L’Âme de Célio

Théodore de Banville
par Théodore de Banville
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Ce calme Célio, ce fils de la Chimère

Qui passa comme un rêve, et qu’on pleure aujourd’hui,

Ce jeune homme pensif, beau comme un dieu d’Homère,

Je l’ai connu ; je veux parler encor de lui.
Mais parmi nous, d’ailleurs, son image est vivante !

Terrible, et secouant dans l’air un feu subtil,

Sa lourde chevelure inspirait l’épouvante,

Et sa bouche, ô douceur ! charmait le mois d’avril.
Poète, comme il fut adoré dès ce monde !

Oh ! que de fois, songeant à nous, il déroula

Du bout de ses doigts fins l’or d’une tresse blonde,

Sans savoir qu’à ses pieds une femme était là !
Adoré ! tout l’aimait dans sa grâce première.

Pourtant l’âme féroce et lâche de Don Juan

N’habita point ce corps pétri dans la lumière

Que berçaient les sanglots du sauvage Océan !
Non, pour voir jusqu’à lui de pâles favorites

Lever l’œil extatique et voilé du martyr,

Il n’avait pas versé de larmes hypocrites,

Et jamais Célio n’eut besoin de mentir.
Car la séduction émanait de son être,

Comme du diamant le rayon étoilé.

Il n’avait qu’à venir pour dominer en maître ;

Sa voix persuadait avant d’avoir parlé.
Oh ! savez-vous combien de femmes que dévore

Même à présent son nom, traînant de longs ennuis,

Le murmuraient aux soirs, et criaient à l’aurore :

Je l’aime ! et se plaignaient aux haleines des nuits !
Et les vierges en fleur, troupe folle et timide,

Honteuses de sentir frissonner leurs bras nus,

Le suivaient dans le bal d’un long regard humide,

Et, blanches, étouffaient leurs soupirs ingénus.
Mais ce ne fut pas lui, cet amant des orages,

Qui put se réjouir à voir couler des pleurs,

Ou qui suivit la gloire et ses fuyants mirages.

Avenir, avenir, son âme était ailleurs !
Que disait-il aux bois, quand, sous leur sombre voûte,

Il écoutait, caché dans le feuillage noir,

L’eau céleste filtrer et pleurer goutte à goutte,

Délicieusement, comme son désespoir ?
Car il fut un vrai fils des antiques Orphées,

Et la création l’accueillait en ami

Dans la clairière obscure et près des sources fées

Où brille le serpent, sur le sable endormi.
Que disait-il, penché sur le flot des fontaines,

Aux fleurettes de l’herbe, aux nids dans les roseaux,

Quand d’une voix si tendre il leur contait ses peines,

Lui qui savait aussi la langue des oiseaux ?
Ou bien, avec l’aurore il fuyait dans la brume,

Farouche et, comme l’Ange horrible du trépas,

Monté sur un cheval effaré, blanc d’écume,

Qu’il faisait obéir en lui parlant tout bas.
Mais il aima surtout cette consolatrice,

La Nuit, la grande Nuit qui, dans ses cheveux bruns,

De nos seins déchirés baise la cicatrice,

Et berce nos tourments au milieu des parfums ;
La Nuit et ses lueurs de diamant, froissées

Par l’aube, dont l’opale éclate au front du ciel,

Et le frissonnement des étoiles glacées

Qui guérit les transports de nos cœurs pleins de fiel.
Il contemplait, de l’ombre où nos larmes tarissent,

Dans le jardin de joie à nos pas défendu,

Ces guirlandes, ces lys de clarté qui fleurissent,

Et leur parlait alors, de douleur éperdu !
Il leur disait, noyé dans les horreurs du gouffre

Que l’insondable azur suspend sur notre effroi :

Ô constellations, vous voyez que je souffre,

Flambeaux de l’éther vaste, ayez pitié de moi !
Et les hommes, voyant ce beau porteur de lyre

N’avoir pour seuls amis que les astres des cieux,

Dans lesquels ses regards pénétrants savaient lire,

Voulaient prendre en pitié son cœur silencieux.
Oh ! disaient-ils, songeur caressé par les flammes,

La beauté resplendit sur ton visage altier

Baigné par des flots d’or, enchantement des âmes,

Et ta lèvre est pareille aux fleurs de l’églantier.
Quand tu lèves tes yeux à la clarté fidèles,

Dans tes prunelles d’or l’éclair semble jaillir ;

Les vierges de seize ans, quand tu passes près d’elles,

Sentent leur voix s’éteindre et leur sang tressaillir.
La vertu dédaigneuse et la pudeur farouche

Se changent pour toi seul en désirs embrasés ;

Tu charmes l’innocence elle-même, et ta bouche

Est comme un seuil divin meurtri par les baisers.
Comme un Dieu triomphant tu parus dans la vie,

