quand j’avais nettoyé les sourds marais dormants
En détournant le cours d’un fleuve aux diamants
Glacés ; quand les dragons, le long des feuilles sèches,
Se traînaient sur le sol, déchirés par mes flèches,
J’allais porter secours à des vierges, tes sœurs ;
Je tuais les brigands furtifs, les ravisseurs,
Et, près des lacs noyés dans les vapeurs confuses,
J’écrasais de mes mains les artisans de ruses,
Afin de ne plus voir leurs vols insidieux,
Et sans m’inquiéter s’ils étaient rois ni Dieux !
Reine, tu te trompais, tout ce qui souffre m’aime.
Ah ! si j’ai quelquefois combattu pour moi-même
Et pour sacrifier à mon orgueil, du moins
Ce fut contre les Dieux indolents, qui, témoins
De mes travaux, craignaient la terre rajeunie,
Et mettaient pour une heure obstacle à mon génie.
Oui, parfois, las d’errer seul dans leurs durs exils,
Je les ai défiés ; mais comment pouvaient-ils,
Sans craindre avec raison que tout s’anéantisse,
Entraver le héros qui s’appelle Justice ?
Et ne savaient-ils pas que, sur cet astre noir,
Si tout les nomme Loi, je me nomme Devoir ?
Quand, cherchant, pour ma tâche incessamment subie,
Les bœufs de Géryon, j’entrai dans la Libye,
Le dieu Soleil lança sur moi ses traits de feu,
Et moi, de même aussi, je lançai sur le Dieu
Mes flèches, et je vis vaciller à la voûte
Céleste sa lumière, et je repris ma route
Sur l’orageuse mer, dans une barque d’or.
Quand donc ai-je offensé la vertu, mon trésor ?
J’ai combattu la Mort qui voulait prendre Alceste ;
J’ai violé la nuit de l’Hadès, où l’inceste
Gémit, et j’ai marché dans le nid du vautour,
Mais pour rendre Thésée à la clarté du jour !
La femme, dont le front abrite un saint mystère,
Est la divinité visible de la terre.
Elle est comme un parfum dans de riches coffrets ;
Ses cheveux embaumés ressemblent aux forêts ;
Son corps harmonieux a la blancheur insigne
De la neige des monts et de l’aile du cygne :
Habile comme nous à dompter les chevaux,
Elle affronte la guerre auguste, les travaux
Du glaive, et comme nous, depuis qu’elle respire,
Sait éveiller les chants qui dorment dans la lyre.
C’est pour elle, qui prend notre âme sur le seuil
De la vie, et pour voir ses yeux briller d’orgueil,
Que j’allais écrasant les hydres dans la plaine,
Sachant, esprit mêlé d’azur, quelle est sa haine
Contre l’impureté des animaux rampants.
Partout, guidant ses pas sur le front des serpents,
Et cherchant sans repos la clarté poursuivie,
J’ai détesté le meurtre et protégé la vie ;
Et, calme, usant mes mains à déchirer des fers,
Quand je ne trouvais plus, entrant dans les déserts,
Les bandits à détruire et leurs embûches viles,
J’y tuais des lions et j’y laissais des villes !
Et si, toujours le bras armé, toujours vainqueur,
J’ai répandu le sang humain, c’est que mon cœur
Est rempli de courroux contre les impostures,
Et que je ne puis voir souffrir les créatures.
La grande Omphale avait les yeux baignés de pleurs.
Palpitante, le front tout blêmi des pâleurs
De l’amour, comme un ciel balayé par l’orage
S’éclaire, elle sentait les dédains et la rage
Loin de son cœur blessé déjà prendre leur vol
Vers le mystérieux enfer, et sur le sol
Tout brûlé des ardeurs de l’âpre canicule,
Elle s’agenouilla, baisant les pieds d’Hercule.
Elle courbait son front orgueilleux et vaincu,
Et ses lourds cheveux roux couvraient son sein aigu.
Digne race des Dieux ! vengeur, ô fils d’Alcmène,
Dit-elle, j’ai rêvé. Qui donc parlait de haine ?
Je t’ai volé cet arc pris sur le Pélion,
Tes flèches, cette peau sanglante de lion,
Et ce glaive toujours fumant, tes nobles armes.
Vois, je lave à présent tes pieds avec mes larmes.
Ces joyaux, dont les feux embrasent mes habits,
Cette ceinture d’or brillant, où les rubis
Se heurtent quand je marche avec un bruit sonore,
Sont mes armes aussi, que l’univers adore
Et qu’a su conquérir la valeur de mon bras ;
Tu peux me les ôter, ami, quand tu voudras.
Mais, afin que je sois à jamais célébrée
Par les chanteurs épars sous la voûte azurée,
Et que cette quenouille, où seule j’ai filé
La blanche laine en mon asile inviolé,
À jamais parmi les mortels surpasse en gloire
Le foudre ailé du roi Zeus et la lance noire
D’Athènè, qui frémit sur son bras inhumain,
Daigne, oh ! daigne toucher avec ta noble main
Cette quenouille, chaude encor de mon haleine,
Où je filais d’un doigt pensif la blanche laine,
Et songe que ma mère a tenu ce morceau
D’ivoire, en m’endormant dans mon petit berceau !
Hercule souriait, penché ; la chevelure
D’Omphale frissonnait près de sa gorge pure.
La Lydienne, avec la douceur des bourreaux,
Languissante, et levant vers les yeux du héros
Ses yeux de violette où flotte une ombre noire,
Lui posa dans les mains sa quenouille d’ivoire.
Juin 1861.