La Voie lactée

Théodore de Banville
par Théodore de Banville
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Est via sublimis cœlo manifesta sereno,

Lactea nomen habet, candore notabilis ipso.

Hac iter est superis ad magni tecta tonantis,

Regalemque domum.

Ovide, Métamorphoses, livre I.
À Victor Perrot
Déesse, dans les cieux éblouissants, la Voie

Lactée est un chemin de triomphe et de joie,

Et ce flot de clarté qui dans le firmament

Jette parmi l’azur son blanc embrasement

Semble, dans sa splendeur en feu qui s’irradie,

Produit par un foyer unique d’incendie.

Mais quand notre regard dans l’éther empli d’yeux

Monte vers l’Océan céleste que les Dieux

Font rouler des Gémeaux de flamme au Sagittaire,

Il y voit flamboyer des astres dont la terre

Admire en pâlissant la sereine splendeur,

Et dans le vaste flot sacré dont la candeur

Éclate et de la nuit blanchit les sombres voiles,

Il voit s’épanouir des millions d’étoiles.

Telle est la Poésie : à travers le lointain

Des âges, qui s’enfuit, comme au riant matin

Devant les flèches d’or à vaincre habituées

S’enfuit le triste chœur frissonnant des Nuées,

Elle nous apparaît d’abord confusément,

Lueur, flambeau, clarté, vaste éblouissement

De porteurs de lauriers et de porteurs de lyre

À l’homme encor sauvage enseignant leur délire ;

Puis nous reconnaissons parmi des spectres vains

Les inventeurs sacrés, les beaux géants divins,

Pareils à des lions dont la fauve crinière

Embrase leurs fronts d’or que baise la lumière.

Ô Calliope ! muse aux chastes bras de lys,

Avant tous, dans les jours lointains je vois ton fils

Orphée, et je salue au riant crépuscule

Ce roi héros qui fut le compagnon d’Hercule.

Je le vois sur l’Argo ; déjà courbant leurs fronts,

Jason, Téphys, Idas de leurs gais avirons

Frappent les flots ; mais lui, tenant la lyre, il chante.

Tous les monstres marins sur la mer qu’il enchante

Montent, heurtant leurs flancs vermeils et se pressant

Pour suivre le vaisseau rapide en bondissant ;

Et cherchant le héros avec un doux murmure,

Le vent caressant fait voler sa chevelure.

Puis je le vois, plus tard, soumettant à sa voix

L’âpre désert, vainqueur des antres et des bois ;

Car, ô Déesse, alors sur les monts du Rhodope

Ou sur le sombre Hémus que la nue enveloppe,

Attirés par ses chants, pins, yeuses, cyprès,

Les arbres pour venir l’écouter de plus près

Déchiraient follement en leurs fureurs divines

La terre qui tenait captives leurs racines ;

Et, sans songer à fuir leurs souffles arrogants

Restant pour l’écouter dans les noirs ouragans,

La colombe des cieux laissait tomber sa plume

Sur le flot irrité du torrent blanc d’écume ;

Les aigles oubliaient de prendre leur essor ;

La tigresse tournait une prunelle d’or

Vers ses regards voilés par ses longues paupières,

Et sa voix éveillait des âmes dans les pierres.

Temps quatre fois heureux où des vers ont changé

Une arène infertile en Éden ombragé !

Au haut de la colline, une plaine déserte

Et sans ombre, étalait son tapis d’herbe verte.

Sitôt que le poète issu du sang des Dieux

Y vint, et que la corde aux sons mélodieux

Résonna sous ses doigts, alors l’ombre prochaine

Accourut. Ni ton arbre, ô Chaon ! ni le chêne

Touffu ne manqua, ni le frêne meurtrier,

Ni l’érable qui saigne et le chaste laurier.

Puis le tilleul ami, l’héliade pleureuse,

Les tendres noisetiers et la tremblante yeuse

Groupèrent leurs rameaux près du sapin sans nœuds

Et du hêtre, étonnés de trouver auprès d’eux

Le saule et le lotus amants des blondes rives ;

Puis le myrte léger, le buis aux teintes vives

Qui bravent tous les deux le souffle des hivers,

Et, le figuier poreux qui s’orne de fruits verts,

Et le mûrier portant sa récolte sanglante,

Et le prix immortel d’une victoire lente,

La palme. Vous aussi vous vîntes, enlaçant

L’ormeau, lierre aux cent mains, la vigne en l’embrassant !

Et près de vous le pin, dont la tête se mêle

Aux blancheurs de la nue, arbre aimé de Cybèle

Depuis que son écorce emprisonna la chair

Du bel Attis, et prit l’enfant qui lui fut cher ;

Enfin, suivant aussi le charme qui le guide,

Le cyprès, des forêts mouvante pyramide,

Arbre aujourd’hui, jadis ami du dieu changeant

Dont la cithare est d’or et dont l’arc est d’argent.

Et dès que sous ce dôme ombragé le poète

Eut doré de ses chants la paisible retraite

Et que l’archet frémit, tout l’univers créé

Vint rafraîchir sa lèvre à ce torrent sacré ;

Le lion, dont les yeux lancent la mort, cet hôte

De la caverne sombre et de la forêt haute,

Cessa pour un moment de répandre l’effroi,

Le tigre dépouilla ses colères de roi,

Et se laissa bercer dans un tendre vertige ;

Bien plus, en ce moment, ineffable prodige !

Les stériles rochers où l’oiseau fait son nid

Quittèrent la montagne et ses flancs de granit ;

La brise tut ses chants, l’aigle quitta son aire,

Le ruisseau ralentit sa démarche légère,

Et dans l’arbre amoureux les Dryades des bois

Turent leurs vagues chants pour la première fois.

Dans cet enivrement, les muses Aonides

Quittèrent sans regret les demeures splendides

Où l’écho retentit d’harmonieux accords,

Et le mont verdoyant où les lys de leur corps

Font comme une guirlande à la noire fontaine,

Où le Permesse tombe et meurt dans l’Hippocrène,

Où le sombre Olmius, avec un doux fracas,

Bleuit d’un long baiser leurs membres délicats ;

Et les Dieux, sur l’Olympe où la jeune Déesse

Leur verse à flots vermeils l’éternelle jeunesse

Avec les vins sanglants par l’amour embrasés,

Oublièrent enfin les immortels baisers.

Chacun prêta l’oreille aux premiers chants du cygne :

Celui qui ralentit les nuages d’un signe,

Mercure ailé, Junon si belle en son courroux,

Lyaeus accoudé sur les grands lions roux,

Puis la blonde Aphrodite à la prunelle noire,

Thétis, dont un rayon, baise les pieds d’ivoire,

Mars, Diane, Pallas aux yeux profonds et bleus,

Et Phébus rayonnant dans l’azur nébuleux.

Sous ce profond regard de la voûte étoilée

Le poète eût senti son âme consolée,

S’il n’eût été choisi pour la grande douleur

Que les Dieux immortels égalent à la leur,

Et s’il n’eût regretté ce type insaisissable

Comme une goutte d’eau dans un désert de sable,

Ce spectre qui de loin vous fait voir un sein nu

Et fuit, vierge, un amant qui ne l’a pas connu.

Oh ! pour que dans mes vers ton doux nom resplendisse,

Victime aux pieds légers, réponds, jeune Eurydice !

Le ciel t’envoyait-il à notre humanité

Pour montrer qu’ici-bas l’éternelle Beauté

Ne se révèle à nous que dans l’éclair d’un rêve ?

