Phyllis

Phyllida amo ante alias

Virgile, Églogue III

Personnages :
Daphnis

Damète

Palæmon

Daphnis.
Tandis que mollement étendu sous les chênes

Tu t’endors aux doux bruits des cascades prochaines,

Dis, as-tu vu s’enfuir ma rieuse Phyllis,

Souple comme le lierre et blanche comme un lys ?
Damète.
Je ne sais. Il se peut que sa tunique ouverte

Ait sous ses pas légers effleuré l’herbe verte,

Mais je ne l’ai pas vue, et je n’écoute pas

Le chant d’une bergère ou le bruit de ses pas.
Daphnis.
Quel rêve ambitieux te poursuit, ô Damète !

Et verse des poisons dans ton âme inquiète ?

Pourquoi ne plus unir nos deux pipeaux, formés

De sept roseaux divers sous la cire enfermés ?
Damète.
Parce que l’aigle altier ne rase pas la terre,

Que dans le nectar seul un dieu se désaltère,

Et que, comme Phyllis et la nymphe des bois,

Je puis chanter les Dieux sur la lyre à dix voix.
Daphnis.
Cet orgueil ne convient qu’aux poètes des villes.

Pan ne dédaigne pas les Muses les plus viles,

Et, berger comme nous, aime de simples chants.
Damète.
Que m’importent les vers qu’il faut aux dieux des champs ?

Il en est de plus hauts dont la troupe choisie

Sur l’Olympe neigeux s’enivre d’ambroisie.
Daphnis.
Pâris, l’enfant royal dont la voix décida

Entre les trois splendeurs au sommet de l’Ida,

Chantait près du troupeau qui lui donnait sa laine.
Damète.
Ambitieux déjà de la couche d’Hélène,

Et dans ses chastes nuits s’abîmant à songer,

Son cœur de roi battait sous l’habit du berger !
Daphnis.
Quelle reine, ô Pâris ! va devenir ta proie,

Et faire de nos champs une nouvelle Troie !
Damète.
Quelle nymphe, aveuglée en son amour fatal,

Ouvrira sous tes pas son palais de cristal ?
Daphnis.
J’ai du moins le secret de leur chant doux et tendre.
Damète.
Va, rustique pasteur, tu ne peux me comprendre.

Écoute. Un jour, poussé par cette voix des Dieux

Qui conduisit jadis nos héros glorieux,

J’ai quitté nos troupeaux, nos prés, nos champs fertiles,

Pour ce souffle brûlant qui consume les villes.

J’ai vu Rome aux sept monts, la ville des Césars,

Avec ses palais d’or, avec ses bruits de chars,

Ses temples, ses tombeaux, son fleuve, ses arènes,

Et ses reines d’amour plus belles que les reines ;

Et la grande cité d’esclaves et de rois

Avec ses chants divins a fécondé ma voix !
Daphnis.
Malgré cette fierté dont ton âme est si vaine

Et le sang orgueilleux qui coule dans ta veine,

J’ose te provoquer à la lutte des vers

Au bruit de ce torrent et sous ces arbres verts.

Invoque, si tu veux, les neuf Sœurs du Permesse,

Consacre-leur tes chants et crois à leur promesse ;

Pour moi, j’appellerai la Nymphe au bras nerveux,

Qui près du fleuve aimé tresse ses longs cheveux,

La Naïade qui dort dans son lit de porphyre,

Et celle qui palpite au baiser de Zéphyre !
Damète.
Offres-tu quelque gage ou quelque riche don ?
Daphnis.
Cette coupe de hêtre où l’art d’Alcimédon

Sut courber sur les bords, par un savoir insigne,

Le lierre pâlissant et l’amoureuse vigne.
Damète.
Et moi, cette houlette où son art souverain

Autour des nœuds égaux a fait courir l’airain.
Daphnis.
Je vois venir ici Palæmon le vieux pâtre,

Que le dieu Pan lui-même et la nymphe folâtre

Instruisirent jadis à leur métier divin,

Palæmon le bon juge et le sage devin.
Damète.
Viens. Décide entre nous. Il s’agit d’un prix digne

Des Amours de Sicile et du dieu de la vigne.

De tous ceux qu’a chéris l’harmonieux démon,

Tu restes le meilleur, ô sage Palæmon !
Palæmon.
Tandis que mollement reposés sur cette herbe,

Le chêne étend sur nous son ombrage superbe,

Disputez les présents que vous vous destinez,

Car la Muse se plaît à ces chants alternés.

