Les Baisers de pierre

Théodore de Banville
par Théodore de Banville
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La lumière des candélabres devint

blafarde et verte, les yeux des femmes

et les diamants s’éteignirent ; le rubis

radieux étincelait seul au milieu du

salon obscurci, comme un soleil dans

la brume.

Théophile Gautier, Onuphrius.
À Armand du Mesnil
Sois béni, mon très cher ! ta gracieuse lettre

M’a trouvé justement comme j’allais me mettre

Au lit. Quand sur un vers on s’est presque endormi,

C’est un charmant réveil qu’une lettre d’ami ;

Un carré de papier qui vient de tant de lieues,

Auprès du foyer rouge ou des collines bleues,

Vous dire les échos de la grande cité !

Oh ! cher ! en te lisant, mon cœur tout excité

S’élançait dans l’azur vers son Paris grisâtre.

Le feu plein de rubis qui pétille dans l’âtre,

La cigarette amie et le punch vigilant

Qui fait danser au mur un farfadet sanglant,

Notre bon far-niente avec nos causeries,

Nos divagations dans les routes fleuries,

Je voyais tout cela ! Près des riants Lignons

J’égarais de nouveau tous nos chers compagnons

Qui remplissent de vin les verres de Venise,

Et ces pâles enfants que mon vers divinise

Et dont la lèvre, prompte à nous incendier,

A pris sa folle pourpre aux fleurs du grenadier.

Ce que j’aime de toi, c’est que la poésie

Qui coule sous ta plume et qui me rassasie,

N’exclut aucunement ces détails parfumés

Qui reportent le cœur sur les objets aimés.

Tu rêves donc toujours ! Et Victor ? Il travaille.

Son destin est marqué, vois-tu. Vaille que vaille,

Il ira loin. Alfred aime toujours Jenny ?

Hélas ! si, pitoyable à son rêve infini,

Elle entr’ouvrait le ciel à cet enfant qui souffre,

Il nous rappellerait Décius et le gouffre.

Il est triste pourtant, pour un beau chérubin,

D’avoir vu tant de fois son Ève dans le bain,

De l’avoir aspirée à long regard de faune,

Sans pouvoir défleurir le bout de son gant jaune.

Un jour qu’il ébauchait la Magdeleine en pleurs,

Jenny parut soudain, comme un bouquet de fleurs :

Le tableau saint lui plut, à la fille profane ;

Mais il était promis à quelque autre sultane,

Si bien que notre ami jeûna devant l’Éden,

Qu’il se serait ouvert au seul prix d’un amen.

Une chose, à mon sens, qu’on doit trouver exquise,

C’est ce que tu me dis, cette pauvre marquise

Toujours en pleurs, toujours fidèle à son tourment !

On dit Lutèce triste épouvantablement,

Et que dans cet ennui, dont s’augmente la dose,

On adore pourtant mademoiselle Doze.

Un nouveau diable est-il entré dans le beffroi ?

Dis-moi l’événement du jour, tandis que moi,

Pour te conter aussi quelque nouvelle histoire,

Je fouille vainement le fond de l’écritoire.

Dois-je à ton préjudice, infortuné songeur !

Abuser des récits que pare un voyageur ?

Cela m’ennuierait fort, et ce serait folie.

Eussé-je parcouru l’Espagne ou l’Italie,

Rien ne t’empêcherait en me laissant moi, nain,

De lire là-dessus Dumas, ou mieux, Janin.

Et d’ailleurs, à Bourbon, aux pelouses d’Avermes,

Dont l’Allier, fleuve d’or, arrose les dieux Termes,

A Souvigny, vieille urbs, où près des noirs piliers

Dorment sur leurs tombeaux d’antiques chevaliers,

A Moulins, sous les vieux tilleuls du cours Bérulle,

J’ai gardé la folie et l’amour qui me brûle.

Je suis toujours le même et tel que tu m’as vu,

De fantaisie étrange abondamment pourvu,

Joyeux, gai, chérissant la vie et son ivresse,

Mais plus jaloux toujours de ma blonde paresse.

Je continue à croire ici que les héros

Trouveraient dans les champs, à l’ombre des sureaux,

Ce qu’ils cherchent au sein des batailles rangées.

Quant aux paupières, moi, je les aime orangées.

Pour dormir le matin, j’aime épais les rideaux,

Et préfère ardemment le Bourgogne au Bordeaux.

Puis, n’étant pas de ceux que l’amour scandalise

J’en parle volontiers chez une Cidalise.

Rousse comme à Cythère, et les yeux éclatants,

Sa taille a beaucoup plu quand elle avait vingt ans.

Ainsi, je te l’ai dit, je suis toujours le même,

Toujours aussi Français, toujours aussi Bohème,

Toujours de bonne race enfin, dur comme un roc

Aux faiseurs, et moins fort que le bon Paul de Kock

Pour agencer tout seul le plan de quelque chose,

Du reste, chérissant l’écarlate et le rose.

Ma Muse, à moi, n’est pas une de ces beautés

Qui se drapent dans l’ombre avec leurs majestés

Comme avec un manteau romain. C’est une fille

A l’allure hardie, au regard qui pétille ;

Charmeresse indolente, elle sait parfumer

Ses bras nus de verveine et de rose, et fumer

La cigarette ; elle a des étreintes lascives,

Des chastetés d’enfant et des larmes furtives.

Ne t’étonne donc pas que de l’ami Prosper

Elle ne t’ait pas fait un héros duc et pair.

Si le supplice lent que son loisir te forge,

L’ennui, te saisissait par trop fort à la gorge,

Car, par oubli sans doute, on n’a pas fait de loi

Contre les rimailleurs, eh bien ! figure-toi

Que nous sommes encore à ces folles soirées,

Où nous buvions l’espoir dans les coupes dorées,

Où nos yeux pleins de rêve, autour du kirsch en feu,

Dans les flots de fumée avaient un pays bleu.

On y raillait toujours quelqu’un ou quelque chose ;

Nous lisions, moi, des vers, parbleu ! toi, de la prose ;

Le Poëte pourtant, c’est bien toi. Le passé

Revient, je continue un récit commencé.

Donc, Prosper apparaît. Seize ans, l’âge critique.

Avec un père imbu de la sagesse antique,

Un père homme d’esprit, là, comme on n’en voit pas,

Tout plein d’un vieux respect pour les quatre repas,

Mais qui, fort dénué du revenu des princes,

Trouvait bon de laisser son épouse aux provinces.

Et puis une cousine au regard enragé

Qui sortait chez le père aux grands jours de congé,

Un démon de velours, une pensionnaire

Dont le vainqueur d’Elvire eût fait son ordinaire.

Petits pieds andalous, braise rougeâtre aux yeux,

Corps de liane, bras d’ivoire, cheveux bleus.

Tout cela s’appelait Judith. La vierge, en somme,

Eût fait par son sourire un empereur d’un homme.