Dont ta pensée agile a déjà fait le tour ;

Mais qui pourrait remplir ton âme inassouvie,

Sinon le flot immense et clair d’un seul amour ?
Ah ! sans doute, bel Ange effrayé de ton rêve,

Tu chercheras bientôt la fraîcheur du matin,

Et tu te guériras des voluptés sans trêve

Près d’une blonde épouse au regard enfantin.
Ainsi qu’un matelot fatigué des tourmentes,

Et las de voir toujours le gouffre tournoyer,

Tu renaîtras alors, et loin de tes amantes

Tu connaîtras enfin la douceur du foyer.
Tels ils parlaient ; mais lui, bercé par la musique

Suave qu’il écoute au fond du ciel obscur,

Répondait lentement de sa voix héroïque,

Dont la sérénité fait songer à l’azur :
Oui, le calme plairait à ma fierté jalouse,

Et j’aspire en silence à l’oubli des combats.

Oui, mon cœur tout sanglant appelle son épouse ;

Mais que me parlez-vous de bonheur ici-bas ?
Croyez-vous que je puisse en des routes fleuries

Oublier les déserts d’épouvante peuplés,

Quand mes frères tremblants, sous le fouet des Furies,

Baissent avec horreur des fronts échevelés ?
Ah ! donnez-leur aussi l’épouse blonde et fière

Qui tend sa lèvre en fleur plus douce que le vin,

Et le vieux lit de chêne, et la pure lumière

Du rajeunissement, sans lequel tout est vain !
Mais s’ils doivent, sans cesse abreuvés d’amertume,

Leur bâton dans la main, poursuivre l’horizon,

Sans voir pendant les mois de frimas et de brume

Une lampe fidèle éclairer leur maison ;
S’il faut que chaque jour avive leur blessure,

Et qu’à peine échangeant quelque parole entre eux,

Toujours ces voyageurs gardent sur leur chaussure

La trace des cailloux et des chemins poudreux ;
Tant qu’il ne viendra pas une heure de délices

Pour guérir tous les maux dont leur cœur est navré,

Je refuse ma lèvre aux suprêmes calices

Du bonheur ; et comme eux jusque-là je vivrai
Avec l’âpre douceur de l’oiseau solitaire

Qui fuit d’un vol affreux les arbres et les nids,

Et qui plane toujours, altéré de mystère,

Ou sur la foule en pleurs ou dans les cieux bénis !
Car, puisque nous parlons dans ce temps misérable

Où les Exilés seuls ont encor soif du beau,

Et, dans leur piété pour la muse adorable,

Gardent le lys sans tache et le sacré flambeau,
Non, je ne saurais pas chanter aux pieds d’une ange

Et voir à mes côtés dormir de beaux enfants,

Tandis que je les vois qui marchent dans la fange,

Tristes, désespérés, maudits, mais triomphants.
Comme à présent la pourpre est une chose vile

Que les passants haineux peuvent injurier,

Je montrerai la mienne à ce troupeau servile :

Je veux ma part de honte et ma part de laurier.
Ma place est près de ceux qui sur leur sein d’ivoire

Étalent, sans souci du railleur odieux,

Ce lambeau d’écarlate auguste et dérisoire

Qui désigne ici-bas les bouffons et les Dieux.
Pour si peu qu’il leur reste un éclair de génie

Dont les buveurs de flamme un jour s’enivreront,

Je veux, je veux ma part de leur ignominie ;

Je veux porter comme eux de la boue à mon front.
Je ne suis pas celui qui peut goûter la gloire

Loin des miens, et me plaire aux loisirs du vainqueur,

Lorsque derrière moi, dans l’ombre épaisse et noire,

On foulerait aux pieds ces morceaux de mon cœur.
Ainsi, ne tentez pas mes heures de délire,

Foyer, chaste bonheur qu’envierait ma raison !

Je mêle mes fureurs aux sanglots de la lyre ;

Je n’ai pas de famille et n’ai pas de maison.
Ma maison, c’est le roc aimé des tourterelles,

La grotte dont le lierre a tapissé le mur,

C’est le palais empli de joie et de querelles

Dont le dôme est bâti de feuillage et d’azur.
C’est l’abri sourcilleux que la nature enchaîne

À la bouche des flots tordus par les autans ;

C’est la nuit du ravin ; c’est le tronc noir du chêne

Meurtri par le tonnerre et creusé par le temps.
C’est l’antre d’où l’on voit courir les blanches voiles

Dans les flocons d’écume et sur le gouffre amer ;

C’est la caverne au front baisé par les étoiles,

D’où l’on entend gronder et sangloter la mer !
Ma famille, ce sont tous ces pâles convives

Qui, n’ayant pas eu faim du terrestre repas,

Tremblent comme des lys au bord des sources vives,

Et qui ne filent pas et ne travaillent pas !
C’est vous, poètes forts que les épines blessent,

