Musique

Théodore de Banville
par Théodore de Banville
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Dans un coin de la ville ancienne disparue,

Depuis douze ans bientôt passés, j’habite, rue

De l’Éperon, au rez-de-chaussée, un très vieil

Hôtel, hanté par les oiseaux et le soleil.

Du côté du jardin, les ailes familières

Emplissent de frissons les feuillages des lierres;

Mais, hélas! on entend, dès que revient le jour,

De bien autres chanteurs du côté de la cour,

Où force malheureux, affligés d’un catarrhe,

Miaulent avec rage en pinçant la guitare,

Bande qui fait la joie et l’ornement des cours.

Là sont des béquillards, des aveugles, des sourds.

Blêmes comme Pierrot, verts comme des pistaches

Des gens à chapeaux mous, des masques à moustaches

Chantent des airs, hélas! — car tels sont leurs talents,

Qu’ils ne sauront jamais, quand ils vivraient mille ans.

Tel, pareil à ces morts échoués à la Morgue,

Tourne la manivelle indécente de l’orgue

Ou, triste comme un vieil acteur de l’Odéon,

Tourmente le soufflet du faible accordéon,

Et tel, car c’est encore une façon plus nette,

De sa bouche sans dents mord une clarinette.

Celui-là fait pleurer l’âme du violon

En jouant du Lecocq ou du Bach, c’est selon,

Et tous chantent! — Déesse adorable, ô Musique!

Ces types accomplis de la hideur physique

Chantent d’un coeur tranquille. Oh! comme ils chantent faux

Et de leurs pantalons soulignant les défauts

Toutes les fanges, par les balais reculées,

Baisent avec amour leurs bottes éculées.

Cependant, tels qu’ils sont, déguenillés, maudits,

Je les aime, ces noirs mendiants, ces bandits

Que l’âpre faim déchire et sur qui les cieux pleuvent,

Parce que sous la nue ils chantent comme ils peuvent,

Oiseaux boiteux qu’en vain sollicite l’azur,

Parce que je ne sais quel souvenir obscur

De la Lyre frémit dans leur voix étouffée

Et qu’ils sont, comme moi, de la race d’Orphée.

Ces gueux, plus enroués qu’une meute aux abois,

Ressemblent à des loups qui pleurent dans les bois

Et, parmi ces faiseurs de trilles et de gammes,

Du matin jusqu’au soir grouillent des tas de femmes.

Des fillettes à l’oeil déjà noyé d’amour

Sur un rhythme dansant font sonner leur tambour,

Et des vieilles sans nombre aux allures fossiles

Convulsent en chantant leurs faces imbéciles,

Gémissent avec des sanglots et des hoquets

Et portent leurs petits roulés en des paquets.

C’est la procession de tous les monstres. L’une

Montre sur son visage une pâleur de lune

Et, comme un lac, s’argente, et l’autre, au nez camard,

A sur sa joue en feu des rougeurs de homard.

Rien n’est plus effrayant à voir que les structures

Et les corps abolis de ces caricatures;

Et pourtant, quand leurs voix font leur bruit énervant

Comme les grincements de l’orage et du vent,

Avec leurs fronts hideux que les bises meurtrissent,

Dans leur misère ces chanteuses m’attendrissent

Et sans être offensé de leurs chants criminels,

Je les contemple avec des regards fraternels.

Une surtout, pareille à quelque étrange fée,

Pâle, jaune, recuite et d’un mouchoir coiffée.

Au fond de ses yeux bleus tout petits, dont le tour

Est bistré, se lamente un long passé d’amour,

Et sur sa bouche en coup de sabre, le génie

De la femme a gravé sa tranquille ironie.

Sans nul doute elle fut, parmi l’or et les fleurs,

Une Parisienne aux yeux ensorceleurs;

Car le reflet des vieux souvenirs la décore

Et le songeur ému voit trembloter encore

Le triomphe et l’orgueil en son regard terni.

Je la nomme souvent: la vieille Gavarni,

Car je crois la revoir parmi ces aquarelles

Que le maître peuplait d’âmes surnaturelles,

Et sur le châle où court un frisson d’air subtil,

Je vois distinctement les hachures dont il

Avivait sa peinture avec de l’encre rouge.

Et ce mince lambeau qui grelotte et qui bouge,

Où parfois le soleil jette un fuyant éclair,

Étoffe tristement décolorée, a l’air

Des drapeaux devenus haillons, que la Victoire

Avait jadis enflés dans la bataille noire,

Alors que les clairons sonnaient dans l’air fumant,

Et que les vieux soldats gardent pieusement.
Jeudi, 6 janvier 1887.

Théodore de Banville

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