L’Amour à Paris

Théodore de Banville
par Théodore de Banville
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Fille du grand Daumier ou du sublime Cham,

Toi qui portes du reps et du madapolam,

O Muse de Paris ! toi par qui l’on admire

Les peignoirs érudits qui naissent chez Palmyre,

Toi pour qui notre siècle inventa les corsets

A la minute, amour du puff et du succès !

Toi qui chez la comtesse et chez la chambrière

Colportes Marivaux retouché par Barrière,

Précieuse Évohé ! chante, après Gavarni,

L’amour et la constance en brodequin verni.

Dans ces pays lointains situés à dix lieues,

Où l’Oise dans la Seine épanche ses eaux bleues,

Parmi ces Saharas récemment découverts,

Quand l’indigène ému voit passer dans nos vers

Ces mots déjà caducs : rat, grisette ou lorette,

Il se cabre, on l’entend fredonner: Turlurette !

Et, l’oeil dans le ciel bleu, ce naturel naïf

Évacue un sonnet imité de Baïf.

Il voit dans le verger qu’il eut en patrimoine

Tourbillonner en choeur les cauchemars d’Antoine ;

Le voilà frémissant et rouge comme un coq ;

Il rêve, il doute, il songe, et tout son Paul de Kock

Lui revient en mémoire, et, pendant trois semaines,

Fait partir à ses yeux des chandelles romaines

Et dans son coeur troublé met tout en désarroi,

Comme un feu d’artifice à la fête du roi.

La grisette ! Il revoit la petite fenêtre.

Les rayons souriants du jour qui vient de naître,

A leur premier réveil, comme un cadre enchanteur,

Dorent les liserons et les pois de senteur.

Une tête charmante, un ange, une vignette

De ce gai reposoir agace la lorgnette.

En voyant de la rue un rire triomphant

Ouvrir des dents de perle, on dirait qu’un enfant

Ou quelque sylphe, épris de leurs touffes écloses,

A fait choir, en jouant, du lait parmi les roses.

Elle va se lacer en chantant sa chanson,

Lisette ou L’Andalouse ou bien Mimi Pinson,

Puis tendre son bas blanc sur sa jambe plus blanche ;

Les plis du frais jupon vont embrasser sa hanche

Et cacher cent trésors, et du cachot de grès

La naïade aux yeux bleus glissera sans regrets

Sur sa folle poitrine et sur son col, que baigne

Un doux or délivré des morsures du peigne.

Ce poëme fini, dans un grossier réseau

Elle va becqueter son déjeuner d’oiseau,

Puis, son ouvrage en main, sur sa chaise de paille,

La folle va laisser, tandis qu’elle travaille,

L’aiguille aux dents d’acier mordre ses petits doigts

Et, comme un frais méandre égaré dans les bois,

Elle entrelacera, modeste poésie,

Les fleurs de son caprice et de sa fantaisie.

C’est ce que l’on appelle une brodeuse. Hélas !

Depuis qu’en ses romans, faits pour le doux Hylas,

Paul de Kock embellit, d’une main paternelle,

Cette fleur d’amourette en soulier de prunelle,

Combien ces frais croquis, plus faux que des jetons,

Ont fait dans notre ciel errer de Phaétons !

La grisette, doux rêve ! Elle avait ses apôtres,

Balzac et Gavarni mentaient comme les autres ;

Mais, un jour, Roqueplan, s’étant mis à l’affût,

Dit un mot de génie, et la Lorette fut !

Hurrah ! Les Aglaé ! les Ida, les charmantes,

En avant ! Le champagne a baptisé les mantes !

Déchirons nos gants blancs au seuil de l’Opéra !

Après, la Maison-d’Or ! Corinne chantera,

Et puis, nous ferons tous, comme c’est nécessaire,

Des mots qui paraîtront demain dans Le Corsaire !

Des mots tout neufs, si bien arrachés au trépas,

Qu’ils se rendent parfois, mais qu’ils ne meurent pas !

Écoutez Pomaré, reine de la folie,

Qui chante : Un général de l’armée d’Italie !

