Objection

La rousse Pulchérie ayant quitté la ville,

Errait folâtrement dans les bois de Chaville,

Très pimpante, avec un de ses plus chers amants.

Et tous deux ils marchaient près des ruisseaux dormants

Et foulant sous leurs pieds le brun velours des mousses,

Causaient, car il faut bien dire les choses douces

Que l’on sait, pour payer à l’amour son impôt.

Mais voici qu’une bête effroyable, un crapaud

Cheminait lentement vers le couple superbe.

Dans sa triste laideur il émergea de l’herbe

Et s’avançant par sauts absurdes et par bonds,

Il se trouva tout près de ces deux vagabonds.

Eux cependant parlaient, et disaient les bêtises

Que les Parisiens enseignent aux cytises,

Le Cantique du Lieu Commun, l’Intermezzo

Ridicule, qui fait fuir le petit oiseau

Et dont les bourgeois, plus entêtés que des mules,

Dans les romans du jour apprennent les formules.

Surtout l’amant vainqueur, en vrai jeune premier,

Trouvait du premier coup la perle en ce fumier,

Et comme un coq, tout fier de sa riche peinture,

Récitait les petits journaux à la nature.

Car, ô don Juan! tu n’es souvent que le nommé

Jocrisse, dans l’orgueil du satin parfumé,

Et c’est pour obtenir ce nom que tu postules.

Donc le crapaud visqueux, mou, couvert de pustules,

S’avançait comme un être ignoble et châtié.

La dame, en le voyant, fut prise de pitié.

Oh! dit-elle, vois donc l’étrangeté des choses!

Le Sort injuste a fait les serpents et les roses.

Ce crapaud flasque semble ici-bas en exil;

Ébauche informe, il est affreux, sinistre, vil;

C’est en sautant, comme un baladin, qu’il chemine;

Pour toute nourriture il mange la vermine;

On sent qu’il a commis je ne sais quels forfaits

Dont il garde l’horreur dans ses yeux stupéfaits.

Il est le monstre impie, à la grâce rebelle,

Vois donc! et moi, mon cher trésor, je suis si belle!

Et Pulchérie alors montrait ses cheveux roux

Que le fauve soleil baise, non sans courroux,

Sa bouche en fleur, toujours convulsée et tordue

Par quelque haine au fond de l’âme répandue,

Son cou mordu par les baisers, ses yeux pervers

Où roule un sable d’or frissonnant, ses yeux verts,

Son visage de Nymphe heureuse, où tous les vices

Ont traîné leur caresse et laissé leurs sévices.

Elle disait: Je suis si belle, cher amant!

Elle parlait ainsi voluptueusement

Et s’enivrait du son de sa voix imbécile,

Comme, dans la campagne, un pâtre de Sicile

Se réjouit du miel suave de l’Hybla.

Mais alors le crapaud mystérieux sembla

Dire, en levant les yeux vers sa fine chaussure

Et vers ses bas pourprés: Si belle! En es-tu sûre?
Jeudi, 17 mars 1887.

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Théodore de Banville Apprenti Poète

Par Théodore de Banville

Etienne Jean Baptiste Claude Théodore Faullain de Banville, né le 14 mars 1823 à Moulins (Allier) et mort le 13 mars 1891 à Paris, est un poète, dramaturge et critique français. Célèbre pour les « Odes funambulesques » et « les Exilés », il est surnommé « le poète du bonheur ».

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