Le Jugement de Pâris
I
[Les Noces de Pélée.]
[Le Choeur]
Soeurs du dieu de Claros, chantez en choeur. Les Dieux
Pleins de joie ont quitté l’Ouranos radieux
Pour les grands monts de Thessalie.
Tressez vos chants divins, soeurs du dieu de Claros!
Le Nysien joyeux avec le chaste Éros,
La joie avec l’amour s’allie.
[Éris]
Des sommets que baigne le jour
Délaissant la splendeur austère,
L’Olympe descend sur la terre;
Astrée heureuse est de retour.
Moi seule, sans que nul me voie,
J’écoute leurs longs cris de joie,
Et de rage mon front flamboie
Comme les leurs brillent d’amour.
O mon âme, foyer de haine!
Entr’ouvre-toi sans clameur vaine,
Et contre les coeurs purs déchaîne
Quelque insatiable vautour!
[Le Choeur]
Tous sont venus unis pour une même fête,
Depuis Hèra d’Argos, qui règne sur le faîte,
Jusqu’à la blanche Dioné.
Pallas contre la pourpre échange la cuirasse,
Et l’invincible Arès, le dur guerrier de Thrace,
Adoucit son front sillonné.
C’est qu’embrassant l’épouse à sa couche appelée,
Vaincu par le Désir, l’indomptable Pélée,
Le petit-fils du dieu des airs
Voit triompher Cypris de son dédain farouche,
Et dormira ce soir dans une même couche
Avec Thétis aux cheveux verts.
[Pélée, élevant sa coupe.]
Je bois, sous l’ardente prunelle
De Zeus, porte-sceptre, aux enfants
D’Ouranos, rois et triomphants,
A toute la troupe immortelle!
[Zeus]
Recevez mes suprêmes dons.
A toi, prince des Myrmidons,
Les combats que nous décidons;
A toi, Thétis, la mer rebelle,
Les abîmes du flot béant,
Le pouvoir de mettre au néant
Les colères du flot géant…
[Éris, jetant la pomme d’or.]
Et cette pomme à la plus belle!
[Les Déesses, à Zeus.]
C’est à moi, c’est à moi d’avoir le fruit doré.
Sur ma tempe d’ivoire et mon bras adoré
La lumière rit et se joue.
L’or serre avec amour mes cheveux bien plantés,
Et la pourpre divine aux plis ensanglantés
N’a jamais fait pâlir ma joue.
L’archer Éros lui-même loue
Mes cheveux touffus qu’il dénoue,
Mon teint harmonieux doucement coloré
Et mes pieds blancs qui sur le sable
Font une empreinte insaisissable.
C’est à moi, c’est à moi d’avoir le fruit doré.
[Cypris.]
Dans la nuit où le sang d’Ouranos abhorré
Souilla l’Océan vaste,
Où Thétis dans ses bras, qu’en naissant j’honorai,
Me porta jeune et chaste,
Vers Cypre aux bords charmants, que baignent de grands flots
J’abordai solitaire,
Et tu vis sous mes pas le doux printemps éclos
Quand je touchai la terre.
Tu vis dans ces beaux lieux, d’où l’épouvante fuit
Sans que tu t’en irrites,
Paraître le riant Éros, fils de la Nuit,
Et les blanches Charites.
Et tu me dis: Leurs fronts sont semblables au tien,
Ne t’éloigne pas d’elles.
Sois Déesse! et reçois pour guide et pour soutien
Ces trois divins modèles.
La forme est ton empire, et tu conserveras
La ligne humble et féconde,
Et tu tordras sans cesse, en élevant les bras,
Tes cheveux sur le monde!
[Pallas.]
O mon père, Cypris est née au sein de l’onde
Vierge de pas humains,
Mais moi, je m’élançai de ta tête profonde,
Un glaive dans les mains,
Et je t’aidai pendant la guerre difficile
Contre les durs géants,
A les précipiter sous les monts de Sicile
Pleins de gouffres béants.
Seule, parmi mes soeurs de la guerre alarmées,
Tu sais ce que je vaux,
Et comme je contiens les phalanges armées
Et le frein des chevaux.
Quand le combat frémit, tu sais si je balance,
Ou si dans les sillons,
Les pieds sur les mourants, je verse avec ma lance
Le sang des bataillons.