Prosper ne devint pas du tout empereur, mais

Il devint en revanche amoureux, ou jamais

Homme ne désira cette pourpre enchantée

Qui frémit sur la lèvre en fleur de Galatée.

Il aimait à tel point, lui, qu’il en maigrissait,

Comment la guérison arriva, Dieu le sait.

Ce fut d’abord un soir, sous une allée ombreuse :

Judith lui confia qu’elle était malheureuse,

Que sa petite amie aimait un monsieur brun,

Et qu’elle voudrait bien aimer aussi quelqu’un.

Notez que ce jeune homme avait deux noirs complices

De son naissant amour, oui, deux moustaches lisses

Comme une aile de cygne, et qu’il était rempli

De politesse ; enfin un jeune homme accompli.

Prosper lui répliqua : Moi, je n’ai pas encore

De moustaches ; mais, vois, ma lèvre se colore,

Et j’en aurai bientôt. Si tu veux me laisser

T’aimer, sois ma chère âme, et je vais t’embrasser.

Or, Judith objecta qu’elle avait eu la fièvre,

Que les baisers laissaient des traces sur la lèvre,

Et se mit en colère avec sa douce voix,

Si bien que son cousin l’embrassa quatre fois.

Puis elle n’osa plus se fâcher, dans la crainte

D’être embrassée encor. Voyez quelle contrainte !

Les choses allaient donc au mieux. S’il n’eût fallu

Rentrer pour le souper, tu ne m’aurais pas lu

Davantage. Le cœur de Prosper se dilate,

Et la fillette semble une rose écarlate.

Le pater Anchises, qui commence à souffrir

D’une superbe faim, a crié d’accourir,

Et jure que le soir on attrape du rhume.

Prosper prouve contra que l’exercice allume

L’appétit, et qu’aux nerfs il est quelquefois bon.

Le père, là-dessus, découpe le jambon.

Que ton parfum est doux, ô suave caresse !

O bonheur encor chaste et déjà plein d’ivresse !

Oh ! ces regards tout pleins de billets doux, ces pieds

Qui se cherchent tout bas, vainement épiés !

Oh ! comme cet Amour, enfant né dans les flammes,

Est un bon statuaire et sait pétrir les âmes !

Oh ! que tristes et longs passent les lendemains !

Comme on invente alors, pour se tenir les mains,

Quelque moyen nouveau que l’on ignorait ! Comme

Il veut dire à la fois, le nom dont on la nomme,

Étoile, perle, fleur, chanson, lumière ! Et puis

Tu sais, on va le soir regarder dans le puits

La fleur qui de ses mains fragiles est tombée.

Je crois qu’on la prendrait d’une seule enjambée !

Comme tout devient rose et doux ! Comme on est fier

Du vieux ruban flétri qu’elle portait hier !

O démence ineffable et qui nous fait renaître !

On en serait heureux, si quelqu’un pouvait l’être.

Pourquoi le cœur est-il si large et si profond,

Que nulle volupté n’en atteigne le fond ?

Pourquoi, noyé des feux d’une humide prunelle,

Voulons-nous embrasser la menteuse éternelle,

Et d’où vient ce désir d’être déchiqueté

Entre les doigts crochus de la Réalité ?

Certes, Prosper avait une âme de poëte,

Mais de riches désirs bouillonnaient dans sa tête,

Et ses sens lui disaient que ce n’est pas assez

De la communion des regards embrassés.

Souvent il s’en alla dans les bruyères sombres,

La nuit, s’asseoir tout seul au milieu des décombres ;

Il s’en alla gravir le pied fangeux des monts,

Où les rocs dentelés semblent de noirs démons :

La lune aux yeux d’argent frissonnait. La rosée

Pleurait de chastes pleurs sur sa bouche arrosée ;

Tout semblait un joyau doux et silencieux ;

La terre d’émeraude et la turquoise aux cieux,

Et le frêle rameau tendant sa verte palme ;

Tout, excepté les sens de Prosper, était calme.

Au fait, comment rester tant de jours sans se voir ?

Vivre un jour sur huit jours, est-ce vivre ? Et le soir

Se quitter ! et sentir sur une froide couche

La Solitude avec son baiser sur la bouche,

Courtisane de marbre, et qui vient vous saisir

Quand votre ami la chasse aux rires du plaisir !

Et ces rêves menteurs ! Et ces nuits d’insomnie,

Quand, près du temple où dort la chère Polymnie,

On rôde, l’œil fixé sur le vieux mur éteint

Qui des rayons du monde a préservé son teint !

Un grand homme inconnu, joueur de chez Procope,

Disait que le désir est un bon microscope :

Or, tant de fois Prosper vint explorer le mur,

Que pour cet examen un soir le trouva mûr.

Il vit qu’au résumé la pente était fort douce,

Et les pierres d’en haut recouvertes de mousse.

Il alla donc trouver Judith, et lui fit part

De l’idée. On pouvait assiéger le rempart.

L’enfant sourit tout bas, baissa sur les étoiles

De ses pudiques yeux l’ébène de leurs voiles,

Et dit que là-dessus il fallait éclairer

La sous-maîtresse, afin que l’on fît réparer

La muraille. Tu vois qu’ils étaient loin de compte.

Prosper à ce mot-là devint rouge de honte.

Puis vinrent les serments, les larmes, les combats.

Elle écoutait si bien, et lui parlait si bas,

Qu’à peine si la brise avec ses ailes d’ange

Emporta quelques mots de ce céleste échange.

-? Vous me faites mourir, Monsieur ! ?? Venez ici !

-? Non, je te hais ; va-t’en ! ?? Vous croyez ? Grand merci !

-? Et mon honneur, Monsieur ! Un mur ! la belle histoire !

-? Je t’aime ! ?? Taisez-vous, démon ! ?? Un bras d’ivoire !

-? Mais je n’y viendrai pas. ?? Des yeux à s’y noyer !

-? Vous mentez, vous ! ?? Je t’aime ! ?? Oh ! le beau plaidoyer !

Ici la brise encor passa mystérieuse,

En courbant les rameaux du saule et de l’yeuse.

-? On peut, sans être vue, en un sombre peignoir…

-? On ne peut pas, Monsieur ! ?? S’échapper du dortoir.

-? Je ne t’écoute plus. ?? Enfant ! ?? Oh ! dis, toi-même,

Non, tu ne voudrais pas me perdre ainsi ! ?? Je t’aime.

Ces pauvres amoureux n’ont pas d’autre raison !

Celle-là, par bonheur, est toujours de saison.

Parlèrent-ils encor ? Je ne sais trop. La brise

Ne les entendit plus. Mais, sur la pierre grise,

Près du mur dont la mousse a rongé les granits,

Elle revint un soir baiser leurs fronts unis.

Quelle joie, ô mon Dieu ! les heures solennelles,

La nuit qu’ils éclairaient de leurs chaudes prunelles,

Le parfum des jasmins et des pâles rosiers,

Tout prenait à la fois leurs cœurs extasiés.