Ah ! bravo ! c’est épique, on ne peut le nier.

Quel aplomb ! je l’avais entendu l’an dernier.

Vive Laïs ! Corinthe existe au sein des Gaules !

Ah! nous avons vraiment les femmes les plus drôles

De Paris ! Périclès vit chez nous en exil,

Et nous nous amusons beaucoup. Quelle heure est-il ?

Évohé ! toi qui sais le fond de ces arcanes,

Depuis la Maison-d’Or jusqu’au bureau des cannes,

Toi qui portas naguère avec assez d’ardeur

Le claque enrubanné du fameux débardeur,

Apparais ! Montre-nous, ô femme sibylline,

La pâle Vérité nue et sans crinoline,

Et convaincs une fois les faiseurs de journaux

De complicité vile avec les Oudinots.

Descends jusques au fond de ces hontes immenses

Qui sont le paradis des auteurs de romances,

Dis-nous tous les détours de ces gouffres amers,

Et si la perle en feu rayonne au fond des mers,

Et quels monstres, avec leurs cent gueules ouvertes,

Attendent le nageur tombé dans les eaux vertes.

Mène-nous par la main au fond de ces tombeaux !

Montre ces jeunes corps si pâles et si beaux

D’où la beauté s’enfuit, désespérée et lasse !

Fais-nous voir la misère et l’impudeur sans grâce !

Parcours, en exhalant tes regrets superflus,

Ces beaux temples de l’âme où le dieu ne vit plus,

Sans craindre d’y salir ta cheville nacrée.

Tu peux entrer partout, car la Muse est sacrée.

Mais du moins, Évohé, si la jeune Laïs,

Avec ses cheveux d’or, blonds comme le maïs,

N’enchaîne déjà plus son amant Diogène ;

Dans ces murs, d’où s’enfuit l’esprit avec la gêne,

Si leur Alcibiade et leur sage Phryné

Abandonnent déjà ce siècle nouveau-né ;

Si dans notre Paris Athènes est bien morte,

Dans les salons dorés où se tient à la porte

La noble Courtoisie, il est plus d’un grand nom

Qui dérobe la grâce et l’esprit de Ninon.

Là, l’amour est un art comme la poésie:

Le Caprice aux yeux verts, la rose Fantaisie

Poussent la blanche nef que guident sur son lac

Anacréon, Ovide et le divin Balzac,

Et mènent sur ces flots, où le doux zéphyr passe,

La Volupté plus belle encore que la Grâce !

O doux mensonge ! Avec tes ongles déjà longs,

Tâche d’égratigner la porte des salons,

Et peins-nous, s’il se peut, en paroles courtoises,

Les amours de duchesse et les amours bourgeoises !

Dis l’enfant Chérubin tenant sur ses genoux

Sa marraine aujourd’hui moins sévère ; dis-nous

La nouvelle Phryné, lascive et dédaigneuse,

Instruisant les d’Espard après les Maufrigneuse ;

Dis-nous les nobles seins que froissent les talons

Des superbes chasseurs choisis pour étalons ;

Et comment Messaline, encore extasiée,

Au matin rentre lasse et non rassasiée,

Pâle, essoufflée, en eau, suivant l’ombre du mur,

Tandis que son époux, orateur déjà mûr,

Dans son boudoir de pair désinfecté par l’ambre,

Interpelle un miroir en attendant la Chambre !

Ah ! posons nos deux mains sur notre coeur sanglant !

Ce n’est pas sans gémir qu’on cherche, en se troublant,

Quelle plaie ouvre encor, dans l’éternelle Troie,

L’implacable Cypris attachée à sa proie !

Quand il parle d’amour sans pleurer et crier,

Le plus heureux de nous, quel que soit le laurier

Ou le myrte charmant dont sa tête se ceigne,

Sent grincer à son flanc la blessure qui saigne,

Et se plaindre et frémir, avec un ris moqueur,

L’ouragan du passé dans les flots de son coeur !
Janvier 1846.

Théodore de Banville

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