Blonde et rieuse enfant, douce comme notre Ève,

N’étais-tu pas, avec ton front chaste et divin,

L’image du bonheur que nous touchons en vain,

Qui nous apparaît tel que nos vœux le choisissent,

Et qui s’évanouit quand nos mains le saisissent ?

Qu’avais-tu fait aux Dieux ? à quoi pensait la Mort,

Quand les bois gémissant la virent, sans remord

Sur ta lèvre surprise éteignant la parole,

Fermer ta bouche en fleur ainsi qu’une corolle ?

Eurydice ! pendant que de son pas léger

Elle fuyait les cris d’un insolent berger,

Courant éperdûment dans les vertes campagnes

De la Thrace, avec les Naïades ses compagnes,

Elle tomba, mordue au pied par un serpent.

Déroulant ses anneaux et dans l’herbe rampant,

Le monstre au cou livide et qu’une bave arrose,

Furtif, avait rampé vers son talon de rose,

Et mis ses crocs affreux dans cette jeune chair.

Les Dryades, pleurant son front qui leur fut cher,

Crurent qu’en la perdant la terre était changée.

On entendit gémir la cime du Pangée ;

Le dur géant Rhodope eut de longs désespoirs ;

Des sanglots éclataient parmi ses rochers noirs,

Et le ciel vit les pleurs de la froide Orithye.

Pour Orphée, anxieux et l’âme anéantie,

Sur son front portant l’ombre ainsi qu’un noir vautour,

De l’aube à la nuit noire il chantait son amour,

Pâle, effrayant, en proie au sinistre délire,

Et des cris douloureux s’échappaient de sa lyre.

Enfin, brûlant toujours de feux inapaisés,

Cherchant la vierge enfant ravie à ses baisers,

Il pénétra parmi les gorges du Ténare ;

Il entra dans le bois où la lumière avare

Se voile et meurt, où les vains spectres par milliers

Se pressent, comme font des oiseaux familiers

Qui vont rasant la terre et dont le vol hésite.

Il apaisa le flot bouillonnant du Cocyte,

Et même il vit au fond de l’enfer souterrain

Les Dieux de l’ombre assis sur leurs trônes d’airain.

Il chantait, voix mêlée à la lyre divine ;

Les Dieux voyaient l’Amour vivant dans sa poitrine ;

Sans doute ils eurent peur qu’en leur morne tombeau

L’archer Désir lui-même avec son clair flambeau

Ne parût, et domptant le Styx aux vagues sombres,

Ne redonnât la vie au vain peuple des Ombres.

Muse ! tu sais comment, subjugué par ses vers,

Pluton qui règne, assis près des gouffres ouverts

Et des pics trop brûlés pour que l’herbe y verdisse,

Rendit au roi chanteur la tremblante Eurydice,

Et comment, ô douleur ! vaincu par son amour

Orphée, en arrivant presque aux portes du jour

Se retourna pour voir plus tôt la bien-aimée.

Elle s’évanouit en légère fumée.

La mort couvrait de nuit son visage riant,

Et, triste, elle appelait Orphée en s’enfuyant

Vers le gouffre béant et d’où sortaient des râles,

Tendant encor vers lui ses mains froides et pâles,

Et repassant déjà le fleuve au noir limon.

Pendant sept mois entiers, sur les bords du Strymon,

Orphée en pleurs, de tous évitant les approches,

Dans les antres glacés vécut parmi les roches.

Parmi les durs frimas où fleurissent les lys

De l’âpre neige, aux bords glacés du Tanaïs

Il erra, savourant le funeste délice

De sa douleur, toujours chantant son Eurydice.

Les Ménades hurlant dans leurs terribles jeux,

L’aperçurent un jour du haut d’un mont neigeux.

Les tigres à ses pieds se couchaient pleins d’ivresse,

Et les chênes, suivant sa voix enchanteresse,

Venaient vers le divin poète en se mouvant.

L’une d’elles, sauvage et les cheveux au vent,

S’écria : Le voilà, celui qui nous méprise !

Et les cris furieux se mêlaient dans la brise,

Et le son de la flûte et le bruit des tambours

Épouvantaient la nue, et devant les Dieux sourds,

Rouges, à coups de thyrse, à coups de branches d’arbre,

Lui jetant de la terre et des rochers de marbre,

Même pour l’en frapper, dans les sillons bourbeux

Arrachant follement les cornes des grands bœufs,

Comme un farouche essaim, les Ménades hurlantes

Déchirèrent son corps avec leurs mains sanglantes,

Et leurs cris étouffaient ses plaintes et sa voix

Impuissante à charmer pour la première fois,

Car un dieu dans leurs cœurs avait mis cette fièvre,

Et l’âme du héros s’échappa de sa lèvre.

Les oiseaux, les lions, les rochers et les bois

Te pleurèrent, Orphée ! Attirée à ta voix

Si souvent, la forêt laissa comme une veuve

L’ornement de son front pour te pleurer ; le fleuve

Crût de ses pleurs ; voilant son sein de toutes parts

Avec son deuil, la nymphe eut les cheveux épars.

Le corps gît en lambeaux ; et prodige ! quand l’Hèbre

Roule avec lui la tête et la lyre célèbre,

La lyre cherche un son plaintif, qu’en expirant

La voix plaintive mêle aux plaintes du torrent.

On dit qu’en ce moment, par un instinct de mère,

Calliope sentit une douleur amère ;

Que sa voix tressaillit dans son essor vainqueur,

Et que son divin sang reflua vers son cœur.

Saluant du regard ses légères compagnes,

Elle vole dans l’air, plane sur les campagnes,

Et pâle, ses cheveux dénoués sur son flanc,

Touche enfin, mais trop tard, au rivage de sang.

Elle ne pleura pas, la mère douloureuse !

Mais regarda longtemps le flot que le flot creuse,

Et laissant retomber ses voiles, montra nu

Le chef-d’œuvre sacré de son corps inconnu.

C’en est fait, ce beau corps a roulé sous la vague,

Le fleuve soulevé pousse un murmure vague,

Fait briller son œil glauque, et, trois fois agité

De caresser dans l’ombre une divinité,

Cherche dans son transport une force nouvelle

Pour meurtrir follement cette chair immortelle.

Ivre, le vent gémit, et les arbres dans l’air

Font craquer sourdement leurs grands rameaux ; l’éclair

Enveloppe le ciel d’un sanglant crépuscule,

Et frissonnant, le jour s’épouvante et recule,

Et toute la Nature, émue en ce moment,

Jette de sa poitrine un long gémissement.

Les hommes, effrayés et baissant la paupière,

Brûlent un encens pur dans leurs temples de pierre,

Jusqu’à ce que le ciel, en essuyant ses pleurs,

Déroule avec Iris l’écharpe aux sept couleurs,

Et que l’onde calmée où ce rayon s’argente

Couvre son dos uni d’une moire changeante.

Alors, le regard trouble et la bouche en sanglots,

La Muse reparaît sur l’écume des flots,

Non telle qu’autrefois Cypris, la vierge blonde,

Jaillit dans la clarté sur l’écume de l’onde,

Mais farouche, plaintive, et sur un sein de lys

Te serrant, douce Lyre, échappée à son fils !

Puis elle alla s’asseoir aux sables du rivage,

Les yeux illuminés d’une terreur sauvage,

Les cheveux dénoués et mêlés de roseaux,

Et l’épaule bleuie à l’étreinte des eaux.