Tu sais si, chérissant ma science rigide
Et ma virginité,
Je les préserve encor de mon horrible égide
Ainsi que ma beauté!
[Hèra.]
De nous tous les grands Dieux, toi le plus redouté
Sur les célestes cimes,
Toi qui, sûr de la force et de l’impunité,
Accumules les crimes,
Kroniôn! oses-tu, sans donner leur essor
Aux suprêmes injures,
Hésiter à présent, et retourner encor
Le fer dans mes blessures?
Moi, reine des humains, moi du maître des Dieux
Et la soeur et l’épouse,
Je subis des mépris qui font horreur aux cieux:
Mais, ô fureur jalouse!
Peut-être qu’à la fin mon coeur qui saigne, hélas!
Et ma rage obsédée
Trouveront le moyen de réduire Pallas
Comme Philomédée,
Celle qui le défend, et celle qui l’aida
Dans ses amours indignes,
Et qui mit dans sa voix, pour égarer Léda,
Le divin chant des cygnes!
[Zeus.]
Au sommet de l’Ida, sous de pauvres habits,
Le fils d’un roi puissant fait paître ses brebis,
Et couché parmi l’herbe épaisse, au pied d’un hêtre,
Il enfle ses pipeaux ainsi qu’un dieu champêtre.
Là tantôt du regard il compte ses taureaux,
Ou, soucieux, rêvant la gloire des héros,
Il écoute gémir les eaux du fleuve Anaure
Dont les flots argentés rendent un bruit sonore.
Il gravit les sommets dès que le jour a lui.
Hermès, fils de Maïa, tu vas voler vers lui,
Rapide, et franchissant les cieux à tire-d’ailes,
Et tu lui rediras ces paroles fidèles:
Pasteur aimé de Pan, ô Pâris, fils de roi!
Laisse là tes brebis et calme ton effroi.
De l’Olympe neigeux trois Déesses sublimes
Ont pour ton jugement quitté les hautes cimes.
Pèse en tes mains les flots de leurs cheveux tremblants;
Regarde leurs bras; vois quels pieds sont les plus blancs,
Et quel sein virginal montre, par sa courbure,
Sous le riche péplos la forme la plus pure.
Compare la blancheur des dents et la façon
Dont les sourcils égaux, plantés à l’unisson,
S’arrondissent en arc, puis offre à la plus belle
Ce fruit d’or, qu’elle estime un prix bien doux pour elle.
[Le Choeur.]
Comme le lait divin de la Mère immortelle
Sur l’univers entier tombe de sa mamelle
Et va tout féconder au loin.
Ainsi le roi des Dieux sur nous avec largesse
Répand dans ses discours sa féconde sagesse
Que nous recueillons avec soin.
La querelle à présent reste entre les trois reines.
Hèra montre aux amours des splendeurs souveraines,
Pallas, belle comme les soirs,
A des regards d’azur dont nul coeur ne se sauve,
Et Cypris, secouant sa chevelure fauve,
Met des éclairs dans ses yeux noirs.
[Éris.]
Ainsi que les magiciennes
Composent d’amères liqueurs
En poussant des clameurs obscènes,
Ainsi j’ai des poisons vainqueurs.
C’est toujours le vieux sang rebelle
Qui gonfle ma rude mamelle,
Plein de ma haine, ardent comme elle.
Ah! je brave les Dieux moqueurs
Quand je vois, malgré leurs outrages,
S’amasser de jalouses rages,
Et quand j’ai longtemps dans les coeurs
Épanché mon coeur plein d’orages!
[Le Choeur.]
Tressez vos chants divins, soeurs du dieu de Claros!
Le Nysien joyeux avec le chaste Éros,
La joie avec l’amour s’allie.
Thétis aux cheveux verts est épouse, et les Dieux
Ont quitté sans regrets l’Ouranos radieux
Pour les grands monts de Thessalie!
II
[Les trois Déesses, précédées par Hermès, traversent les airs]
[dans des chars rayonnants.]
[Le Choeur, sur la terre.]
Quelle clarté nouvelle illumine les cieux
Fulgurants, et nous force à baisser la paupière?
Des feux épanouis éblouissent nos yeux.
Le roi Zeus est-il las de nos temples de pierre,
Et fait-il pour ses fils un temple de soleil?
