L’Île
C’est un riant Éden, un splendide Avalon,
Que le grand Nord féerique a voilé dans sa brume,
Et les chênes géants, l’ombre du frais vallon,
Y montrent pour ceinture une frange d’écume.
Les fiers camellias, les aloès pensifs,
Fleurissent en plein sol dans l’île fortunée
Que la rose parfume, et contre ses récifs
L’inconsolable mer se débat enchaînée.
La mer, écoutez-la rugir ! La vaste mer
Dresse, en pleurant, ses monts aux farouches descentes
Et soupire, et ses flots échevelés dans l’air
Hurlent comme un troupeau de femmes gémissantes.
Elle pense, elle songe, et quelque souvenir
L’agite. Avec ses cris, avec sa voix sauvage
Elle annonce quelqu’un de grand qui va venir.
Il vient ; regardez-le passer sur le rivage.
Regardez-le passer, grave, au bord de la mer,
C’est un sage, c’est un superbe esprit tranquille,
Hôte de l’ouragan sombre et du flot amer,
Divin comme Hésiode, auguste comme Eschyle.
Il marche, hôte rêveur, lisant dans le ciel bleu.
Son corps robuste est comme un chêne et son front penche,
Son habit est grossier, son regard est d’un Dieu,
Son œil profond contient un ciel, sa barbe est blanche.
Les ans, l’âpre douleur, ont neigé sur son front ;
Il n’a plus rien des biens que la jeunesse emporte ;
Il a subi l’erreur, l’injustice, l’affront,
La haine ; sa patrie est loin, sa fille est morte.
Tant de maux, tant de soins, tant de soucis jaloux
Ont-ils rendus son âme inquiète ou méchante ?
Petits oiseaux des bois, il est doux comme vous.
Comment s’est-il vengé des envieux ? Il chante.
Jadis il a connu le prestige imposant,
Les applaudisssements qu’on est joyeux d’entendre,
Les honneurs, le tumulte ; il se dit à présent :
Qu’était cette fumée, et qu’était cette cendre ?
Contre le mal, pareil aux flèches d’or du jour,
Indigné comme il fut dans la bouche d’Alcée,
Et d’autres fois divin, fait d’azur, plein d’amour,
Le vers éblouissant jaillit dans sa pensée.
À son côté, pareille aux beaux espoirs déçus,
La muse Charité, Grâce fière et touchante,
Au front brillant encor du baiser de Jésus,
Visible pour lui seul, porte une lyre. Il chante.
Et son Ode, si douce au fond des bosquets verts
Qu’elle enchante le lys et ravit la mésange,
Résonne formidable au bout de l’univers
Comme un clairon mordu par la bouche d’un Ange.
Alors, au haut des cieux plus riants et plus chauds,
L’avenir, pénétré, soulève enfin tes voiles,
Ô Rêve ! et le plafond ténébreux des cachots,
Déchiré tout à coup, laisse voir des étoiles.
L’esclave humilié, le pauvre, le maudit,
Sont relevés tandis qu’il accomplit sa tâche,
Et ce rouge assassin de l’ombre, ce bandit,
L’échafaud, démasqué, frissonne comme un lâche.
Esprit caché là-bas dans la brume du Nord,
Il répand sa clarté sur nous, tant que nous sommes.
Qui donc l’a fait si pur ? C’est le courroux du sort.
Et qui l’a fait si grand ? C’est l’injure des hommes.
Le sage errant n’a plus ici-bas de prison.
Le délaissé qui n’a plus rien n’a plus de chaînes.
Sa demeure infinie a pour mur l’horizon ;
Il parle avec la source et vit avec les chênes !
Si cette flamme d’astre éclate dans ses yeux,
Si ce vent inconnu fouette sa chevelure,
C’est parce qu’il entend le mot mystérieux
Que depuis cinq mille ans bégayait la nature !
Ô mère ! dont l’azur est le manteau serein,
Donne tous tes trésors, Nature, sainte fée,
À ce passant connu de l’aigle souverain
Qui connaît ton langage et tes noms, comme Orphée.
Et toi qui l’accueillis, sol libre et verdoyant,
Qui prodigues les fleurs sur tes coteaux fertiles
Et qui sembles sourire à l’Océan bruyant,
Sois bénie, île verte, entre toutes les îles.
Oui, sois bénie. Il a marché dans ton sillon,
Comme passaient ailleurs, laissant leur trace ardente
Et traînant l’un sa pourpre, et l’autre son haillon,
Le voyageur Homère et le voyageur Dante.
Février 1864.