La brise soupirait entre eux deux. Leurs paroles

Ne s’échangèrent plus, et puis leurs lèvres folles

Confirmèrent tout bas les clauses de l’hymen

Que la main de chacun jurait à l’autre main.

Ce fut comme un éclair où flambent deux nuages,

Ineffable moment que les plus durs naufrages

Ne sauraient arracher du cœur ! Car, si profond

Qu’il soit, et quelque fiel qu’il élabore au fond,

Quelque orage qu’un jour la passion y fasse,

Toujours ce feu céleste en dore la surface.

Oh ! comme ils oubliaient le monde, cet égout !

Et leurs plaisirs d’enfant, et leurs mères, et tout !

Comme au baptême saint des invisibles flammes

Ils brûlaient leurs passés et retrempaient leurs âmes !

Fut-ce un rare bonheur pour les sens enlacés ?

Oui, mais les vrais moments d’extase étaient passés ;

Car les plus doux transports sont dans l’inquiétude

Dont les rêves s’en vont à la béatitude,

Quand le cœur comprimé doute, et sous le surcroît

Du doute, se replie et se réveille, et croit !

Mais quand l’illusion s’incarne tout entière,

Lorsque l’ange du rêve est devenu matière,

On ne sait plus alors ce qu’on en pensera.

C’est le provincial qui vient à l’Opéra

Des clochers inconnus de sa verte campagne.

Il vient comme on viendrait au pays de Cocagne,

Si bien que ni le chant, ni le public choisi,

Ni le vol fabuleux de Carlotta Grisi

Et les pâles Willis avec leurs maillots roses,

Ne semblent à ses yeux de merveilleuses choses.

Il rêvait tout moins beau, mais quelque chose encor,

Et croyait au perron trouver des marches d’or.

C’est ainsi que l’espoir s’entoure de mensonges,

Et que la passion est un pays de songes

Où l’on va comme un homme enivré d’alcool.

Il semble qu’on va suivre un aigle dans son vol,

Qu’on est grand, que la joie et ses rudes atteintes

En râles convulsifs tordront les chairs éteintes,

Qu’on se relèvera tout autre ; mais souvent

On se retrouve après Gros-Jean comme devant.

Aussi lorsque j’ai soif de rage et de caresse,

En un mot, que je veux choisir une maîtresse

Telle que le dieu grec les élève à son jeu,

Une femme de lit, je m’inquiète peu

Des petits pieds de reine et des yeux en amandes.

Ce qu’il me faut, à moi, ce sont les chairs flamandes

Que dessinait Rubens de son hardi pinceau.

Quant à ces do¤a Sol aux tailles d’arbrisseau

Dont les cheveux pleureurs vont en rameaux de saules,

C’est trop triste pour moi. Mais de larges épaules,

Des jambes d’amazone et des bras sans défaut,

Et des muscles de fer, voilà ce qu’il me faut !

Avec son torse fier, la Vénus Callipyge,

Comme poëme épique, est un rare prodige.

Des bandeaux moyen âge avec des yeux cernés

Font de sombres profils d’archanges consternés ;

Mais cette lèvre rouge et ce sein qui frissonne,

Le port majestueux que la stature donne,

Ces hanches aux plis durs, ces robustes appas,

Qui vous les donnera, si vous n’en avez pas ?

Il faut avoir jauni dans un cachot bien sombre,

Où de pâles serpents se caressent dans l’ombre,

Pour bien savourer l’air et la beauté des cieux.

On se blase sur tout : sur l’azur des beaux yeux,

Sur le scribe fécond, sur le pâté d’anguille,

Sur le chant que murmure une rieuse fille ;

Et toutes les beautés auxquelles nous croyons

Tombent au souffle impur des désillusions.

Le grand héros nous semble un meurtrier. Le prince

Est pour nous un flâneur venu de sa province,

Le politique, un sot raillé par le destin,

La vierge, une Isabelle agaçant Mezzetin,

L’astronome savant un fou dans les étoiles,

Ce divin coloriste un barbouilleur de toiles ;

Nos souvenirs aimés deviennent des fardeaux,

Et les pauvres honteux achètent des landaus.

L’espérance se fait un chagrin près d’éclore,

L’amour un impudent marché ; le météore

Un lampion fumeux accroupi sur un if.

Des seins fermes et lourds, au moins, c’est positif.

Quoique Prosper n’eût pas dans cette nuit peut-être

Connu tout le bonheur qu’il rêvait sous le hêtre,

Lorsque le blond Phoebus parut à l’horizon,

Il partit, mais laissant son cœur à la maison,

Si bien que l’on trouva sa démarche légère,

Puis il vécut ensuite au sein d’une atmosphère

De bagues en cheveux, de petits billets doux,

Éden de souvenirs, de fleurs, de rendez-vous,

Qui put, malgré l’effort de la fortune humaine,

Comme dans la chanson, durer une semaine.

Quoi, huit jours seulement ! C’est bien peu, diras-tu.

&Ecircum ;tre huit jours fidèle est presque une vertu :

D’abord on a le temps d’écrire plusieurs stances

Quand on s’aime huit jours. Et puis les circonstances

Viennent souvent forcer à se quitter plus tôt

Qu’on ne veut. Le malheur est un grand paletot

Qu’endosse tour à tour chaque homme, et que sans honte

Prosper doit endosser à cet endroit du conte.

Ce conte, pour toi seul, ami, je l’ai rimé ;

Toutefois, s’il fallait qu’on le vît imprimé,

Sortant pour cette fois de la nuit protectrice,

Je m’agenouillerais aux pieds de ma lectrice,

Petits pieds que je vois, chaussés d’un clair velours,

Mollement endormis sur des coussins bien lourds ;

Charmante caution pour répondre du reste.

Puis en levant les yeux, je verrais sans conteste

Un visage adorné d’un éclat non pareil,

Un front d’ivoire mat et des yeux de soleil ;

Puis un hardi corsage, et, sur un flanc qui ploie,

Des cheveux soyeux, pleins de délire et de joie,

Sombres comme le noir feuillage des forêts.

Or, je crois que voici ce que je lui dirais :

O ma dame d’amour ! mon amante inconnue !

A qui la Vérité parle ici toute nue,

Oh ! si, réalisant tous mes rêves de fou,

Chère, vous me vouliez jeter vos bras au cou,

A l’heure où l’ombre molle endort les tubéreuses,

Et me donner huit nuits de vos nuits amoureuses,

(Éros devine alors ce que je tenterais !)

Ma dame, sur l’honneur, je m’en contenterais.

Enfin, comment cessa ce bonheur éphémère ?

Cela vint de Prosper. Qui l’aurait cru ? Sa mère

Mourut tout justement à cette époque-là.