Là, pleine d’amertume en son âme qui saigne,

Et regardant les fronts que la lumière baigne,

Elle chercha des yeux le mortel assez grand

Pour tenir la cithare où pleure un souffle errant.

Mais nul n’osa prétendre à ce divin trophée

De mort et d’harmonie. Ainsi mourut Orphée,

La Lyre. Mais plus tard ce fut de son esprit

Errant dans les grands bois où l’herbe en fleur sourit,

Mais que le bûcheron frappe de sa cognée ;

Ce fut de son amour, de son âme indignée

Que naquirent tous ceux dont le chant vif et clair

S’envole dans l’orage en feu comme l’éclair

Et plane comme un aigle au sein des cieux féeriques,

Les dompteurs, les charmeurs, les poètes lyriques :

Tyrtée, Alcée en pleurs dont les vers fulgurants

Ont jeté la terreur dans l’âme des tyrans,

Et dont la sombre haine invincible et crispée

Se retrouve, ô Chénier ! sur ta tête coupée ;

Pindare que d’en haut suivent les Dieux épars,

Qui chante dans le bruit des coursiers et des chars

Et qui s’envole au but sacré tout d’une haleine !

Et toi, grande Sappho, reine de Mitylène !

Lionne que l’Amour furieux enchaîna,

Près de la mer grondante, avec son érinna,

Elle enseignait le rhythme et ses délicatesses

Au troupeau triomphal des jeunes poétesses,

Et glacée et brûlante, au bruit amer des flots

Elle mêlait des cris de rage et des sanglots.

Éros, qui nous atteins avec des flèches sûres,

De quels feux tu brûlas et de quelles blessures

Son chaste sein meurtri par le baiser du vent !

Mais comme rien ne meurt de ce qui fut vivant,

Sa colère amoureuse et de souffrance avide,

Plus tard devait dicter sa plainte au fier Ovide

Qui, choisissant l’amour, eut la meilleure part,

Et frémir dans les vers d’Horace et de Ronsard.

Mille chanteurs ont dit chez nous, riants Orphées,

Les chevaliers héros protégés par les Fées ;

Villon, ce bel enfant qui n’eut ni feu ni lieu,

A chanté sa ballade en riant comme un dieu,

Et Marot, comme un Faune escaladant la cime

Du mont sacré, baisa les lèvres de la Rime ;

L’harmonieux Ronsard fit vibrer sous ses doigts

La glorieuse lyre où sommeillent des voix,

Et joyeux, anima de son archet d’ivoire

Un Tempé souriant près de la verte Loire.

Pindare, son aïeul, lui dit les grands secrets,

Et les Nymphes baisaient son front dans les forêts.

Attirant sur ses pas, au milieu des Déesses,

Un troupeau louangeur de rois et de princesses,

Il nous rendait Properce et Tibulle et ce doux

Catulle, et ses chansons apprivoisaient des loups.

Au tiède renouveau, sous la verdure tendre

Cythérée amenait son enfant pour l’entendre.

Comme un rouge Soleil entouré d’astres d’or

Il régnait, et, charmeur d’âmes, volait encor

Le Sonnet et la rime enflammée à Pétrarque ;

Et par lui, ravissant l’inexorable Parque,

Victorieuse, comme en un festin d’amour

Le vin de pourpre emplit un vase au pur contour,

L’âme française entra dans les mètres d’Horace

Élégants et précis. Voilà comment la race

D’Orphée, ainsi qu’un vol d’abeilles au doux miel,

Arriva jusqu’à nous des profondeurs du ciel.

Mais bien avant que sur la terre émerveillée

L’Ode aux cris éclatants ne se fût réveillée,

Un homme colossal, une lyre à la main,

Se leva pour chanter un combat surhumain.

Comment dire ton nom, ton nom, géant Homère !

Qui dominas du front cette Grèce ta mère,

Et qui, roulant tout bas, spectre pâle et hagard,

Ta prunelle d’azur, sans flamme et sans regard,

Laissas couler un jour de ta main gigantesque

Toute l’Antiquité, comme une grande fresque !

Où sont tes Dieux ravis dans l’éblouissement

Et tes héros plus grands que tes grands Dieux ? Comment

Donnerai-je à mon vers une assez forte haleine

Pour chanter les héros et le chanteur d’Hélène ?

Qui t’instruisait, ô Roi ? Quels secrets épiés

T’apprirent ces mortels qui rampaient sous tes pieds ?

Qui t’avait révélé, vieux mendiant des routes,

Le ciel éblouissant et les splendides voûtes ?

Qui t’a fait voir un jour, d’un œil épouvanté,

Le maître dans sa gloire et dans sa majesté ?

N’étais-tu pas le fils d’Apollon, dieu de Sminthe,

Qui dicte à ses enfants une suave plainte ?

Ou, dieu toi-même, un jour, l’âme pleine de fiel,

Jupiter t’avait-il précipité du ciel,

Et ne cachais-tu pas, dans ton idolâtrie,

Un souvenir lointain de ta vieille patrie ?

Nul ne le sut. Tu vins, et d’un ton compassé,

Un pied sur l’avenir, l’autre sur le passé,

Tu chantas à grands flots ces créations pures,

Fleuve où s’abreuveront les cent races futures !

Tu marchais, échangeant, fier de ta pauvreté,

Quelque repas furtif pour l’immortalité,

Disant au peuple sourd à force d’insolence :

Nation, je te voue à la nuit du silence !

Pour l’immense avenir enflant ta large voix,

Mendiant, t’asseyant à la table des rois,

Et parmi les rayons, comme un essaim farouche

Les mots harmonieux murmuraient sur ta bouche.

Dans les enchantements de tes superbes vers,

Tu mis les deux splendeurs qui charment l’univers,

La Force et la Beauté sereine, et pour éclore

Ton œuvre s’éveilla dans une ardente aurore.

Le mot fatal brilla, l’autel fut consacré,

Le monde de l’idée étincela créé.

Pour la beauté d’abord tu nous donnas Hélène,

Forme terrible et pure en son manteau de laine,

Pour laquelle à jamais les hommes et les Dieux

Se livrent sans relâche un combat odieux,

Et, comme sur un mont les roches ébranlées,

S’écroulent à longs cris dans tes grandes mêlées ;

Hélène, au sort fatal qu’elle fuyait en vain,

Que Vénus réservait pour un bonheur divin,

Et qui, dès que le blond Pâris ouvrit la bouche,

Pensa voir Lyaeus, le roi libre et farouche,

Le dieu charmant, riant, jeune, en qui s’est mêlé

Le sang de Jupiter au sang de Sémélé !

Hélène qui, riant sur sa couche fatale,

Tuait dans un baiser l’Asie orientale,

Et serrant sur son sein l’enfant aux blonds cheveux,

Étouffait un empire entre ses bras nerveux !

Prophétesse en courroux, triste et fière lionne,

Comment saluas-tu la mère d’Hermione,

Lorsque endormant Pâris sur le navire ailé,

Ses chants retentissaient dans le détroit d’Hellé !

Oh ! quand tout l’avenir de carnage et de cendre

Passa comme un flambeau sur l’âme de Cassandre ;

Lorsqu’elle vit au loin, comme un jeune lion,

Achille déchirer les princes d’Ilion,

Que, le regard fixé sur toutes ces détresses,

Elle arrachait son voile et ses cheveux en tresses,

Quel frisson dut la prendre au haut de cette tour

Qui devait sur son front s’écrouler à son tour,

Et d’où ses yeux ont vu, dans l’horrible mêlée

De mille égorgements, la Guerre échevelée !

