Tristesse

Théodore de Banville
par Théodore de Banville
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Au temps où vont naître les roses,

Puisqu’il est des heures moroses

Même pour les fils d’Apollon,

Pleure, pleure, mon violon.
Jadis, turbulent comme un faune,

Je regardais le soleil jaune

Avec des yeux de jeune aiglon.

Pleure, pleure, mon violon.
A présent, très ancien poëte,

Je n’ai plus du tout sur la tête

Ma chevelure d’Absalon.

Pleure, pleure, mon violon.
Écartant la verte liane,

Je ne poursuis plus Viviane

Dans les bocages d’Avalon.

Pleure, pleure, mon violon.
Dans le vaste azur, que de voiles!

Et comme c’est haut, les étoiles!

On n’y peut monter en ballon.

Pleure, pleure, mon violon.
On fabrique, en cet âge insigne,

Du vin sans le fruit de la vigne,

Et la rose est pour le frelon.

Pleure, pleure, mon violon.
La Muse, pauvresse éternelle,

Marche nue, et Polichinelle

A sur le dos trop de galon.

Pleure, pleure, mon violon.
Délaissant Pierrot, Colombine

S’en va dévider sa bobine

Avec le seigneur Pantalon.

Pleure, pleure, mon violon.
Quant à des figures de femmes

Peintes en de cruelles gammes,

Nous pourrons en voir au Salon.

Pleure, pleure, mon violon.
Faut-il que la jeune Eurydice,

Pareille au lys blanc, resplendisse?

Le serpent lui mord le talon.

Pleure, pleure, mon violon.
Le Maître, en vain, par sa tendresse

Dompte la fureur vengeresse

De la mer et de l’aquilon. –

Pleure, pleure, mon violon.
Tandis que parle sa voix douce,

Un Judas à la barbe rousse

Lui donne son baiser félon.

Pleure, pleure, mon violon.
Tel qui cherchait dans la mêlée

Roland, crinière échevelée,

S’arrête, en voyant Ganelon.

Pleure, pleure, mon violon.
Mais qu’importe! une échelle grimpe

Jusqu’au mystérieux Olympe:

J’en vois le premier échelon. –

Pleure, pleure, mon violon.
Et je veux encor, sous la nue

A qui j’offre ma tête nue,

Errer dans le sacré vallon.

Pleure, pleure, mon violon.

16 avril 1889.

Théodore de Banville

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