Or, elle avait un frère aîné, qu’on rappela

D’exil en mil huit cent quatorze. Un gentilhomme

Très entiché des fleurs de lys, et brave comme

Bayard, au temps jadis fort bien vu de la cour.

La digne sœur et lui se chérissaient, et pour

Se réunir encor dans la main où l’on tremble

Et ne pas se quitter, ils moururent ensemble

De vieillesse. Prosper fut contraint de partir

Pour recueillir avec des sanglots de martyr

L’héritage de l’oncle, un fort bel héritage

Qui n’aurait pas tenu de Pe¤afiel au Tage.

Ayant enfin rempli tous les devoirs que feu

Notre oncle, s’il fut riche, impose à son neveu,

Il s’entoura d’un crêpe, et prit la malle-poste,

Rêveur comme un lépreux de la cité d’Aoste.

De plus, quand il revint, son père avait quitté

Notre monde frivole et plein d’iniquité.

Que de morts à la fois ! c’est comme un mélodrame

Où les trépas fameux s’impriment à la rame,

Bel art au nom duquel d’Ennery mérita

La croix ! Prosper pleura beaucoup, mais hérita.

C’est un baume aux chagrins les plus cuisants. En somme

Il eût trouvé l’auteur de ses jours un brave homme,

Si ce pauvre vieillard à ses derniers moments,

Quoiqu’il eût toujours eu les meilleurs sentiments,

Ne se fût laissé faire une bévue exquise.

Je te le donne en cent ! Il fit… Judith marquise.

Afin qu’elle eût un père avec un bel hôtel,

Un jour il la mena toute blanche à l’autel.

Quant à son jeune époux, ce fut un diplomate

Haut, sec, raide, pompeux, monté dans sa cravate,

Droit comme un lys, couvert de croix, éblouissant,

Et portant de sinople au griffon d’or yssant

Du chef ; d’ailleurs sauvage, aimant la solitude,

Et voyageant toujours ; mais ayant l’habitude

Mauvaise de rentrer dans sa demeure à pas

De loup, toutes les fois qu’on ne l’attendait pas.

Pour les fleurs sans parfum, le satin et le cierge,

Oublia-t-elle donc ses doux serments de vierge ?

Son cœur fut donc un gouffre où l’on pouvait plonger

Ses rêves, sans que rien ne dût y surnager ?

Peut-être. Elle ne vit dans cet épithalame

Qu’un moyen tout trouvé de jouer à la dame.

Elle eut de fins chevaux, des villas, des palais,

Du drap rouge fort cher sur les corps de valets,

Et fit merveille au bois avec ses équipages.

On prétendit alors qu’elle eut même des pages.

Aussi ne parlons pas de ces pensionnats

Où l’on a le secret de charmants incarnats

Pour se faire monter la pudeur au visage,

Lorsqu’un œil indiscret vous fixe le corsage.

Oh ! si quelqu’un lisait sous vos regards baissés

Tous les impurs désirs dont vous vous enlacez,

Courtisanes d’esprit, filles dont le corps chaste

Est comme un champ de fleurs que l’ouragan dévaste !

Pâles virginités, vertus sans lendemain,

Laissant votre dépouille aux buissons du chemin !

Écoute, le hasard, ou bien les Dieux prospères

M’ont fait vivre un instant dans un de ces repaires.

J’y cherchais un écho des chants du paradis.

N’aurais-tu pas pensé comme je pensais, dis ?

Eh bien, souvent, le soir, caché sous des charmilles,

J’ai surpris le secret de quelques blondes filles,

J’écoutais inquiet, presque comme un amant,

Et j’ai senti le rouge à ma face. Vraiment

Il se murmure là des discours dont l’exorde

Soulèverait le cœur aux danseuses de corde !

Puis, c’est là qu’on apprend le sourire qui mord

Et l’art si compliqué de mentir sans remord.

Ne crois pas que Judith fût donc embarrassée

Pour dire à son cousin qu’on l’avait tant forcée

Qu’elle n’avait pas pu refuser cet oison.

Prosper lui répliqua : Vous avez bien raison,

Et ce n’est après tout qu’une affaire de forme,

Car un époux marquis reste, pourvu qu’il dorme,

Un meuble de salon à ne pas dédaigner.

Mais un ancien amour permet d’égratigner

Le papier qu’a noirci, par un affreux mystère,

Hymen, ce dieu qui porte un habit de notaire.

Tu sais que tous les deux aimaient à discuter,

Car nous les avons vus autrefois affronter

La nuit fraîche, sous une allée ombreuse et noire,

A l’heure douce où Puck dans le ruisseau vient boire ;

Tu sais que, tous les deux, après ces beaux discours,

Nous les avons trouvés dans des spasmes bien courts

Au fond d’un vieux jardin, sur le banc, dont la mousse

Empruntait à Phoebé sa lueur pâle et douce.

Après les pourparlers dont il s’agit ici,

Nous devons comme alors les retrouver aussi,

Non pas dans un jardin, nous sommes en décembre,

Mais au fond d’un boudoir rose et parfumé d’ambre,

Avec de gros coussins vétus de velours verts,

Comme on aime à les voir dans le cœur des hivers ;

Boudoir fort isolé, n’ayant pour toute issue

Qu’une fenêtre haute assise sur la rue.

La Nymphe du foyer devient rouge, le thé

Par Judith elle-même est bientôt apprêté,

Puis dans les flacons d’or le vin de Syracuse

Offre aux jeunes amants une charmante excuse

De toutes les pudeurs qu’ils pourraient oublier.

Oh ! quel désir aigu les vint alors lier !

Qu’ils allaient bien mourir dans ces voluptés sombres

Que l’ange de la nuit caresse de ses ombres,

Et dont ils connaissaient l’extase jusqu’au fond !

Mais voilà le mari, diplomate profond,

Qui revient tout à coup, montrant sous sa paupière

L’impassible regard du Convié de pierre.

Deux hommes sur les bras alors qu’on en veut un,

Certes, cela doit être un conflit importun,

Et l’on voudrait s’enfuir dans un autre hémisphère.

Pas de cachette, hélas ! Que résoudre ? Que faire ?

Encore, à l’Ambigu-Comique, ce serait

Facile, on trouverait un passage secret

Dans un mur féodal. Se tuer l’un ou l’autre

Sans pouvoir seulement dire de patenôtre,,

C’est un moyen fossile et maintenant honni ;

D’ailleurs cela serait imité d’Antony.

Puis, Judith n’était pas de ces femmes novices

Qui prouvent leur amour avec des sacrifices,

Et qui donnent leur vie, en faisant peu de cas.

Elle jeta la lampe avec un grand fracas,

Et se mit à rugir ce cri de rage folle

Que hurle avec horreur la femme qu’on viole.

Aussitôt parut, fier comme un toréador,

Un suisse vert-lézard caparaçonné d’or,

Qui, jaloux de servir les vertus de Madame,

Pour la première fois sut dégainer sa lame.