Les grands Dieux ont-ils vu briller à leur réveil
Un astre né d’hier qui veut trouver sa route,
D’un vol si furieux qu’il épouvantera
Les vieux flambeaux épars dans l’éternelle voûte?
Est-ce un sanglant prodige? ou la belle Hèra
A-t-elle fait encore, en secouant ses voiles,
D’une goutte de lait un choeur dansant d’étoiles?
[Hermès.]
Déesses! pressez vos coursiers!
Il ne faut pas que vous laissiez
La Nuit arriver la première.
Laissez fuir vos chars de lumière!
Si le plaisir a peu d’instants,
Les heures comptent les tristesses.
Pressez voz coursiers, ô Déesses!
Les Heures ont courbé le Temps.
Laissez fuir vos chars éclatants!
[Choeur des Hommes.]
Ce feu ne meurtrira que la terre où nous sommes!
Quels que soient ces éclairs dont s’embrase le ciel,
Nous serons la victime offerte sur l’autel.
L’aube d’un jour fatal s’allume pour les hommes,
Car rien ne peut troubler l’Olympe radieux,
Et nous portons la joie et la haine des Dieux.
La race d’Ouranos frappe la race humaine.
Ainsi les cieux, par qui nous sommes éblouis,
Scintillèrent, vêtus de rayons inouïs,
Le matin de ce jour où le fils de Clymène,
Au milieu des clameurs de la terre en sanglots,
Funeste et foudroyé, s’abîma dans les flots.
[Hèra.]
Aglaïa, Thalie, Euphrosyne,
Vous qui savez donner le regard qui fascine,
S’il est vrai, sur l’Olympe aux ombrages dormants,
Qu’un jour je vous conçus dans des baisers charmants,
Plus rapides cent fois que la flèche des Thraces
Qui vole avec des sifflements,
Et que le vautour fauve et les corbeaux voraces,
Venez, et volez sur mes traces!
[Choeur des Femmes.]
Jadis, comme aujourd’hui, les cieux que nous voyons
Scintillèrent, brillants de pourpre et de rayons,
Et montrèrent aux yeux des splendeurs inconnues.
Les hommes étonnés se demandaient entre eux
Si la foudre aux cent voix se forgeait dans les nues,
Ou si, défaits après des combats désastreux,
D’autres Titans mouraient dans les flammes célestes.
Ce fut le jour, ô jour à jamais abhorré!
Où succombant, hélas! à des conseils funestes,
La mère de Bacchos, sur son lit vénéré
Duquel, avant le jour, on avait vu descendre
Un dieu tout rayonnant, tomba réduite en cendre.
[Pallas.]
Volez, ô mes coursiers sans frein,
Habitués au bruit des boucliers d’airain,
Vous qui, lorsque la Guerre éblouissait confuse,
Écrasiez sous vos pieds les artisans de ruse!
Brillez comme autrefois, armes que je suspends
A mon égide, et toi, Méduse,
Pour me faire plus belle emplis d’éclairs rampants
Tes cheveux qui sont des serpents!
[Le Choeur.]
Phoebos a-t-il encore à quelque téméraire
Confié pour un jour son char d’or et d’onyx?
A-t-il promis d’avance et juré par le Styx?
D’autre Nymphes en pleurs par un chant funéraire
Vont-elles consoler une autre ombre, et va-t-on
Voir tomber dans les flots un nouveau Phaëton?
Pour une autre rivale aimante et préférée,
La déesse d’Argos, comme pour Sémélé,
A-t-elle empli de haine une feinte dorée;
Et le roi Zeus, du haut de son nuage ailé,
Vient-il chercher encore, épouvantant nos âmes,
Une amante aux beaux yeux qui mourra dans les flammes?
[Hermès.]
Déesses, pressez vos coursiers!
Plus vite que nos blancs ramiers
Et que notre rose courrière,
Laissez fuir vos chars de lumière!
Tandis qu’en vos coeurs palpitants
La colère met ses ivresses,
Pressez vos coursiers, ô Déesses!
Avec l’Euros et les autans
Laissez fuir vos chars éclatants!
[Choeur des Femmes.]
Quand Sémélé portait Bacchos dans ses entrailles,
Furieuse, et rêvant de promptes représailles,
Hèra sentit la rage emplir son coeur jaloux.
Sur son lit solitaire elle versa des larmes,
Et par ces mots amers exhala son courroux:
Quoi! ce n’est point assez d’avoir vu tous mes charmes
Haïs et dédaignés pour des baisers mortels!