Oui, ce furent bien là des combats palpitants

Et tels qu’en avaient eu les Dieux et les Titans,

Quand ces monstres hideux, fils de la Terre énorme,

Pour élever au ciel leur phalange difforme,

Sur l’escalier fatal que leur main exhaussa

Posèrent pour degrés Pélion sur Ossa !

Quels combats et quels chocs ! Vénus et Diomède,

Phœbus, Neptune, Ulysse et Minerve à son aide ;

Hector guidé par Mars et par Bellone, Hector

Dont les chevaux ardents brisent des harnois d’or,

Et derrière eux l’Asie ardente à se répandre

De l’Axius d’argent aux rives du Méandre ;

Atride et les Ajax au carnage excités ;

La Grèce impitoyable et toutes ses cités,

Depuis Cos, où les rocs semblent de noires tombes,

Jusqu’à Thisbé, séjour aimé par les colombes !

Oh ! parle ! redis-nous de combien de héros

Les Dieux ivres d’horreur se firent les bourreaux !

Chante encore, apparais sous le deuil qui te navre,

Muse ! excite nos pleurs, montre-nous le cadavre

D’Hector, que tu suivis en tes longs désespoirs,

Balayant la poussière avec ses cheveux noirs !

Vierge, enfle tes clairons ; c’est là que tout commence,

Et rien n’eût rappelé cette Iliade immense,

Si, las de cette mer où tout poète but,

Le père des héros n’eût vers un autre but

Tourné sa poésie enivrante et pressée,

Et gardé quelque amour à sa sœur l’Odyssée,

Rêverie à plis d’or, chant limpide et vainqueur,

Dont chaque note éveille un écho dans le cœur !

Oh ! que de passions et de saintes idées

Y dorment gravement, hautes de cent coudées !

Que de drames en germe étalés sous les fleurs !

Avec quel charme on suit du sourire ou des pleurs

Ce héros qui, jouet du courroux de Neptune,

Portant de tous côtés son étrange fortune,

Va parmi les flots verts, destructeur des cités,

Braver le dur cyclope et ses atrocités,

Suivre des yeux Pallas, guerrière vengeresse,

Dormir près de Circé la brune enchanteresse,

Et s’asseoir en haillons au grand festin des rois,

Ces fils de Jupiter, dont l’éclatante voix

De leur noble origine était comme une preuve,

Et dont l’enfant lavait ses robes dans le fleuve !

Comme on prête l’oreille au chant simple et divin

Qui jaillit au repas d’une coupe de vin,

Et peint avec amour ces beautés extatiques

Rayonnant au sommet sur les ombres antiques,

Ou qui, nous démasquant les recoins de l’autel,

Fait éclater les Dieux de leur rire immortel,

Devant le filet d’or à la maille serrée

Où Vulcain près de Mars enferme Cythérée !

Odyssée ! Iliade ! ô couple ardent et fort !

Vaste dualité, fille d’un même effort !

Ô lyres à cent voix ! ô douces Philomèles !

Coupes aux flancs sculptés ! créations jumelles !

Quel homme eût jamais cru qu’un délire nouveau

Eût pu vous enfanter dans le même cerveau ?

Pourtant, marchant pieds nus dans la ronce et les pierres,

Il tenait dans ses mains les géantes guerrières,

Et jusqu’au but sacré, sans redouter l’affront,

Il porta sans pâlir ces filles de son front.

Mais quand ce créateur eut son œuvre finie,

Cet inventeur des chants, ce héros, ce génie,

Consumé par les feux d’une céleste ardeur,

S’affaissa sous le poids de sa propre grandeur,

Et, les regards fixés aux cieux, où sur leurs ailes

Ses vers avaient porté des Déesses nouvelles,

Colosse, s’endormit au revers du chemin,

Fier, souriant encore, et tenant à la main

Sa lyre de héros, plus noble que l’épée

D’Achille. Ainsi mourut Homère, l’Épopée.

Mais, ô Muse ! il revit pour jamais comme un dieu,

Dans un temple idéal ouvert sur l’azur bleu :

Nous le voyons, géant environné de gloire,

Dans la lumière, assis sur un trône d’ivoire.

Ses Filles à ses pieds, d’un geste souverain,

Tiennent encor la rame et le glaive d’airain.

Et là, Virgile avec sa longue chevelure,

Lucrèce, à l’œil épris de la grande Nature,

Le conteur de la guerre effrayante, Lucain

Portant dans sa poitrine un cœur républicain,

Dante, sombre et vêtu de sa robe écarlate,

Tasse, Arioste enfant qui nous berce et nous flatte,

Camoëns tout mouillé par le flot de la mer,

Milton qui se souvient du ciel et de l’enfer,

Ô Muse ! tous ces rois, tous ces conteurs épiques,

Nés pour chanter les chocs des glaives et des piques,

Tous ces grands inspirés qui, même privés d’yeux,

Plongent dans l’insondable éther, et voient les Dieux

Et leurs palais qui dans la lumière se dorent,

Veillent, silencieux, près d’Homère et l’adorent ;

Car ils sont tous les fils de son glorieux sang.

Ils sont même sortis de son robuste flanc,

Ceux-là qui, vendangeurs aux doigts tachés de lie,

Ont suivi Melpomène, ou la brune Thalie

Dont on craint le regard charmant et meurtrier :

Eschyle au vaste front couvert du noir laurier,

Dont le Mède a connu la bravoure intrépide,

Sophocle, et le charmeur des femmes, Euripide,

Et cet Aristophane irritable, au grand cœur,

Dont la colère chante avec les voix du chœur,

Ménandre, Plaute esclave, et le sage Térence,

Le vieux Corneille, honneur éternel de la France,

Et Racine qui prend les âmes, et Regnard,

Et La Fontaine encor sans égal dans son art,

Qui, dans son Iliade ingénue et subtile,

Fait du renard Thersite et du lion Achille.

Tous adorent Homère et vers lui sont venus

Par le hardi chemin qu’ont touché ses pieds nus.

S’ils n’ont pas, comme lui, des cimes escarpées

Précipité le flot des larges épopées,

C’est que l’homme enfermé dans les champs et les murs,

Toujours courbé vers l’or ou vers les épis mûrs,

Et n’ayant plus d’amour pour les collines veuves,

Se trouva trop petit pour boire à ces grands fleuves.

Alors pour nous fixer au monde où nous passions,

Vint le Drame vivant qui peint les passions,

Et sa riante sœur, la folle Comédie,

Qui jette sur nos murs la satire hardie.

Un masque sur le front, effroyable ou rieur,

Des chercheurs, attirés par l’homme intérieur,

Avec le dur scalpel vinrent déchirer l’âme

Et l’éclairer tremblante à leurs torches de flamme,

Soulevèrent du doigt l’enveloppe qui ment,

Surprirent le secret de chaque mouvement,

Et léguant devant tous leur étude profonde

À la postérité, cette voix qui féconde,

Chantèrent au soleil, harmonieux Memnons.

Mais par-dessus leurs voix et par-dessus leurs noms

Rayonnent sur la scène où leur souffle respire,

Le justicier Molière et le divin Shakespeare !

Deux sages, deux voyants brûlés du même feu,

Et qui sur notre monde ont laissé pour adieu

Mille créations palpitantes d’extases,

Dont le sein est vêtu de rêves et de gazes,

Et qui, sur notre ennui, du haut de leur ciel pur,

Jettent de longs regards d’incendie et d’azur.