Vous qui sur tous les maux tenez vos fronts penchés,

Et dont les mains, toujours vierges et blanches, laissent

Une odeur d’ambroisie à ce que vous touchez !
C’est vous chez qui la grâce a conservé son culte,

Statuaires, démons obstinés et chercheurs,

Fiers de vivre éperdus pour un art qu’on insulte,

Dans l’éblouissement lumineux des blancheurs !
C’est vous tous dont le pied bondit sur les rivages,

Et qui dans les buissons où rit une clarté,

Cueillez en même temps que les mûres sauvages

Ce fruit des grands chemins qu’on nomme liberté.
C’est le vieux mendiant farouche, qui s’enivre

De la sierra vermeille et du ciel espagnol ;

C’est toi dont le parfum m’encourageait à vivre,

Rose de la montagne, et c’est toi, rossignol !
C’est vous, derniers amants de la lyre assassine,

Pauvres comédiens, qui le long du coteau

Emportez au soleil Marivaux et Racine,

Sous le manteau riant que vous donna Wateau !
Idoles aux beaux yeux, c’est vous ! dont le poète

Consolera pendant toute l’éternité

La beauté sculpturale et grandiose, faite

Pour l’infamie, ou bien pour la divinité.
Vous roulez au ruisseau, race éclatante et rose !

Dans les jours de cet âge aveugle et sans essor,

Qui ne se hausse pas jusqu’à l’apothéose

De vos fronts de lumière et de vos tresses d’or !
Il vous jette à l’enfer plein d’ombres sépulcrales,

Parce qu’il ne saurait, dans son dédain jaloux,

Allumer sur vos fronts les clartés sidérales !

Venez, je vous le dis, ma famille c’est vous.
Victime aux longs cheveux, muse, beauté, génie !

Grande vierge promise au supplice immortel,

C’est toi que chaque jour, comme une Iphigénie,

Le couteau du grand prêtre égorge sur l’autel !
Ah ! peut-être qu’enfin, race pleine de joie !

Quand les vautours de l’air acharnés sur ton flanc

Seront las de te mordre et de manger ton foie,

Et d’agrandir ta plaie et de boire ton sang,
Nourrice de héros, sainte aristocratie,

Tu règneras avec ton regard azuré

Sur ce monde qui rêve à peine et balbutie,

Et certes, ce jour-là, je me reposerai !
C’est ainsi que parlait, aux passants de la terre,

Le divin Célio, que regrettent les fleurs.

Il est mort sans avoir à son lit solitaire

Une timide épouse échevelée en pleurs.
Mais sur l’âpre montagne où parmi l’herbe haute

Frémit le bouton d’or, par la brise plié,

La forêt, dont il fut le compagnon et l’hôte,

Depuis qu’il est parti, ne l’a pas oublié !
Et les trembles d’argent, les chênes, les érables,

Et la grotte où frissonne un luth éolien,

Et l’eau vive, si douce au cœur des misérables,

Et les grands sapins noirs se le rappellent bien !
Et la mer, et la mer plaintive, son amante,

Et l’Océan houleux brisé par les récifs,

Murmurent sans repos son nom dans la tourmente

Et l’apprennent encore aux matelots pensifs.
Et quand viennent les jours d’été, blancs et féeriques,

Les sculpteurs amoureux des symboles anciens,

Les peintres éblouis, les poètes lyriques,

Les chanteurs vagabonds et les musiciens
Songent sans désespoir au marbre funéraire

De ce martyr d’amour beau comme Alaciel,

Et disent : Parfumez l’âme de notre frère !

Aimez-le, fleurissez pour lui, roses du ciel !
Et ce troupeau toujours blessé, les amoureuses,

Qui se donnent en rêve à cet homme indompté

Et relisent ses vers dans leurs heures fiévreuses

Avec les longs frissons de l’âcre volupté,
Et le mendiant, fils de gueux, qui s’extasie

De voir briller l’Aurore en son riche appareil,

Et qui sur ses haillons, comme un prince d’Asie,

Porte joyeusement un habit de soleil,
Et ces divinités mornes sous leur dentelle

Dont les attraits, au lieu de durer deux mille ans,

S’effaceront demain faute d’un Praxitèle,

Et qui n’ont plus d’abri dans les temples croulants,
Et les petits oiseaux donneurs de sérénades

Avec le barde ailé des cieux, le rossignol,

Et les filles d’amour qui vont par les bourgades

Jouer en corset d’or Chimène et doña Sol ;
Et tous ceux qui mourront pour l’amante de pierre,

Tous les pauvres, tous les rêveurs, tous les maudits

Répètent chaque soir, en faisant leur prière :

Accueillez-le, Seigneur, dans votre Paradis !
Nice, janvier 1860.

Théodore de Banville

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