Comme tous les chasseurs, ce fat malencontreux

Des pieds de sa maîtresse était fort amoureux ;

Ce fut donc comme un tigre altéré de carnage

Qu’il arrêta Prosper, et, contre tout usage,

Le jeta sans façon par la fenêtre, avant

De regarder au moins s’il faisait trop de vent.

Madame, quand parut son noble misanthrope,

Eut tout juste le temps de tomber en syncope,

Comme une Sémélé devant son Jupiter.

Le raide commandeur demanda de l’éther.

L’événement courut le lendemain. La presse

Pour gloser sans mesure oublia sa paresse ;

On en parla beaucoup dans les nobles faubourgs,

Et Judith fut malade au moins quinze grands jours.

Descendons si tu veux dans la rue, où la neige

Étend sur le pavé son manteau de Norvège.

Quand le pauvre Prosper s’éveilla pâle, sans

Un souvenir, et vit s’attrouper les passants,

Il se trouva meurtri sur des angles de glace,

Où nous le laisserons sans le bouger de place,

Tel est notre caprice, encor pour quelques vers.

D’autant qu’on se fatigue à ces récits divers,

Et qu’il me faut quitter la mystique ceinture,

Car nous avons ce soir bal à la préfecture.

Déjà le Jacquemart, Quasimodo de plomb,

Vient de sonner dix coups avec beaucoup d’aplomb,

L’ancien hôtel Saincy s’entr’ouvre et s’illumine

Tandis que des beautés à la superbe mine

S’y rendent, en passant par le pompeux séjour

Né sous le consulat de monsieur de Champflour.

Faut-il continuer ? Je n’en ai guère envie.

Le malheureux Prosper ! comme, en pendant sa vie

A des lèvres de femme, il s’était bien trompé !

Notre terre promise est un roc escarpé :

Il ne le savait pas ; mais avoir fait son rêve

D’un poëme d’amour qu’une autre main achève,

&Ecircum ;tre sorti vivant de son passé caduc,

Avoir fouillé son cœur pour en donner le suc,

Puis, amant d’une Églé, se voir trahir par elle,

C’est à se rendre ermite, ainsi que Sganarelle.

Hérodiade, svelte en ses riches habits,

Portant sur un plat d’or constellé de rubis

La tête de saint Jean-Baptiste qui ruisselle,

Nous résume très bien l’histoire universelle ;

Car le sage est toujours celui qui, la voyant

Sous les tissus vermeils et roses d’Orient,

Admire ses yeux noirs et les fleurs de l’étoffe.

Mais, par Bacchus ! pourquoi faire le philosophe

Au bout d’un conte bleu qui nous intéressait ?

Disons ce qu’il advint de Prosper. Qui le sait ?

Comme un sombre plongeur qui se confie aux lames,

Il s’engouffra vivant dans une mer de femmes,

Festonna ses rideaux d’actrices et de rats,

Et devint très couru dans les deux Opéras.

Frêles roseaux fleuris sur les pierres gothiques,

Types germains coulés dans les moules celtiques,

Bacchantes de Toscane à la parole d’or,

Pensives Lélias qui cherchaient leur Trenmor,

Elvires aux pieds fins, bijoux d’Andalousie,

Vierges à l’œil fendu sous le surmé d’Asie,

Il sut tout effeuiller en critique de goût,

Et quand il n’eut plus rien à donner, il eut tout.

Il eut, n’espère pas que je les enregistre,

Au Théâtre-Français l’amante d’un ministre,

Dont Paris en silence admirait la hauteur

Superbe. Aux environs, la femme d’un auteur

Dramatique, et Fanny, la fille aux lèvres rouges,

Dont la voix éveillait les morts, et, dans les bouges,

Éléonore, Esther, Léontine et Jenny.

Si je te disais tout, quand aurais-je fini ?

Ce serait trop. D’autant que, grâce à ces astuces,

Il trouva des vertus et des princesses russes,

Qu’il serait dangereux de nommer pour raison

D’époux, et dont je veux respecter le blason.

D’ailleurs tout ce plaisir est rampant et livide ;

Avant de s’enivrer on voit la coupe vide,

Tandis que le vautour, le souvenir vainqueur,

Vous broie incessamment de ses griffes le cœur.

Oh ! quelle chose aimée alors semblerait douce ?

Le zéphyr caressant, la lumière, la mousse,

Ou le givre odorant des amandiers fleuris ?

Prosper le blond rêveur n’avait trouvé de prix

A tous ces charmes nus de la jeune Nature

Que lorque à son amie ils servaient de parure.

Tout est décoloré, discordant et fatal

A présent, tout se tait. Le ruisseau de cristal

Murmurait sur ses pieds délicats. Le vieux saule

Penchait de verts rameaux jusqu’à sa blanche épaule.

En voltigeant, la brise apportait dans sa voix

La chanson du vieux pâtre et l’haleine des bois.

Les fleurs ? Ils en avaient effeuillé les corolles

Pour y lire tout bas mille promesses folles.

O souvenirs toujours adorés ! Le soleil ?

Que de fois, éblouis de son éclat vermeil,

Étendus sur la mousse, abrités, seuls au monde,

Ils l’avaient vu mourir dans un baiser de l’onde !

Chaque pas, chaque souffle était un souvenir

De ce bonheur enfui pour ne plus revenir :

Mais au fait, je m’arrête à faire de l’églogue,

Tandis que mon héros emplit son catalogue.

Puis-je suivre ses pas jusqu’au pays Latin

Et dire ce qu’il dut souffrir un beau matin

Pour demander du calme à la philosophie

Que démontre là-bas quelque brune Sophie ?

Puis-je écrire les noms d’Annette et de Clara,

Cette autre Dolorès ? Rira bien qui rira

Le dernier. La débauche à la fin vous enlace

Entre ses bras plus froids et plus durs que la glace,

Et don Juan court au gouffre entr’ouvert sous ses pas.

A propos, connais-tu, qui ne la connaît pas ?

(On la chante à présent jusque dans Pampelune)

Cette moisson de lys, blanche comme la lune,

Qu’un païen surnomma Phoebé, pour sa pâleur ?

Quelle nymphe ! souvent, par goût pour la couleur

Locale, étincelait parmi sa chevelure,

Masse de diamants d’une farouche allure,

Un croissant tout en feu, par Janisset courbé.

Prosper la posséda, cette épique Phoebé

Dont chaque nuit absorbe, au dire de la ville,

Dix hommes, vingt flacons pleins, et cinquante mille

Francs. Oui, tout cela tombe en poudre sous ses doigts

Comme un vieil oripeau décousu. Mais tu dois

En avoir entendu souvent parler : c’est elle

Qui, je ne sais pourquoi, se mit dans la cervelle

De tuer sans péril deux fats, et seulement

Pendant huit jours entiers prit chacun pour amant.