Non contente à la fin d’outrager mes autels,
Et d’attirer à soi, lorsque la nuit scintille,
L’amour de Zeus qui fuit loin de mes bras tremblants,
Ma rivale en reçoit un gage dans ses flancs!
Mais, ô Kronos, Titan rusé, je suis ta fille!
Elle dit. Aussitôt elle ride son front
Comme s’il eût des ans subi le rude affront.
De rares cheveux gris elle ombrage sa tempe,
Et fuit vers Sémélé dans un nuage d’or.
Sérieuse, courbée, et portant une lampe,
Parlant à mots comptés d’une voix ferme encor,
Elle avait tout l’aspect de la sage nourrice
Béroë, qui porta Sémélé dans ses bras.
Hélas! dit-elle, enfant, redoute un artifice.
Bientôt, le coeur gonflé de pleurs, tu gémiras,
Car souvent un mortel, le mensonge à la bouche,
Est monté comme dieu sur une chaste couche.
Si l’amant de tes nuits est le Dieu des humains,
Qu’il vienne à toi, brillant des clartés qu’il étale
Aux genoux dédaigneux de Hèra ta rivale,
Ceint d’éclairs et terrible, avec la foudre aux mains.
Ce discours éveilla l’orgueil de la Thébaine.
En flattant de la main ses longs cheveux d’ébène,
Le roi Zeus se lia par un fatal serment.
Et quand, rouge d’éclairs, il vint, céleste amant,
Dans son triomphe heureux que l’univers acclame,
La mortelle, livrée à ses destins écrits,
Sentit son fol espoir expirer dans la flamme
Et sa vie à l’Orcos fuir avec de grands cris.
[Cypris.]
Au-dessus des mers et des syrtes,
De Cypre bien aimée, où fleurissent les myrtes,
Venez, fendez la nue et l’air étincelant,
Colombelles de neige au plumage tremblant!
Et vous aussi, venez, mes fils aux blondes ailes,
Que le coeur cherche en se troublant!
Pour le berger qui vaut tous les amants rebelles
Rendez-moi belle entre les belles!
[Choeur des Hommes.]
Phaëton, outragé par le dédain moqueur
D’Épaphos, et blessé par lui dans son cher coeur,
Alla, par les conseils de Clymène sa mère,
Jusques aux palais d’or de Phoebos-Apollon.
Le dieu lui confia, malgré sa crainte amère,
Son char et ses chevaux au souffle d’aquilon.
Et, dès qu’à l’Orient s’enfuirent les étoiles,
Que dans les vastes cieux, de sa beauté surpris,
L’Aurore, rougissant de paraître sans voiles,
Montra son front semblable à des rosiers fleuris,
Le mortel, ignorant où l’entraînaient ses fraudes,
Lança le char divin constellé d’émeraudes.
Bientôt, habitués à de plus fortes mains,
Les chevaux du Soleil s’écartent de la route.
Phaëton, étranger aux célestes chemins,
Tressaille, et de terreur son âme s’emplit toute.
Il voit les monts s’ouvrir, les fleuves se sécher,
Les forêts devenir un immense bûcher,
Et comme des flambeaux se consumer les astres.
Alors la Terre énorme, en proie à ces désastres,
Supplia Zeus vengeur dans les cieux étoilés,
Déplorable, et montrant sa tête flamboyante,
Son vaste sein tari, ses grands cheveux brûlés,
Et ses os de rochers fondus en lave ardente.
Zeus irrité lança du haut du ciel vermeil
Sa foudre sur le char enflammé du Soleil.
Laissant derrière lui des sillons de lumière,
Phaëton s’abîma dans le vaste Éridan.
Telle du vaste azur tombe au fleuve Océan
Une étoile, ravie à sa splendeur première.
Sur un lit de roseaux le cadavre meurtri
Fut lavé par les mains des tristes Hélïades
Avec les eaux du ciel et les pleurs des Hyades.
Phoebos en fut ému; de leur front tout flétri
Des rameaux verdoyants jaillirent avec force
Et leur sein virginal s’environna d’écorce.
[Hermès.]
Déesses, pressez vos coursiers!
Comme la flamme des trépieds
Que le vent torde leur crinière!
Laissez fuir vos chars de lumière!
