Les Souffrances de l’Artiste

Théodore de Banville
par Théodore de Banville
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Artiste foudroyé sans cesse, ô dompteur d’âmes,

Sagittaire à l’arc d’or, captif mélodieux,

Qui portes dans tes mains ton bagage de flammes

Et tes soleils volés autour du front des Dieux !
Laisse toute espérance, éternelle victime,

Et ne querelle plus ton désespoir amer,

Puisque tu t’es chargé de remplir un abîme

Où tu verses en vain toute l’eau de la mer !
Va, tu peux y jeter les océans, poëte,

Sans étouffer ses cris et son rire moqueur.

La curiosité de la foule inquiète,

Voilà le nom du gouffre où tu vides ton cœur !
Un mot domine seul ce murmure sauvage,

Mais ce mot, c’est le clou d’or et de diamant

Et l’anneau qui te rive à ton dur esclavage,

Ainsi que Prométhée à son rocher fumant.
Ce mot terrible, c’est : Après ? Toutes tes veilles,

Donne-les, et plus fier qu’un archange impuni,

Pose sur Pélion des Ossas de merveilles !

Fais l’impossible, et trouve un corps à l’infini !
Gonfle de passion les figures d’argile !

Crée, anime, bâtis ! Jusque sous les cyprès

Dont l’ombre endormira ta dépouille fragile,

L’inexorable voix viendra crier : Après ?
Tu peux, par ton regard effrayant les désastres,

Dans l’espace que Dieu pour les siens fit exprès,

Enchaîner comme lui des mondes et des astres :

Après ? dira le peuple insatiable, après ?
Tu peux faire fleurir tout le jardin des œuvres,

Et, bravant leur air sombre et pestilentiel,

Dessécher les marais où sifflent les couleuvres,

Après ? dira toujours le peuple.- Après ? O ciel !
Après ? Mais j’ai vaincu la forme et la lumière !

Mes yeux ont bu l’azur, et j’ai dans mon compas

Tenu la voûte immense ! O foule coutumière,

Après ? après ? dis-tu ; ne te souviens-tu pas ?
Dans les noires forêts, sur les monts de la Thrace,

Par les pleurs de ma lyre enchantant leur courroux,

J’ai fait bondir d’amour et courir sur ma trace

Le tigre et la panthère et les grands lions roux.
Et les gazons touffus étoilés de pervenches,

Les feuillages pendants, les profondeurs des bois,

Les antres, les rochers et les cascades blanches

Au tomber de la nuit s’enivraient de ma voix !
O foule ! j’ai bravé l’horreur des flots funèbres

Sur la fragile barque, et, divin ouvrier,

J’ai navigué vers l’ombre et les pâles ténèbres,

En tenant dans mes mains un rameau de laurier !
Dans les cercles de flamme où frémissent leurs ailes,

Les âmes gémissaient d’avoir perdu l’amour,

Et, saisi de pitié pour leurs douleurs mortelles,

J’ai pleuré de tristesse en remontant au jour !
Peuple, j’ai combattu la guerrière à l’œil louche,

Et pour briser les dents de celle qui te mord,

Couvert de la toison d’une bête farouche,

J’ai lutté sur le sable avec la froide Mort.
Et lorsque enfin meurtrie, haletante et lassée,

Elle a demandé grâce en secouant ses fers,

J’ai repris dans ses bras la douce fiancée

Qu’elle emportait déjà vers la nuit des enfers.
Pour rendre l’ennemie encor plus odieuse,

C’est moi qui, de la lyre épandant les sanglots,

Ai fait sortir charmante et blonde et radieuse,

L’immortelle Beauté de l’écume des flots.
C’est moi qui, pour complaire à la terre charmée,

Ai conquis tout un monde avec un fruit vermeil ;

Des femmes au sein nu composaient mon armée,

Et j’ai porté la vigne au pays du soleil.
O foule ! né chétif dans le troupeau des hommes,

Pour brouter la verdure et ramasser des glands,

Moi, qui ne vous semblais pas plus que nous ne sommes,

J’ai détaché les Dieux de leurs gibets sanglants !
Dans une eau de cristal j’ai lavé leurs blessures.

Ils marchent maintenant libres sous le ciel bleu,

Portant la pourpre et l’or sur leurs belles chaussures,

Et le front couronné par les rayons du feu !
Tel le poëte parle au passant toujours ivre,

Lorsque de son supplice on hâte les apprêts.

Il lui dit : Vois ce sein ouvert qui t’a fait vivre !

Mais le passant lui crie encore : Après ? — Après !
Écoute cependant, spectateur à l’œil vide !

Toi pour qui c’est trop peu, dans ton dédain jaloux,

De toucher sur ses pieds et sur son flanc livide

Le trou qu’a fait la lance et les traces des clous !
Lorsque le pélican ouvre sa chair vivante

Pour nourrir ses petits, et qu’ils mordent son flanc,

Avec une douceur dont l’homme s’épouvante

Il regarde leurs becs tout rouges de son sang.
Écoute ! il tombe, heureux de voir tous ceux qu’il aime

Bien vivants par sa mort et bien rassasiés ;

Mais que penserait-il à cette heure suprême

En fermant vers le ciel ses yeux extasiés ;
Quelle angoisse tordrait cette pure victime

Si, lorsqu’elle agonise et qu’elle expire enfin,

Tout gonflés et repus de son cœur magnanime,

Ses petits lui disaient : Nous avons encor faim !

Février 1849.

Théodore de Banville

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