Entre toutes, ce fut celle de ses maîtresses

Que Prosper préféra, peut-être pour les tresses

De cheveux, qui gênaient sa marche, ou les contours

De sa robe, sculptés pas des ciseaux d’Amours,

Peut-être pour ses yeux ou ses faunes vieux-Sèvres,

Peut-être pour ses chats, peut-être pour ses lèvres.

Belle femme, elle était bonne fille. Il la prit

Noblement, sans façon. Puis, il eurent l’esprit

De se quitter sitôt que le miel de la coupe

Fut au bout, estimant tous les deux qu’une troupe

De bohèmes en sait là-dessus plus qu’un roi.

Mais s’ils se rencontraient devant le café Foy,

Ou bien s’ils étaient las de leurs plaisirs vulgaires,

Car les gens du commun ne les amusaient guères,

S’ils désiraient un soir sortir de leur milieu,

Si Prosper, en fuyant les tréteaux Richelieu,

Voulait pour se guérir voir un vrai corps de reine,

Alors ils s’en allaient ensemble. L’Hippocrène

Est un mot à côté de cette femme-là :

C’est un fait positif, qu’en ses jours de gala

D’un triste portefaix elle eût fait un poëte,

Par son étreinte morne et ses poses de tête.

La source court au fleuve, et la fange à l’égout.

Tu dois le remarquer, l’esprit et le bon goût

S’unissent d’ordinaire aux formes les plus pures.

Phoebé le prouve bien. Ni l’or, ni les guipures

Ne cachent son beau cou, mais un camellia

S’embaume à ses cheveux, et, comme Cinthia,

Cette calme Romaine, hélas ! trop tard venue,

« Sa plus belle parure étant de rester nue,

Deux robes seulement forment tous ses atours,

L’une de moire blanche et l’autre de velours. »

Tout chez elle est parfait pour l’amour idolâtre.

Pas de livres, d’albums, ni de sculpture en plâtre,

Mais une Danaë peinte par Titien,

Inestimable corps qu’elle a payé du sien,

De bons divans de perse avec des cordelettes

Et de lourds oreillers, et, comme statuettes,

Deux seulement en marbre et semblant percer l’air :

Carlotta la divine, et la rieuse Elssler ;

Du vin dans des flacons, et près des pipes d’ambre

Les verres de Bohême. Au plancher de la chambre

Pas de riches tapis d’un goût luxuriant,

Mais une fraîche natte en paille d’Orient.

C’est là que les pieds nus, dans l’ombre accoutumée,

Prosper s’environnait d’une blanche fumée,

Et les yeux de la reine épanouis sur lui,

Comme un autre Aenéas, racontait son ennui :

-? Par Hercule ! dit-il, depuis deux ans, ma chère,

Je me gorge d’amour, d’or et de bonne chère.

Et je trouve l’or vil, et les dégoûts bien prompts.

-? Si tu veux, dit Phoebé, nous nous enivrerons.

-? Je me suis réveillé repu sur tant de couches,

Que ces femmes me sont insipides. Leurs bouches

Me sont froides ! Du vin ! verse tout le flacon !

S’il me fallait encor passer par un balcon,

Peut-être que ces nuits me sembleraient plus drôles ;

Mais tous ces bons époux savent si bien leurs rôles,

Que l’on entre aujourd’hui par la porte. Vraiment

On a l’air d’un laquais, et non pas d’un amant.

C’est, comme dit Pierrot, toujours la même gamme !

-? Si tu veux, dit Phoebé, nous dormirons. ?? O femme !

Tu ne comprends donc pas que pour moi tout est mort,

Et qu’on est bien heureux, ma Blanche ! quand on dort.

Vois-tu, Dieu m’avait fait pour une seule chose,

Pour un amour d’enfant, une pauvre fleur close,

Et mon souffle s’envole à la fleur que j’aimais.

-? Cueille-la, dit Phoebé. ?? Ne me parle jamais,

Femme, de cette enfant, car elle est morte. Approche

Ta joue. Oh ! non, ta lèvre est trop froide. Une roche

Dans un gouffre, vraiment, c’est mon cœur, ô Phoebé.

-? Mio, répondit-elle, il faut vous faire abbé.

A ce mot-là, Prosper fit une cigarette.

Car pareil au bon Roi chiffonnant sa Fleurette,

Il roulait un papel, dès qu’il ne trouvait rien

A dire. Et dans le fait, c’est le suprême bien.

Oh ! si dans mon réduit j’avais la douce natte

De Phoebé, ses bras blancs et sa lèvre écarlate,

Oui, cela, rien de plus, avec du tabac frais,

C’est pour le jugement que je me lèverais.

Les gens les plus heureux que notre terre porte

Sont le Turc et sa pipe accroupis sur leur porte.

Mais il faut être Turc pour prendre ce parti.

Après quelques instants, Prosper était parti

Pour suivre le torrent de ses bonnes fortunes.

Les pommes de l’Éden deviennent fort communes,

Et tous les tours d’alcôve on les a si bien lus

Que c’est tout naturel ; je n’en parlerai plus.

Il faut, pour terminer dans l’irrémédiable,

Qu’enfin Polichinelle aille aux griffes du diable,

Et qu’en baissant la toile on sente le roussi.

J’ai promis à don Juan sa foudre. La voici :

Pour parler net, ce fut un être d’antithèse

Au corps pelotonné comme une chatte anglaise ;

Le visage suave et rose, mais les yeux

Cruels, et reflétant l’enfer plus que les cieux.

Sa voix était limpide et pleine d’harmonie

Comme un frémissement des lyres d’Ionie ;

Ses cheveux étaient doux, ses doigts petits et longs,

Ses pieds se meurtrissaient aux tapis des salons ;

Ajoutez un corps mince, une allure mignonne

Et des ongles rosés, vous aurez la Madone,

Pareille à ces beautés dont on baise la main

Respectueusement, au faubourg Saint-Germain.

Son nez grec, ses sourcils arqués, ses dents d’opale,

Tout était jeune, sauf cette lèvre fatale

Qu’un sourire funèbre éclairait. En tous temps,

Même sous les rayons du soleil de printemps,

Elle était enterrée au sein d’une fourrure

Toute blanche, et semblait mourir. Une torture

Étrange se peignait dans son œil interdit,

Et dans l’ombre elle avait ce triangle maudit

Que le doigt de Dieu trace au front des mauvais anges.

Était-elle arrachée à ces noires phalanges

Qui tombèrent un jour de la nue aux flancs d’or ?

Peut-être. Je ne sais. Mais on disait encor

Avoir su vaguement des vieillards que leurs pères

L’avaient vue autrefois en des âges prospères,

Alors qu’illuminée aux splendeurs de son nom,

La noblesse dorait les prés de Trianon,

Alors que les Iris et les belles Climènes

Jusques au madrigal se faisaient inhumaines,

Et plus tard, quand la fière et belle Tallien

Marchait, tunique au vent, sans voile et sans lien.