Qu’ils soient comme les feux ardents,
Frères des foudres vengeresses!
Pressez vos coursiers, ô Déesses;
Comme la flamme aux mille dents
Laissez fuir vos chars éclatants!
[Le Choeur.]
D’une goutte de lait un choeur dansant d’étoiles
Est-il sorti superbe et la couronne au front,
Comme lorsque Hèra, secouant ses grands voiles,
Argenta ce chemin que tous les Dieux suivront,
Et fit, en épanchant ses mamelles sacrées,
Des mers de diamant dans les mers azurées?
On dirait que les Dieux, retirés dans leurs camps,
Se sont fait un rempart avec mille volcans.
Pourtant sur leurs autels ceints de fleurs et de lierre,
Le sang versé ruisselle avec des vers pieux.
Quelle clarté nouvelle illumine les cieux
Fulgurants, et nous force à baisser la paupière?
III
[Les Nymphes et les Naïades du fleuve entourent Pâris]
[endormi sur le mont Ida.]
[Choeur des Nymphes et des Naïades.]
Sommeille, ô bel enfant, et que le dieu voilé
Égare tes yeux bleus dans un rêve étoilé!
Vêtu d’un sombre azur, comme le ciel nocturne,
Qu’il verse autour de toi les trésors de son urne,
Et te fasse entrevoir sur ces coteaux penchants
L’Olympe, débordé de lumière et de chants.
Sommeille! pour sourire à ta beauté fatale,
J’ai quitté les fraîcheurs de mon onde natale,
Et renoncé, tandis que le jour brille encor,
A tresser mes cheveux pareils au sable d’or.
Car la Nymphe du fleuve et des grottes profondes
T’aime avant les grands bois et la fraîcheur des ondes.
Lorsque ta mère Hécube, avec un doux espoir,
Te portait dans son sein, un songe lui fit voir
Un flambeau sortir d’elle et mettre en feu l’Asie.
Et, sitôt que du jour tu goûtas l’ambroisie,
Tu fus dans ces grands bois, par tes frères jaloux,
Exposé sans défense aux morsures des loups.
Mais moi, dans ma pitié, sur des tapis de mousse
J’ai recueilli d’abord ton enfance humble et douce;
Et, tu le sais, berger, plus tard, quand tu revins,
Heureuse, et frappant l’herbe avec mes pieds divins,
J’ai, la robe flottante et le front ceint de lierre,
Conduit sous ces grands bois ma danse régulière.
Puisque je veille ainsi, comme sur des trésors,
Sur ta calme beauté, dors, ô bel enfant! dors.
Que le vague Morphée en songe t’émerveille!
Mais sa paupière s’ouvre, ô mes soeurs, il s’éveille:
Comme au sortir d’un rêve, il pâlit, et ses yeux,
Levés languissamment vers l’abîme des cieux,
Semblent y contempler des formes inconnues.
Quels chars éblouissants sortent du sein des nues?
Quelles divinités quittent le ciel serein?
C’est la sage Hèra, Pallas au coeur d’airain,
Dont le lourd bouclier brille parmi les ombres,
Et Cypris aux yeux noirs, amante des nuits sombres.
[Pâris.]
Mes soeurs, vous qui dansez au fond des bois épais,
Ou qui cherchez dans l’ombre une amoureuse paix,
Cependant que les flots, que votre voix étonne,
Disent aux durs rochers leur ennui monotone,
Fuyez au bois! fuyez sous les ruisseaux d’argent!
Moi, sur le bord du fleuve, en berger diligent,
J’assemble les troupeaux de brebis et de chèvres,
Charmés par les doux chants qui coulent de vos lèvres,
Parmi l’herbe des prés où je les ai conduits,
Car les Dieux n’aiment pas que nos regards, séduits
Par les rayons brûlants dont leur couronne est ceinte,
Affrontent leurs regards et leur majesté sainte!
[Hermès.]
Pasteur aimé de Pan, ô Pâris, fils de roi!
Laisse là tes brebis et calme ton effroi.
De l’Olympe neigeux trois déesses sublimes
Ont pour ton jugement quitté les hautes cimes.
Pèse en tes mains les flots de leurs cheveux tremblants;
Regarde leurs bras; vois quels pieds sont les plus blancs,
Et quel sein virginal montre, par sa courbure,
Sous le riche péplos la forme la plus pure.