Oh ! le bon sens joyeux et brutal de Molière !

Ce dilemme subtil, acharné comme un lierre,

Cette franche tirade ou bien ces mots si courts,

Étincelles d’esprit qui charmèrent les cours,

Oh ! qui nous les rendra ? Quand donc, pleins de querelles,

Reverrons-nous gonfler ces charmants Sganarelles

Dont l’honneur outragé crève comme un ballon ?

Quand roucoulerez-vous, ô reines de salon !

Ces madrigaux ouvrés et ces fadaises tendres

Qu’improvisaient pour vous de précieux Clitandres ?

Quand donc les Vadius avec leurs Trissotins

Viendront-ils débiter leurs supplices latins

Aux tout petits pieds blancs de nos Muses, dont mainte

Laisse derrière soi Bélise et Philaminte !

Hélas ! chaque Henriette aujourd’hui sait le grec !

Et toi, qui regardais les bavards d’un il sec,

Alceste soucieux, Céladon misanthrope,

Qui vers ton cher soleil, comme l’héliotrope,

Tournes tes yeux ardents, reviendras-tu des bois

Pour gourmander un peu notre monde aux abois !

Ces Jourdains lamés d’or et ces Josses orfèvres,

Comme ils nous manquent tous avec leur rire aux lèvres !

Comment nous laissent-ils, ces amis ? et comment

Nous sommes-nous passés de ce troupeau charmant ?

Oh ! comme ils savent tous des façons bien apprises !

Comme ils mènent à bout leurs folles entreprises !

Comme tous ces maris, bouffons dont vous riez,

Sont bien aux yeux de tous triplement mariés !

Et comme ce marquis, bel ourdisseur de trames,

Qui leur vole à plaisir leurs filles et leurs femmes,

Est un charmant vaurien dont un regard séduit

Magiquement, la jeune Agnès dans son réduit !

Il s’appelle Damis, Horace ou bien Valère ;

Il est tendre et charmant jusque dans sa colère ;

Il est fait comme un dieu, rose comme un enfant,

S’avance avec un air superbe et triomphant,

Et passe, d’une main la plus blanche du monde,

Son peigne dentelé dans sa perruque blonde.

Aussi les fleurs de cour, aux yeux extravagants,

Laissent-elles tomber leurs cœurs avec leurs gants

Devant ce dédaigneux, qui se baisse à grand’peine

Pour ramasser à terre une âme toute pleine !

Et c’est justice, au fait, car ses rubans sont lourds

Et parent follement son habit de velours ;

Ses canons précieux sont du plus grand volume,

Et son chapeau lissé disparaît sous la plume.

De plus, il sait jeter son or à pleines mains,

Et d’un large mépris couvre tous les humains.

Après tout, les Orgons et les pères Gérontes

Ont le tort d’être laids comme l’ogre des contes,

De garder leurs écus comme des Harpagons,

D’être vêtus de noir et de sortir des gonds,

Au lieu de chantonner ces paroles magiques

Dont rêvent les Agnès comme les Angéliques.

Puis, comment laissent-ils auprès de leurs trésors,

Eux qui, Dieu sait pourquoi, sont si souvent dehors,

Ces soubrettes d’esprit aux gorges découvertes,

Dont la robe et la main à chacun sont ouvertes,

Et qui, tout en jouant aux vieux de si bons tours,

Veillent folâtrement sur le nid des Amours ?

Filles de bon conseil, retorses comme un juge,

Promptes à la réplique ainsi qu’au subterfuge,

Vous faites bien pendant à ces dignes Scapins

Dans leurs manteaux d’azur que Watteau nous a peints !

Heureusement votre âme est encore assez probe

Pour démasquer Tartuffe, un allongeur de robe,

Qui cache à tout propos son cœur licencieux

Sous le manteau divin de l’église et des cieux,

Et qui, tout en parlant de l’enfer lamentable,

Pousse pieusement Elmire sur la table ;

Tartuffe, ce penseur aux lèvres de rubis

Que nous trouvons partout et sous tous les habits ;

Qui tâte des deux mains en profond philosophe,

Le désir sous les mots, la chair avec l’étoffe,

Et dans ce monde étrange où le mal est tyran

Serait leur maître à tous, s’ils n’avaient pas don Juan !

C’est le roi, celui-là ! c’est le roi, faites place !

Regardez ! c’est don Juan qui porte un cœur de glace,

Qui, tenant dans sa main le magique rameau,

Corrompt la grande dame et l’enfant du hameau,

Raille, sans essuyer le sang après sa manche,

Son père en cheveux blancs, après monsieur Dimanche,

Et qui, par les replis d’un labeur sombre et lent,

Jusqu’à l’hypocrisie a poussé le talent !

C’est don Juan qui, debout devant l’homme de pierre,

A subi ses regards sans baisser la paupière,

Et qui tenait si bien sa coupe entre ses doigts

Que son cœur et sa main n’ont tremblé qu’une fois !

Ô spectacle éternel ! ô fiction mouvante,

Qui par sa vérité nous glace d’épouvante !

Quand le divin Molière, une lampe à la main,

Éclaira devant tous les plis du cœur humain,

Les peuples, ignorant si le bouffon qu’on vante

Suscitait devant eux la Sagesse vivante,

Applaudissaient déjà ses grotesques portraits,

Sur les passants du jour copiés traits pour traits.

Car ils sont bien réels tous, avec leur folie !

Ces types surhumains costumés par Thalie

Ont une passion sous leur rire moqueur ;

Sous leurs habits de soie on sent frémir un cœur.

S’ils incarnent l’Amour, la Fourbe ou l’Avarice,

Ils sont hommes aussi, la terre est leur nourrice !

Leur langage profond, dont chacun a la clé,

Est un clavier superbe ; et rien n’eût égalé

Ce théâtre vivant qui frissonne et respire,

Si Dieu n’eût allumé l’autre flambeau : Shakespeare !

Dans le monde réel plein d’ombre et de rayons,

Tout ce qui nous sourit, tout ce que nous voyons,

Les cieux d’azur, les mers, ces immensités pleines,

La fleur qui brode un point sur le manteau des plaines,

Les nénuphars penchés et les pâles roseaux

Qui disent leur chant sombre au murmure des eaux,

Le chêne gigantesque et l’humide oseraie

Qui trace sur le sol comme une longue raie,

L’aigle énorme et l’oiseau qui chante à son réveil,

Tout revit et palpite aux baisers du soleil.

C’est de lui qu’ici-bas toute splendeur émane ;

C’est lui qui répandant la clarté diaphane,

Charme le tendre lys comme le jeune aiglon,

En secouant au loin ses cheveux d’Apollon.

De même, dans ce monde aux choses incertaines,

Où la voix du poète est le bruit des fontaines,

Où les vers éblouis sont la brise et les fleurs,

Les rires des rayons, les diamants des pleurs,

Toute création à laquelle on aspire,

Tout rêve, toute chose, émanent de Shakespeare.

Shakespeare, ce penseur ! ombre ! océan ! éclair !

Abîme comme Goethe ! âme comme Schiller !

Or pur dont la splendeur s’éveille dans la flamme !

Œil ouvert gravement sur la nature et l’âme

Phare qui, pour guider les pâles matelots,

Rayonne dans la nuit sur des alpes de flots !