Au fait, nous avons lu bien souvent Le Vampire

Du grand poëte ; eh bien, cette femme était pire

Encore, étant vampire et femme. On ne pouvait

Relever un front pur des plis de son chevet.

Or, Prosper y posa sa tête. Si l’histoire

Est fausse, je ne sais. Mais ce qui m’y fait croire,

C’est qu’en touchant Alice on sentait un frisson,

Que sa lèvre semblait froide comme un glaçon,

Et que, comme le tigre après un jour de jeûne,

Son regard aspirait ardemment le sang jeune.

Oh ! trois fois malheureux et perdu sans espoir

L’homme de cœur qui prend une femme un beau soir,

Et, laissant de côté le reste, vit en elle

Seulement, abrité du monde sous son aile !

Cette Madone-là savait bien son métier

De panthère lascive, et d’un bel air altier

Buvant jusqu’à la fin le sang de sa victime,

Elle se délectait de ce carnage intime.

Un jour pourtant, Prosper, qu’elle avait laissé seul,

Faute étrange ! sortit vivant de son linceul.

Tremblant, il vint s’asseoir auprès d’une fenêtre

Ouverte, dont l’air pur fit un instant renaître

Sa pensée, et bientôt, par la flamme ébloui,

Il recula de peur quand le rayon eut lui.

Car il avait senti déjà que dans son âme

Tout était consumé sous cette impure flamme,

Que de son être ancien tout était déjà mort,

Tout, l’espoir et le doute, et même le remord.

Alors il se rendit chez la Phoebé, l’ancienne

Maîtresse de trois rois couronnés, et la sienne,

Pour savoir si l’airain de ce corps indompté

Le ferait vivre encore à quelque volupté.

Belle conclusion et digne de l’exorde :

Sa lyre était aussi brisée à cette corde,

Si bien que la Phoebé dit, le bras étendu

Sur lui : Poveretto, comme on me l’a rendu !

Là, d’un coup de sifflet, nous transportons la scène,

En dépit d’Aristote, au pays d’outre-Seine.

O mon pays Latin ! vieux pays désolé

D’où le siècle sans plume un jour s’est envolé,

Moi, le dernier de tous, je te reste, et je t’aime !

J’aime tes boulevards, verdoyant diadème,

Ton fleuve morne et sourd, et ses courants flanqués

De vieux murs de granit où s’endorment les quais ;

J’aime ta basilique en fleur, ta cathédrale,

Où sur les sombres tours, dans l’ombre sépulcrale,

Quand l’aile de la nuit nous fait un noir bandeau,

Nous voyons grimacer quelque Quasimodo.

Avant ton Panthéon, palais de gloires mortes,

J’aime ton hôpital, la maison aux deux portes :

L’une par où l’on vient, escorté de douleurs,

Jusqu’à ces lits souillés qu’on lave de ses pleurs,

Comme Jésus sa croix ; l’autre, dernier refuge

Où nous trouve la mort pour nous mener au Juge.

Et souvent je pensais, en rêvant dans ce lieu

Où se mêlent les voix des mourants et de Dieu,

Que pour ceux dont le cœur sort vierge de ses langes,

Notre calvaire touche aux demeures des anges.

Assis sur une pierre, et le front dans les mains,

Je repassais en moi tous ces rêves humains,

Je cherchais à fixer de mon esprit superbe

Le problème infini de la Chair et du Verbe ;

Je voulais commenter l’impérissable Loi,

Pauvre fou que j’étais ! et disséquer la Foi :

Connaître la liqueur en en brisant le vase !

Et la Nuit m’eût trouvé dans cette même extase

Profonde, si des voix ne m’eussent réveillé.

Alors, comme un songeur toujours émerveillé

Qui d’Ève aux doigts de lys retourne à Cidalise,

Et cherche le théâtre au sortir de l’église,

Je flânais lentement tout le long du chemin

Jusqu’à mon Odéon, ce colosse romain,

Ce vaste amphithéâtre aux moulures massives,

A l’air grave, où les voix sortent pleines et vives,

Où Shakspere et le grand Molière, ce martyr,

Semblent en nous voyant pousser un long soupir,

Temple où la Melpomène est vaste comme un monde,

Et jetait en un jour, vieille Muse féconde !

A ce monstre affamé qu’on nomme le Public,

Deux Talmas à la fois, Bocage et Frédérick !

Et, comme deux enfants qu’on flatte et qu’on câline,

La Muse les berçait sur sa large poitrine,

Et ne plia jamais, tant ses reins étaient forts !

Aux coups passionnés de leurs rudes efforts.

Oui, malgré les regards de la foule béante,

Elle ne put faiblir, la robuste géante,

Que sous les lourds baisers des éléphants-Harel.

J’ai toujours, pour ma part, trouvé surnaturel

De voir ces animaux jouer la tragédie.

C’est là ma bête noire, et ma foi, quoi qu’on die

Comme dit Trissotin, j’aime mieux Beauvallet.

D’ailleurs, tout ce qui vient d’Afrique me déplaît,

Sauf ces brunes Fellahs dont la mamelle antique

Est d’un bronze charnu qui perce une tunique.

Aussi, quand par hasard ce souvenir me vint,

Je prenais mon chapeau quatorze fois sur vingt,

Et pour le Luxembourg dédaigneux et folâtre,

Mon jardin, je quittais l’Odéon, mon théâtre.

Dans tout ce qu’on me voit écrire en général,

Mais surtout dans les vers de ce conte moral,

J’abuse sans pudeur du mot suave : J’aime.

Il faudrait l’éviter par quelque stratagème.

Cependant nous voilà dans l’Éden azuré,

Mon âme, et c’est pour lui que j’en abuserai.

Car lorsque j’eus quinze ans, que mes Chimères lasses

Voulurent secouer la poussière des classes,

Rêveur et fou, j’appris chez lui mon cher métier.

Je lui ferais sans peine un livre tout entier.

J’aime son bassin vert aux cygnes blancs, ses marbres

Se détachant au loin sur le velours des arbres,

Ses coupes sur des bras d’Amours, riche travail,

Où les géraniums de pourpre et de corail

Brillent dans le soleil comme des rois barbares,

Et ses parterres gais, où, parmi les fanfares

D’un triomphe de fleurs plus charmant et plus beau

Que l’entrée à Paris de la reine Ysabeau,

Passe un zéphyr, léger comme un souffle de femme.

O vous que j’appelais mon âme, vous, Madame,

Que je mêle toujours en mes songes flottants

A tous mes souvenirs d’aurore et de printemps,

Vous le rappelez-vous, lorsque le soir flamboie,

Ce vieux jardin riant, plein d’ombre et plein de joie ?

Ce fut là le berceau de nos jeunes amours.

C’est là qu’au mois de mai vous alliez tous les jours,

Une fleur à la main, vous asseoir la première

Sur la terrasse, près du vieux balcon de pierre.

