Les Voyageurs
Couvertes de haillons, deux vierges magnifiques,
A la démarche svelte, au regard ingénu,
Vont par les carrefours et les places publiques,
Les cheveux dénoués et le sein demi-nu.
Toutes les deux font voir à la foule profonde
Le fier sourire fait pour les éternités.
La prunelle céleste et la crinière blonde
Et le port qui convient à des divinités.
Près d’elles, et parfois leur prêtant son épaule,
Les nommant tour à tour l’une et l’autre : ma sœur,
Passe, le front plus pur que les neiges du pôle,
Un grave adolescent en habit de chasseur.
Il les console ainsi : Courage, ô mes compagnes !
Bientôt dans les parfums nos pieds seront lavés.
Après tant de forêts, de champs et de campagnes,
Voici Paris sans doute, et nous sommes sauvés.
Ils s’arrêtent d’abord au festin plein de flammes
Où l’or, que rend vivant l’esprit des ciseleurs,
Reflète follement, pour enchanter nos âmes,
Le sang des noirs raisins et les lèvres des fleurs.
Là, la coupe est en feu sous les tresses fleuries,
Tout s’étale à souhait pour ravir les amants :
Le vin du Rhin y lutte avec les pierreries,
Et la blancheur du lys avec les diamants.
Les voyageurs divins sous la splendide voûte
S’avancent d’un air doux et cependant hautain
En faisant voir leurs pieds tout meurtris de la route,
Et disent : Donnez-nous une place au festin.
Puis ils vont au théâtre, au cher pays du rêve,
Où de deux bras de lys pour une heure enlacé,
Le sublime histrion, appuyé sur son glaive,
S’écrie : O Juliette ! avec un ton glacé.
Ils lui disent : Oh ! viens, toi qui connais les charmes
De la Douleur, pareille à l’orage des flots,
Que nous te racontions la cause de nos larmes,
Et pourquoi notre cœur est gonflé de sanglots !
Puis ils vont au dernier sanctuaire, où l’artiste,
Pareil à la Pythie interrogeant l’autel,
Se demande quelle est la tête noble et triste
Qui mérite le marbre et le bronze immortel.
Et tous les trois, calmés alors, parce qu’ils lisent
Sur les socles épars des noms mélodieux,
Parlent au statuaire indécis et lui disent :
Reconnais trois enfants sortis du sang des Dieux !
Mais tous ceux qu’ils avaient implorés leur répondent :
Enfants, évitez-moi des efforts superflus.
Nos villes cette année en orphelins abondent,
Redites-moi vos noms, car je ne les sais plus.
Déjà, pour assouvir leur appétit vorace,
On posait devant eux le vin et le doux miel,
Mais dès qu’ils ont montré les signes de leur race
En ajoutant ces mots : Nous arrivons du ciel,
Nous sommes la Beauté, l’Amour, la Poésie,
On s’écrie aussitôt : Portez ailleurs vos pas.
Enfants déguenillés, ô buveurs d’ambroisie,
Passez votre chemin, je ne vous connais pas !
Février 1856.