Mille autres avant lui, farouches statuaires,

Ont tourmenté l’argile au fond des sanctuaires

Sans avoir entendu le mot essentiel,

Et voulaient dans leurs mains prendre le feu du ciel ;

Mille autres ont chanté, mais devant le prestige

De leur création, ils ont eu le vertige ;

Sur eux, comme une houle, a passé l’univers ;

À peine si leurs noms surnagent sur leurs vers

Mais la grande pensée atteint avec son aile

Une aire énorme au haut d’une cime éternelle,

D’où ses mille rayons au monde épouvanté

Jettent l’intelligence et la fécondité.

Le sang qui de son cœur s’écoule comme une onde,

A jeté son reflet de pourpre sur le monde.

Ainsi de ce sommet grandiose où nos yeux

Voient flamboyer son front à mi-chemin des cieux,

Shakespeare sur la terre a semé des poètes,

Ceux-ci remplis d’amour, et ceux-là de tempêtes.

Tout rêve, tout héros, vêtu de pourpre ou nu,

Dans sa vaste pensée est au fond contenu ;

Ainsi que Charlemagne il a tenu le globe,

Et pourrait emporter dans les plis de sa robe,

Avec leur pauvre lyre et leurs grands piédestaux,

Nos géants d’aujourd’hui drapés dans leurs manteaux.

Et s’il faisait un jour comparaître à sa barre

Les courtisans musqués de sa Muse barbare,

Comme de Henri quatre au sombre Richard trois,

Ses rois démasqueraient des fantômes de rois !

Eux seuls savent porter le sceptre et la couronne ;

Car il les portait bien, celui qui les leur donne,

Lui qui, les yeux remplis d’éclairs, et non content

De fouler sous ses pas un royaume éclatant,

S’élevait au-dessus de notre fange immonde,

Et dans un pays d’or se refaisait un monde !

Lui, créateur, à qui, sans craindre son effroi,

Dieu lui-même avait dit : Macbeth, tu seras roi !

Oh ! comme en se penchant sur cet univers sombre,

Où fourmillent ses fils et ses peuples sans nombre,

L’œil se baisse aussitôt et se ferme, ébloui

D’avoir vu rayonner dans cet antre inouï

Tant d’âmes de héros et tant de cœurs de femme,

Déchirés et tordus par l’orage du drame !

Qui pourrait s’empêcher de craindre et de pâlir

Avec Cordélia, la fille du roi Lear,

Adorant, fille tendre, ainsi qu’une Antigone,

Son père en cheveux blancs, sans trône et sans couronne,

Parfum des derniers jours, pauvre Cordélia,

Seul et dernier trésor du roi qui l’oublia !

Qui, répétant tout bas les chansons d’Ophélie,

Ne retrouve des pleurs pour sa douce folie ?

Qui dans son cœur éteint n’entend sourdre un écho,

Et n’aime Juliette écoutant Roméo ?

Comme ces deux enfants, ces deux âmes jumelles

Que le premier amour caresse de ses ailes,

Aspirent en un jour tout un bonheur divin,

Et meurent, enivrés de ce généreux vin !

Juliette n’a pas quatorze ans ; c’est une âme

Enfantine, où l’amour brûle comme une flamme ;

Elle vient au balcon mêler dans chaque bruit

Les soupirs de son rêve aux cent voix de la nuit,

Si belle qu’on croirait sur son front diaphane

Voir le vivant rayon de la nymphe Diane,

Et le cœur si naïf qu’en ce calice ouvert

Le zéphyr qui murmure au sein de l’arbre vert

Apporte des serments pleins d’une douce joie !

C’est lui ! c’est Roméo ! Sur son pourpoint de soie

La nuit pâle et jalouse a répandu ses pleurs :

Il a sur son chemin écrasé mille fleurs,

Il a par des endroits hérissés, impossibles,

Franchi facilement des murs inaccessibles ;

Il lui faudra braver, pour sortir du palais,

Mille cris, les poignards de tous les Capulets !

Qu’importe à Roméo ? c’est pour voir Juliette !

Juliette sa sœur, pauvre amante inquiète

Qui dans cette heure douce où Phoebé resplendit,

Le rappelle cent fois et n’a jamais tout dit ;

Et qui, trop pauvre alors, pour pouvoir encor rendre

Son cœur à Roméo, l’aurait voulu reprendre !

Oh ! lorsque tes cheveux aux magiques reflets

Inondent ton beau cou, fille des Capulets !

Quand on a vu pendant cette nuit enchantée

Rayonner ton front blanc sous la lune argentée !

Et toi, qu’à ton destin le ciel abandonna,

Toi qui nous fais pleurer, belle Desdemona,

Toi qui ne croyais pas, pauvre ange aux blanches ailes,

Qu’on pût voir parmi nous des amours infidèles,

Desdemona candide, ange qui va mourir,

Quand on a dans son cœur entendu ton soupir

Et ce que tu chantais en attendant le More :

La pauvre âme qui pleure au pied du sycomore !

Quand on connaît vos surs, ces anges gracieux,

évoqués une nuit de l’enfer ou des cieux,

Miranda, Cléopâtre, Imogène, Ophélie,

Ces rêves éthérés que le même amour lie !

Quelle femme ici-bas ferait vibrer encor

Le cœur extasié par vos cithares d’or ?

Mais ce qui le ravit dans une molle ivresse,

C’est ce théâtre bleu fait pour notre paresse,

D’où, comme le bon sens, la grave histoire a fui,

Et laisse le rêveur chanter son chant pour lui.

On n’y mesure pas les poisons à la pinte ;

Sans quinquets enfumés, ni ciel de toile peinte,

Mille gens plus pimpants qu’un sonnet de Ronsard,

En faisant des bons mots s’y croisent au hasard.

Là, des ruisseaux d’argent, dans des pays quelconques,

Versent leurs diamants aux marbres de leurs conques,

Des arabesques d’or se brodent sur les cieux ;

Les arbres sont d’un vert qui ferait mal aux yeux ;

Tout est très surprenant sans causer de surprises,

Et dans tout ce soleil on est baigné de brises.

Les héros vont partout sans y porter leurs pas,

Ne sont d’aucune époque et ne demeurent pas.

Les bouffons sont hardis comme des philosophes ;

Les femmes ont au corps les plus riches étoffes,

Des robes de brocart, de saphirs et d’oiseaux,

Souples comme une vague ou comme les roseaux ;

Des mantelets aurore ou bien couleur de lune

Jettent mille reflets sur leur épaule brune,

Avec mille bijoux, plumages et colliers.

Parfois sous de riants habits de cavaliers,

Égrenant sur leurs pas de folles épigrammes,

Elles courent les champs, enamourent les femmes,

Ont un beau nom de page, et vont prendre le frais

Avec leurs diamants dans de petits coffrets.

Des Céladons rimeurs, amants d’une égérie,

En habit de satin font de la bergerie,

Sont en grand désespoir, et, couchés sur le dos,

Regardent le soleil en faisant des rondeaux.

Mais la belle est un peu tigresse, et désappointe

Le concetti final, au moyen d’une pointe.

Les amoureux, gens nés, prennent bien leurs revers,

Parlent en prose, à moins qu’ils ne disent des vers,

Et ne s’empressent pas vers leur épithalame,

Sachant qu’Hymenaeus, au dénoûment du drame

Viendra tout arranger avec ses vieux flambeaux.

Mais, pour servir de fleurs ils ont des madrigaux

Et les fichent après un arbre, qui s’empresse

De les faire tenir sans faute à leur adresse.

Dans des chars blonds, formés d’une écorce de noix

Et de fils d’araignée en guise de harnois,

On voit passer au loin de gracieuses fées

Qui chantent au soleil, bizarrement coiffées.