Et lorsque j’arrivais aussi, par un hasard

Si bien prévu la veille, alors votre regard

Me querellait au loin d’une moue enfantine.

Moi, portant sur mon front des rougeurs d’églantine

Je venais saluer votre mère, et souvent

Elle me retenait à ses côtés. Savant

Bachelier, délaissant les codes pour les odes,

Je pouvais au besoin causer parure ou modes,

Et près d’un vieux parent arrivé du Congo,

Faire des calembours contre Victor Hugo.

Mais si pour un instant nos mères enjôlées

Me laissaient votre bras dans les longues allées,

Oh ! comme tous les deux, en nous serrant la main,

Nous prenions du bonheur jusques au lendemain !

Hélas ! où s’envola cette rapide ivresse ?

Maintenant, chaque été, la brise vous caresse

Dans un vague séjour d’eaux quelconques, et moi

Je me suis fait mener, je ne sais trop pourquoi,

Au fond d’une province où des Nemrods sauvages

Dévorent, sans que rien puisse apaiser leurs rages,

Comme au temps où, quenouille en main, Berthe filait,

Des brochets monstrueux et des cochons de lait.

Or, fussé-je au Moultan, ou bien chez les Tungouses,

Au Kiatchta, pays des amantes jalouses,

Ou chez les Beloutchis, ou chez les Hottentots,

Vierges de toute presse et de tous paletots,

Mon cœur s’envolerait à ce riant ombrage

Où nous étions si fous. Pourquoi devient-on sage !

Vous savez comme l’herbe était verte ! Au bassin

Comme nous admirions en leur calme dessin

Les beaux petits Amours aux gracieuses poses,

Et comme chaque brise était pleine de roses !

Oh ! lorsque aux bords aimés l’ancre à la forte dent

Mordra, si je reviens entier, sans accident,

Du char jaune-serin des postillons hilares,

C’est dans ce quartier-là que dormiront mes Lares.

Ce sera pour toujours alors, jusqu’au cercueil.

Car, sinon la Fortune assise sur le seuil,

Je trouverai du moins ma chère solitude,

Si douce pour l’amour, et douce pour l’étude.

Loin du fracas bourgeois de leur nouveau Paris,

Je lirai près du feu mes poëtes chéris ;

Je tâcherai surtout, sans être aristocrate,

De choisir mes amis comme faisait Socrate,

Écoutant auprès d’eux s’enfuir l’heure et, les soirs,

Allant rendre visite à mes monuments noirs.

J’entendrai sous le vent crier leurs girouettes,

Je verrai devant moi leurs longues silhouettes

Découper leur contour dans un ciel sombre et pur

Et jeter lentement leur ombre sur le mur.

Près de ces grands hôtels au style large et vaste,

Palais cyclopéens que le temps seul dévaste,

Je trouverai toujours mon banc presque détruit

Où l’on écoute en paix l’haleine de la Nuit.

Là montent librement la pleine consonnance

Du bruit harmonieux que produit le silence

Et le parfum léger des folles nappes d’air.

Puis, lorsque du sein glauque où le tenait la Mer

S’élance l’astre blond, et qu’aux jeunes nuées

Il met des corsets d’or comme aux prostituées,

La cité des vieux noms s’embrase, et son réveil

Met dans les arbres noirs des éclairs d’or vermeil.

Seulement à son front plus d’un noble édifice

A, comme un nid d’oiseaux que le lierre tapisse,

Une pauvre mansarde amante de rayons,

Qui s’ouvre de bonne heure à cent illusions.

Là, quelque étudiant, sans crainte et sans envie,

Écoute frissonner le flot noir de la vie

Et jette l’avenir aux chances du destin.

Pauvres petits palais de ce pays Latin

Si dédaigneusement jeté sur une rive,

Quand on vous a quittés tout jeune, et qu’on arrive

Tout pâle à votre seuil, le cœur bat vite, allez !

Or, retrouvant par là tous ses jours envolés,

Notre héros tremblait comme un soir de décembre,

Car il tournait la clef de la petite chambre

Où s’étaient écoulés ses beaux jours. Si hardi

Qu’il fût, son front devint pâle, et, tout étourdi,

Il alla s’appuyer contre un mur. Sa mémoire

Pleurait en s’éveillant, et ses rêves de gloire

Venaient, spectres hagards, passer devant ses yeux.

Il les avait quittés si jeune ! lui si vieux

Maintenant, pour jeter aux caprices d’une onde

Perfide, ses trésors, et demander au monde

Une place au festin du bonheur inconnu !

Tu sais, mon pauvre Armand, comme il est revenu.

Bien des flots ont meurtri son front. Bien des tourmentes

Ont fait craquer son verre aux dents de ses amantes ;

L’implacable vautour de la Vie a rongé

Son cœur. Pourtant rien n’est absent, rien n’est changé

Dans la chambre : l’étoffe illustre des vieux âges,

Les meubles vermoulus et les vieilles images

Sont là : maître Wolframb, Hamlet dans son manteau

Noir, les Amaryllis mourantes de Watteau,

Sur le bahut sculpté la grande Vénus grecque,

Et les in-folios dans la bibliothèque.

Dire ce qu’éprouva notre Prosper auprès

De tous ces chers bijoux d’enfant, je ne pourrais ;

Surtout lorsqu’il trouva, portant les folles traces

Des anciens jours vécus, ses vieilles paperasses.

Car toute sa jeunesse au riant souvenir

Était dans ces feuillets épars, et revenir

En arrière, c’est vivre une autre fois. La folle

Du logis s’éveillait, et sa blonde parole

Semblait douce à l’enfant comme un zéphyr de mai.

Alors, comme autrefois le héros, enfermé

Près des vierges, frémit au son rauque des armes,

Prosper, sorti plus grand d’un baptême de larmes,

Vers l’azur idéal retrouva son chemin.

Le poëme qu’il fit, tu le liras demain.

Tu verras si toujours intrépide, il s’honore

D’enchanter l’air qui passe avec un mot sonore ;

Tu sauras si le gouffre où ce cœur est tombé

Profondément, au point d’émouvoir la Phoebé,

A laissé surnager quelques flots d’ambroisie,

Car, en somme, il en faut pour toute poésie

Comme pour tout amour. Quelquefois on écrit,

C’est au mieux, que la forme a sauvé son esprit,

Et que, la rime aidant, la Vénus Callipyge,

A mis sa lèvre chaude à ce sang qui se fige.

D’autres disent tout bas qu’à ses mille revers

Il ajoute celui de se tromper en vers,

Que, sentant son cœur vide et faux, il se décide

A chercher lentement le plus noir suicide ;

Que lui qui fut épris du rose, il l’est du noir,

Et qu’en son invincible et profond désespoir,

O don Juan ! d’avoir mal continué ta liste,

Ce Pindare vaincu se fait vaudevilliste.
Mai 1841.

Théodore de Banville

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