Réalisme

Théodore de Banville
par Théodore de Banville
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Grâces, ô vous que suit des yeux dans la nuit brune

Le pâtre qui vous voit, par les rayons de lune,

Bondir sur le tapis folâtre des gazons,

Dans votre vêtement de toutes les saisons !

Et toi qui fais pâmer les fleurs quand tu respires,

Fleur de neige, ô Cypris ! toi, mère des sourires,

Dont le costume ancien, même après fructidor,

Se compose de lys avec des frisons d’or !

Et toi, rouge Apollon, dieu ! lumière ! épouvante !

Toi que Délos révère et que Ténédos vante,

Toi qui, dans ta fureur, lances au loin des traits

Et qu’à présent on force à faire des portraits,

Partisan des linons et des minces barèges,

Patron des fabricants d’ombrelles, qui protèges

Chryse, et qui ceins de feux la divine Cilla,

Regardez ce que font ces imbéciles-là !
Regardez ces farceurs en costume sylvestre !

Ils agitent leurs bras comme des chefs d’orchestre ;

Ils se sont tous grisés de bière chez Andler,

Et les voici qui vont graves, les yeux en l’air,

Rouges pourpres, dirait Mathieu, quant au visage,

Et curieux de voir un bout de paysage.

Ils plantent en cerceaux des manches à balais,

Et se disent : « Voilà des arbres, touchez-les ! »

Sur le bord d’un trottoir ils vident leur cuvette

En s’écriant : « La mer ! je vois une corvette ! »

Un singe passe au dos d’un petit Savoyard,

Ils murmurent : « Amis, saluons ce boyard ! »
Embusqués en troupeaux à l’angle de trois rues,

Sur les fronts des passants ils collent des verrues,

Puis, abordant leur homme avec un air poli :

« Monsieur, demandent-ils, ce nez est-il joli ?

Vous aimez les nez grecs, c’est là ce qui vous trompe !

Oh ! laissez-moi vous coudre à la place une trompe ! »

Celui-ci rencontrant Marinette ou Marton,

Lui met sur le visage un masque de carton ;

Celui-là vous arrête et vous souffle la panse,

Et répète : « Le beau n’est pas ce que l’on pense ! »

Bientôt, grâce à leurs soins d’artistes, autour d’eux

La foule a pris l’aspect d’un cauchemar hideux :

Ce ne sont qu’oriflans, caprimulges, squelettes,

Stryges entrechoquant leurs gueules violettes,

Mandragores, dragons, origes, loups-garous,

Tarasques ; c’est alors que le plus fort d’eux tous

Hurle, en s’échevelant comme un Ange rebelle :

« Par Ornans et le Doubs ! que la nature est belle ! »
Extasiés alors des sourcils à l’orteil,

Effarés, éblouis, prenant pour le soleil

La chandelle à deux sous que Margot leur allume,

Ils cherchent l’ébauchoir, les brosses ou la plume,

Et, comme Bilboquet pour le maire de Meaux,

Au lieu d’êtres humains, ils font des animaux

Encore non classés par les naturalistes :

Excusez-les, Seigneur, ce sont des réalistes !
Mais, puisqu’au lieu de lire un livre de crétin,

J’aime à sentir au bois les muguets et le thym ;

Puisque la foi nouvelle a des argyraspides

Qui heurtent leur fer-blanc ; puisque les moins stupides

De ce temps sont encor ceux qui tressent des lys,

Ô Sminthée aux cheveux de flamme, et toi, Cypris !

Puisque je ne suis pas, moi charmé dans vos fêtes,

De l’avis de Gozlan, sur ce que les poëtes

Durent un demi-siècle à peine ; puisque j’ai

Pour maîtres de bon sens Phyllis et Lalagé ;

Puisque j’aime bien mieux faire voler des bulles

De savon, que d’écrire une oeuvre aux Funambules,

Et puisque, même en grec, sans le père Brumoy,

Les Grecs valaient monsieur Chose, permettez-moi,

Au lieu de voir courir tous ces porteurs de chaînes,

De me coucher pensif sous l’ombrage des chênes !
Permettez-moi d’y vivre inutile, étendu

Sur l’herbe, m’enivrant d’un frisson entendu

Et d’admirer aussi la rose coccinelle,

Et d’aider seulement de ma voix fraternelle,

Cependant que rugit cette meute aux abois,

Le champignon sauvage à pousser dans les bois !
Janvier 1857.

Théodore de Banville

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