Les Ariels ont tous deux sexes ; les lézards

Savent la pantomime et cultivent les arts.

Des gens à tête d’âne arrivent, quoi qu’on die,

Devant des seigneurs grecs jouer leur tragédie,

Où l’homme avec un chien représente Phoebé

Dans les tristes amours de Pyrame et Thisbé.

Leur tragédie est bête à soulever la bile :

Mais lion et Phoebé, tout semble tant habile,

Qu’on leur dit : Bien lui, Lune ! et : Bien rugi, Lion !

Le père Anchise arrive avec le galion

Pour reconnaître exprès à la fin, chose due,

Sa fille Perdita, c’est-à-dire perdue.

Au lieu d’avoir des noms anglais, turcs ou romains,

Tous ont des noms charmants pour courir les chemins :

Mercutio, Célie, Orlando, Rosalinde,

Parolles, Pandarus, Corin, Sylvio ! L’Inde

Où l’on passe un flot rose en jonque de bambous,

Tandis que recueillis, seuls comme des hibous,

Des hommes fort dévots font saigner leur échine ;

L’Eldorado, Kiou-Siou, Kounashir, et la Chine

Qui sur sa porcelaine a des pays d’azur,

N’ont rien de plus riant, de plus bleu, de plus pur

Que ce rêve, où parfois la rose Fantaisie

Près du chêne Saxon jette les fleurs d’Asie.

C’est un monde limpide où dorment en riant

Les mystères du Nord aux clartés d’Orient,

Où près des flots d’argent brillent dans les prairies

Des plantes d’émeraude aux fleurs de pierreries,

Où des bouvreuils jaseurs, pour payer leur écot,

Vocalisent, perchés sur un coquelicot !

C’est comme notre amour qui parlerait, ou comme

Un chant qui redirait ce qui chante dans l’homme ;

C’est comme un zéphyr calme, ou comme un sylphe ailé

Qui caresserait l’âme. Et rien n’eût égalé

Ce beau théâtre empli d’une âme singulière,

Si nous n’avions pas eu l’autre flambeau : Molière !

Car leur Muse à tous deux était la même enfant,

Jetant au ridicule un regard triomphant,

Ayant la liberté d’une fille espagnole,

Un éclair dans les yeux comme dans la parole,

Pourtant fière et naïve, et trouvant quelquefois

Un mot mystérieux et voilé dans sa voix,

Comme en leur soleil d’or l’Armorique ou l’Irlande

Ont des brouillards pensifs couchés sur une lande.

Elle qui, le sein nu, par les coteaux voisins,

Tordait sur ses cheveux la vigne et les raisins,

à présent soucieuse au désert où nous sommes,

Car tout son avenir était dans ces deux hommes,

Gémissait de les voir, par un effort uni,

S’user à découvrir le problème infini.

Car la science offerte aux cœurs des foules vaines

Est comme le sang pur échappé de nos veines,

Et ceux qui sur la scène ont répandu la leur,

En gardent pour toujours une étrange pâleur.

Quand tous deux effaçaient, délaissant leur royaume,

Lui le rouge d’Argan, lui le fard du fantôme,

Dieu savait chaque jour par quel changement prompt

Une ride nouvelle illuminait leur front.

Et la Muse pleurait sur leur métamorphose,

Elle essuyait ses pleurs de sa basquine rose,

Et voulait soutenir avec sa faible main

Ces Atlas accablés d’un univers humain.

Puis enfin, las un jour de leur tâche première,

Grands astres consumés par leur propre lumière,

Ils moururent devant les peuples étonnés,

Debout comme il convient aux hommes couronnés !

Alors ce fut sur nous comme une nuit étrange,

Où nul rayon d’en haut ne dora notre fange,

Où rien ne traversa le murmure profond

Que soulève l’idée et que les choses font.

Seulement, au lointain, sur les vertes collines,

On entendait gémir dans les brises divines

Un mélange confus de sanglots et de voix.

C’était le cri plaintif des Muses d’autrefois,

Exhalé, frémissant d’une douleur amère,

Sur la lyre d’Orphée et la lyre d’Homère !

Et leur plus jeune sœur, cet ange des amours,

Qui des plus pâles nuits jadis faisait des jours,

Qui du poète aux rois étendait son empire,

Cette sœur de Molière, amante de Shakespeare,

Racontait sa détresse au chœur aérien.

Qui me consolera ? disait-elle, mais rien

Ne répondait encore à ses paroles vaines.

Son sang libre et jaloux gonflait partout ses veines,

Mais dans la nuit profonde où sommeillait la foi,

Nul flambeau ne disait à l’homme : Lève-toi !

Et comme les débris de cette antique Egypte,

Où, dans leur pyramide ou leur obscure crypte,

Dorment les Sésostris auprès des Néchaos,

Notre art, monde autrefois, redevenait chaos.

Puis, après bien longtemps, lorsque sur des idées

Mortes en germe avant qu’on les eût fécondées,

Les sons, comme des flots qui tourmentent leurs quais,

Se furent bien longtemps dans l’ombre entrechoqués,

Le peuple vit soudain rayonner sur sa face

Un point resplendissant de lumière vivace.

Et comme on demandait quel était ce flambeau

Qui jetait sur la nuit un prestige si beau,

Les plus sages ont vu que c’était l’auréole

Au front du jeune enfant marqué pour la parole,

Comme furent jadis les hommes de Sion,

Et venu pour grandir sa génération.

Ce n’était qu’un enfant. L’airain aux Feuillantines

L’avait bercé jadis de ses voix argentines :

Dans un jardin antique ombragé comme un bois,

La Nature, qui parle avec ses mille voix,

Lui disait chaque jour le secret grandiose.

Ivre de chants, de fleurs et de parfums de rose,

Il complétait son âme, oubliant, oublié,

Par un passé de gloire à l’avenir lié,

Méditant sans effort pour sa pensée agile

Virgile par les champs et les champs par Virgile ;

Dans son cœur inspiré, mais grave et sérieux,

Cherchant déjà le sens des bruits mystérieux,

Aux lauriers paternels, aux doux baisers de mère,

Comprenant les deux mots que lui disait Homère,

La Grandeur et l’Amour, et de mille rayons

Enveloppant déjà tout ce que nous voyons.

Dans son rêve, planant au loin sur les rivages,

Il aperçut, auprès des Bacchantes sauvages,

S’acharnant sur leur proie ainsi que des bourreaux,

Le fleuve ensanglanté par le chaste héros.

Puis, y voyant gémir sur leur divin trophée

Les surs de l’Harmonie et la mère d’Orphée,

Il regarda le monde, et, sachant dans son cœur

Les secrets oubliés du lyrisme vainqueur,

S’écria, plein déjà du céleste délire :

Je serai l’Harmonie et je serai la Lyre !

Et, sans faiblir après sous ce sublime effort,

Il dit aux fronts courbés, se sentant assez fort

Pour ourdir à son tour quelque sublime trame :

Je serai l’Épopée et je serai le Drame !

Il se leva sur nous. Et l’homme triomphant

Tint si bien ce qu’au monde avait promis l’enfant,

Que le vieillard pensif dont la jeune Amérique

Se souviendra, lui dit d’une voix homérique :

Vous êtes l’avenir et je suis le passé !

Et que, dernier de tous, il a tout surpassé.

Lui seul, faisant saillir dans tout problème sombre

L’ombre par le rayon et le rayon par l’ombre,

A fait briller à flots sur nos illusions

L’immuable clarté faite de trois rayons,

Trinité solennelle à nos yeux apparue,

Triple aspect du foyer, du champ et de la rue.