Compare la blancheur des dents et la façon
Dont les sourcils égaux, plantés à l’unisson,
S’arrondissent en arc, puis offre à la plus belle
Ce fruit d’or, qu’elle estime un prix bien doux pour elle.
[Hèra.]
Fils de Priam, approche et viens à mon côté.
Si tu m’offres le prix qu’on garde à la beauté,
Avec tous les trésors dont l’homme s’extasie,
Je puis mettre à tes pieds les trônes de l’Asie.
Règne. Après les grands Dieux on adore les rois,
Car, affranchis comme eux de la pudeur des lois,
Ils savent le secret des plus humbles retraites,
Et trouvent pour leurs voeux toutes leurs amours prêtes.
La pourpre, sur leurs corps divins et sur leurs fronts,
Cache aux regards de tous le sang et les affronts,
Et leur désir ailé, sans limite et sans règle,
S’en va droit à son but, comme le vol de l’aigle!
[Pallas.]
Fou qui, pouvant prétendre à de riches butins,
S’endormirait stupide au milieu des festins!
Mais moi, loin de t’offrir la pourpre, à tort vantée,
Qu’un ennemi mourant n’a pas ensanglantée,
Vain effroi du vulgaire et des jeunes taureaux,
Je te rendrai l’égal des plus vaillants héros.
Dans les champs de bataille, horreur des pâles veuves,
Où le sang débordé teint de rouge les fleuves,
Sur les fronts les plus hauts j’alourdirai ton bras,
J’endurcirai ton coeur, et tu t’enivreras
Des clairons pleins de cris, des poudreuses mêlées
Et du tressaillement des foules écroulées!
[Cypris.]
Tombez, voiles jaloux! Vois les trésors épars
Dont j’ose sans rougir enivrer tes regards.
Admire mes cheveux d’or pur, mon corps d’ivoire,
Où, parmi les blancheurs, tressaille une ombre noire.
Qu’ai-je à faire du sceptre et des lourds boucliers?
Ces charmes tant chéris, si souvent suppliés,
Sont des boucliers sûrs et de paisibles armes.
En échange du prix qui cause tant d’alarmes,
La fille que Léda conçut près des flots bleus,
Dans les embrassements du beau cygne onduleux,
Livrera sans colère à ton amour fidèle
Son corps charmant, semblable au mien.
[Pâris laisse tomber la pomme aux pieds de Cypris.]
[Pâris.]
A la plus belle!
[Cypris.]
Déesses au coeur fier, habiles au mépris,
Voyez quelles beautés ont mérité le prix!
C’est toi qui sur l’Olympe, en ses cavernes basses,
Hèra! dans des baisers charmants conçus les Grâces,
Et qui les enfantas dans de grandes douleurs.
Le sang pur de ta veine a coulé dans les leurs,
Tu leur ouvres tes bras, et tu verses sur elles
L’intarissable flot des bontés maternelles.
Tu les as fait monter au Parnasse divin,
Près des Muses leurs soeurs, et pourtant, c’est en vain
Que, sur le roc sonore où les guide Euphrosyne,
Tu leur as demandé le regard qui fascine.
Et toi, qui des combats affrontes les hasards,
A quoi donc t’ont servi tes coursiers et tes dards?
Ton front, que l’homme craint plus qu’il ne le révère,
N’a pas été lavé par des baisers de mère;
C’est par une blessure où brilla le sang clair
Que tu jaillis du front de Zeus, comme un éclair,
Et jamais un amant, à l’aurore naissante,
N’a tordu tes cheveux dans sa main frémissante.
Il faut que ton orgueil descende à l’avouer:
Les hommes en retour dédaignent de louer
Celles qui, leur prenant le casque et la cuirassse,
Préparent des festins pour le corbeau vorace.
Mais celle qui chérit mes mystères vantés,
Je lui donne le sens des sages voluptés.
Elle boit à ma coupe, et, sur toute la terre,
Apprend comme aux bosquets de Cypre et de Cythère,
Où j’emplis de soupirs les ombrages discrets,
Tout ce que ma ceinture enferme de secrets!
Et maintenant venez, mes fils aux blondes ailes,
Et vous dont le plumage est blanc, mes colombelles:
Fuyons les cris de rage et les espoirs déçus!