Vos dociles troupeaux, que le mien accompagne,

Déchirent au hasard, dans la verte campagne,

Les cytises fleuris et les saules amers ;

Un parfum de printemps enveloppe les airs ;

Pour écouter vos chants, les Naïades craintives

Montrent leurs blonds cheveux sur le sable des rives,

La Nymphe écarte au loin les branches des ormeaux,

Et la jeune Dryade agite ses rameaux.
Damète.
Commençons par chanter les neuf Sœurs dont la lyre

Assoupit l’Olmius dans un vague délire,

Et Vénus Astarté, mère de tout amour !
Daphnis.
Phœbus le dieu pasteur, Phœbus le dieu du jour

Par son regard doré m’inspire une hymne sainte,

Et je tresse pour lui la palme et l’hyacinthe.
Damète.
Cypris, fille des flots, ton culte me lia

À ta plus belle enfant, la jeune Délia,

Dont le palais splendide est fait d’or et de marbres.
Daphnis.
J’ai souvent poursuivi, le soir, sous les grands arbres,

Phyllis, rieuse enfant, Phyllis aux blonds cheveux,

Qui souriait à tous et riait de mes vœux.
Damète.
Dieu qui peux du Pactole enrichir l’Hippocrène,

Donne-moi des trésors pour acheter ma reine !

Le jour à tes autels me verra le premier.
Daphnis.
J’ai découvert au bois le nid d’un blanc ramier

Que je garde à Phyllis, dont les pieds sont des ailes

Et dont le sein est blanc comme les tourterelles !
Damète.
Heureux qui, s’enivrant de nectar, peut sentir

Battre des seins aimés sous la pourpre de Tyr !
Daphnis.
Heureux qui, rappelant le poète champêtre,

Ne verse qu’un lait pur dans sa coupe de hêtre !
Damète.
Quand je vis Délia pour la première fois,

Elle avait sur le Tibre un cortège de rois,

On délaissait pour elle Aglaé de Phalère,

Et ses rameurs portaient la pourpre consulaire !
Daphnis.
Quand j’aperçus Phyllis, elle cueillait ces fleurs

Que la Nuit, en fuyant, arrose de ses pleurs ;

C’était près du ruisseau, sous l’ombrage des saules.

Ses cheveux déroulés inondaient ses épaules.
Damète.
Écho suivait de loin les lyres à dix voix.
Daphnis.
La brise et les oiseaux se parlaient dans les bois.
Damète.
Hélas ! comment trouver le bonheur que j’espère ?

J’ai vendu l’héritage et le champ de mon père,

J’ai possédé trois jours la jeune Délia,

Qui trois jours m’endormit près d’elle, et m’oublia.
Daphnis.
Phyllis sera bientôt mon épouse chérie,

Reine dans ma chaumière, et nymphe en ma prairie,

De son sourire d’or éclairant mon verger,

Et redira tout bas les chants de son berger.
Damète.
Et moi, je pense encore à l’esclave romaine

Qui m’a bercé trois jours dans sa couche inhumaine.
Daphnis.
Phyllis se sent émue à mes tendres accords

Et des frissons divins enveloppent son corps.
Damète.
Mais Délia, qui montre un ciel dans ses prunelles,

Est comme les Vénus aux blancheurs éternelles.
Daphnis.
Gazons touffus ! ruisseaux murmurants ! Bois épais !

Il vivra doucement dans la tranquille paix,

Celui qui, loin du faste et des riches portiques,

Ne parle de bonheur qu’à ses Dieux domestiques.
Damète.
Heureux l’audacieux qui dans un songe vain,

Comme Ixion, caresse un fantôme divin !
Palæmon.
Fermez l’arène, enfants. Sur l’azur de ses voiles

Jetant de chastes lys et des milliers d’étoiles,

Voici la douce Nuit qui vient, et sans effort

Sous le baiser du soir la Nature s’endort.

La Nature pâmée est plus jeune et plus belle

Que la Vénus de marbre et la nymphe d’Apelle :

À toi donc, ô Daphnis ! la victoire et le prix

Du combat que tous deux vous avez entrepris.

Car si belle que soit une Anadyomène

Sortie en marbre blanc des mains de Cléomène,

Mieux vaut la chaste enfant dont l’œil sourit au jour,

Dont le sein est de chair, et palpite d’amour !
Juillet 1842.

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Théodore de Banville Apprenti Poète

Par Théodore de Banville

Etienne Jean Baptiste Claude Théodore Faullain de Banville, né le 14 mars 1823 à Moulins (Allier) et mort le 13 mars 1891 à Paris, est un poète, dramaturge et critique français. Célèbre pour les « Odes funambulesques » et « les Exilés », il est surnommé « le poète du bonheur ».

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