Le foyer ! oasis aux souvenirs anciens,

Où dans la solitude on est tout pour les siens,

Sanctuaire où l’on sent comme il est bon de vivre

La tête dans les mains et les yeux dans un livre !

Là tout est doux, charmant, simple et mystérieux :

C’est l’épouse qui suit votre rêve des yeux,

Ce sont les beaux enfants pleins d’avenir, aux lèvres

Rouges comme les fleurs des vases de vieux Sèvres ;

Et la vierge étonnée, en son cœur ingénu,

De voir son front si pur, et si blanc son bras nu ;

Puis c’est un vieil ami qui cause de Tacite,

Qui lit à cœur ouvert dans Virgile qu’il cite,

Et dont les souvenirs, d’âge en âge espacés,

Vous reportent, jeune homme, à vos plaisirs passés.

Foyer, doux manteau d’ombre ! ô naïve peinture

Flamande, que chacun refera ! la nature

A-t-elle plus que toi d’harmonie et de chants ?

Qui pourrait t’égaler, sinon l’air et les champs ?

Car les champs sont aussi le grand poème, et comme

Un livre écrit par Dieu pour l’extase de l’homme.

C’est là que chaque lèvre, allant chercher son miel,

Boit, abeille, les fleurs, et, poète, le ciel !

C’est là qu’un doux zéphyr fait frissonner la lyre,

Et que le mot s’écrit pour ceux qui savent lire ;

Ce sont des ruisseaux d’or, de larges horizons,

Des fruits divers donnés à toutes les saisons,

Des cascades, des fleurs, de grandes voûtes d’arbres,

Des cailloux anguleux plus brillants que des marbres,

Des oiseaux garrulants qui s’envolent troublés,

De gais coquelicots qui dansent dans les blés,

Des lacs aux flots unis où, sans cesse jetée,

La lumière dessine une moire argentée,

Des cieux pleins de blasons qui paradent au loin,

Et de vagues parfums qui s’exhalent du foin !

Et sur ce beau décor, un chœur immense, un monde :

La verte demoiselle avec l’insecte immonde,

Le corbeau velouté, les bœufs aux larges reins,

Cherchant leurs Brascassats ou leurs Claudes Lorrains !

Chacun marche en sa voie. Au fond de la prairie

La génisse au flanc roux court dans l’herbe fleurie,

Les oiseaux attentifs portent au fond du nid

La mousse dérobée aux angles du granit,

L’insecte fait son trou, la verte demoiselle

Se mire dans le flot scintillant qui ruisselle,

Et dans une clarté l’épi s’ouvre au soleil.

Chacun cherche son but dès le premier réveil :

La fourmi son brin d’herbe, et l’homme sa charrue.

Et comme aux champs, hélas ! chaque homme dans la rue

Doit labourer l’argile, et dans un tourbillon

Remplir encor sa tâche et creuser son sillon,

Et, sans devancer l’heure où la moisson commence,

Disputer aux oiseaux du ciel, herbe ou semence,

Les grains qui deviendront épis. Tout penseur doit

Désigner le vrai but, et le montrant du doigt,

Protéger tour à tour les peuples qu’on enchaîne,

Et le bon Roi, souvent insulté sous le chêne !

Cerveau lumineux, cœur où déborde l’amour,

Il doit, leur prodiguant sa pitié tour à tour,

Au milieu des abus toujours prêts à nous mordre,

Conserver et grandir la liberté par l’ordre,

Pour rajeunir sans cesse et pour purifier

L’atmosphère du champ et celle du foyer.

Triple aspect du foyer, du champ et de la rue,

Ô trilogie énorme avec le temps accrue,

Pour dégager de toi la tranquille clarté,

Il fallait un penseur qui, de tous écarté,

Reçut, seul entre tous, de la muse d’Homère

La royauté, nectar qui fait la coupe amère !

Aussi la Muse eut-elle un regard triomphant

Lorsque, sur le berceau divin de cet enfant,

Elle vit, consolée enfin de son désastre,

La flamme de l’esprit s’allumer comme un astre !

Si bien que cet enfant, ce rêveur radieux,

Calme, indulgent et fort comme les demi-dieux,

Ce grand porte-lumière, élu dès sa naissance,

L’illumina plus tard de sa reconnaissance ;

Et sentant ce jour-là tous les peuples divers

Assez grands pour la voir avec leurs yeux ouverts,

Il la leur montra, belle, ingénue et sans voiles,

Ayant sur ses bras nus la blancheur des étoiles,

Et dans la coupe, où luit l’éclair d’un diamant,

Buvant le vin de pourpre avec son jeune amant !

Le beau printemps vermeil les salue et les fête,

Et, comme un chœur sublime, autour de ce poète

En qui revit l’orgueil des temps évanouis,

Des poètes nouveaux se pressent éblouis.

Les voilà. Ce sont eux, les héros qui délivrent !

J’entends leurs cris d’amour et leurs voix qui m’enivrent,

Et, dans la route sûre où je suivrai leurs pas,

Je vois tous ces vainqueurs de l’ombre et du trépas.

Byron n’est plus ; il dort dans la gloire suprême,

Fier, adoré, superbe, et la Muse elle-même,

De son âme brisée emportant le meilleur,

Baisa le pâle front de ce don Juan railleur.

Lamartine aux beaux yeux, qui charme et qui soupire,

Près du lac frissonnant chante encor son Elvire ;

Les deux Deschamps, brisant la maille et les réseaux,

S’élancent dans l’air libre ainsi que des oiseaux ;

Sainte-Beuve revoit ses maux et nous les conte ;

Vigny, doux et hautain, sous son manteau de comte

Garde pieusement notre orgueil indompté ;

Musset, les yeux brûlants, pâle de volupté,

Sent dans son cœur brisé naître la poésie ;

Barbier rugit ; Moreau célèbre sa Voulzie ;

En Valmore Sappho s’éveille et chante encor ;

Delphine, sa rivale, en ses longs cheveux d’or

Triomphe, poétesse à la toison vermeille ;

Laprade s’est penché sur Psyché qui sommeille ;

Méry taille et sertit, merveilleux joaillier,

Les rubis indiens en un rouge collier ;

Brizeux nous a rendu les fiers accents du Celte ;

Sous ses longs cheveux noirs, beau rhapsode au corps svelte,

Gautier, pensif et doux, qui semble un jeune dieu,

Réfléchit l’univers dans sa prunelle en feu,

Et quand Heine, d’un vers joyeux et plein de haine,

Perce les serpents vils de la Bêtise humaine,

On croit voir sur la fange et dans l’impur vallon

Pleuvoir les flèches d’or de son père Apollon.

Nos horizons lointains de clarté se revêtent,

L’air vibre, et c’est ainsi que ces lyriques jettent

Aux quatre vents du ciel leurs chants nobles et purs ;

Et la Muse les guide aux prodiges futurs,

Et mûrit lentement leur œuvre qu’elle achève,

Sage, car elle sait ; jeune, car elle rêve !

Son jour se lève bleu. Sur ses bras assouplis

Flotte un voile pourpré. Les temps sont accomplis.

Ô Déesse, âme, esprit, clarté, Muse nouvelle,

Qui renais du passé plus farouche et plus belle,

Toi qui mènes aussi tes enfants par la main,

Charmeresse au grand cœur, montre-moi le chemin !

Janvier 1842.

Théodore de Banville

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