Fendez le sein des airs, et volez au-dessus
Des bois profonds, des mers, des rochers et des syrtes
Vers Cypre bien aimée, où fleurissent les myrtes!
[Pallas.]
O durs affronts, tombés dans des coeurs immortels!
Qui désormais voudra, sur nos tristes autels,
Pour attirer à soi des regards plus propices,
Faire couler à flots le sang des sacrifices?
Hèra! viens! pour guérir notre coeur ulcéré,
Dépouillons la splendeur de notre front sacré.
Cherchons l’ombre et le bruit, les promptes funérailles,
Les champs tièdes encor de récentes batailles,
Où, privés pour jamais du calme des tombeaux,
Les héros mutilés râlent, où les corbeaux,
Sombres comme l’Érèbe ou comme nos pensées,
Planent sinistrement en légions pressées!
[Les Déesses, précédées par Hermès, s’envolent sur leurs chars.]
[Le Choeur.]
C’est moi, fils de Priam, qui parmi ces grands bois
Ai doucement, aux sons cadencés de ma voix,
Guidé tes premiers pas sur l’herbe, et quand naguères
Tu parus dans les jeux, né pour les grandes guerres,
Tu vainquis même Hector, qui de tous tes rivaux
Était le plus habile à dompter les chevaux.
Maintenant, pour juger les Déesses en larmes
Choisi par le roi Zeus, ô berger, tu les charmes!
Tel fut ce bel enfant que je ne verrai plus,
Ganymède, enlevé sur ces monts chevelus,
Ou tel dans Naxos vint, sur la mouvante lame,
Lysios florissant, au visage de femme.
[Pâris.]
O mon Hélène! Hélène, orgueil charmant des cieux,
Est semblable à Cypris! O flots silencieux!
O mers! O bois profonds! leurs cheveux clairs et sombres
Sont, comme vous, baignés de lumières et d’ombres.
O nuit voilée, en pleurs pour Phoebos qui s’enfuit!
Torrents échevelés qui roulez dans la nuit!
O neiges des hauteurs! Temples au front d’ivoire!
Tels brillent leurs pieds blancs et leur prunelle noire.
Nymphes qui sur moi seul attachez vos regards,
Oh! qui m’emportera vers Hélène! Quels chars?
Quelles mers? Quels zéphyrs, amants des cieux d’étoiles?
Quels rapides vaisseaux, ailés de blanches voiles?
[Le Choeur.]
Que les arbres noueux, épargnés par les ans
Tombent sous la cognée et les marteaux pesants!
Qu’avec des bruits pareils à la voix des tonnerres,
Roulent déracinés les chênes centenaires!
Que la Dryade en pleurs torde ses bras tremblants
Et saigne autour de toi la sève de ses flancs!
Quand le flot frémira sous tes légers navires,
Moi-même, abandonnant mes cheveux aux zéphyres,
Je viendrai de ta route écarter les dangers
Et pousser de mes mains tes navires légers.
Thétis pour me sourire apaisera ses ondes,
Et rira de me voir sous ses grottes profondes.
En quittant le rivage aimé des matelots
Où régna Dardanos, où, roulant ses grands flots,
L’Ismare dans la mer jette une onde affligée,
Gagne la mer de Thrace, où le cap de Pangée
A l’ombre des palmiers montre, couvert de lys,
Le mausolée où dort l’amoureuse Phyllis;
Autour de son tombeau, tu reverras l’enceinte
Où, fatiguant les airs d’une inutile plainte,
Elle appela neuf fois son jeune époux absent.
Sous les arbres en fleur, son spectre pâlissant
Le cherche encor parfois au milieu des arènes
Et revient l’appeler pendant les nuits sereines.
Tu verras l’Achaïe et ses riches cités,
Mycènes la superbe et Phthie aux champs vantés
Que la limpide mer baigne comme une amante.
Dès qu’à tes yeux fuiront les prés de l’Érymanthe,
Sparte t’apparaîtra, Sparte où tendent tes voeux,
Où les vierges, mes soeurs, dénouant leurs cheveux,
Aux bords de l’Eurotas cueillent le laurier-rose.
C’est là qu’abandonnée à des chagrins sans cause,
Hélène, les cheveux épars sur son sein nu,
Attend sans le savoir son amant inconnu,
Et, dans ses longues nuits aux souffrances sans trêves,
Étreint de ses deux bras les fantômes des rêves.
Avril 1846.